Par Gilles Merminod
Si l’usage narratologique a consacré les expressions « récit à la première personne » et « récit à la troisième personne », la notion de récit à la sixième personne ne se rencontre guère dans les ouvrages théoriques. Il existe bien, en langue anglaise, quelques travaux qui emploient l’expression « they-narratives » pour décrire certains récits d’expérience collective (Richardson 2015 ; Fludernik 2017 ; Alber 2018). Il reste néanmoins que la sixième personne se présente comme le parent pauvre de la narratologie, loin derrière les deuxième et même quatrième personnes. Pourquoi ? Serait-ce parce que la sixième personne n’est qu’une variation en nombre de la troisième et qu’au contraire des récits à la deuxième ou à la cinquième personnes, elle paraît, somme toute, assez naturelle ? Peut-être, mais ce serait négliger les enjeux qu’il y a à dépeindre avec constance ce que c’est que d’agir et de penser collectivement.
La quasi-absence du traitement de la sixième personne en narratologie s’explique plus probablement par le fait que les récits de fiction mobilisant ce dispositif sont rares, même s’il est évident que, dans nombre de romans, il existe des représentations locales de collectivités d’action et de pensée (par exemple : des scènes de jeux amoureux, des scènes de foules, etc.), ceci quel que soit le régime principal de la narration (JE, TU, IL, ELLE, etc.). Parmi les récits dans lesquels l’emploi de la sixième personne est le régime narratif principal, on ne relève généralement comme ouvrages d’importance rédigés en français que Les Choses (Georges Perec, 1965) et Les Guérillères (Monique Wittig, 1969). Le récit à la sixième personne se rencontre en revanche fréquemment dans les pratiques narratives non fictionnelles, dès lors qu’il s’agit de rendre compte d’évènements ou d’expériences concernant une collectivité (Fludernik 2017). Cet usage est présent dans les récits historiques comme dans les récits d’information médiatique. C’est également le cas dans la conversation ordinaire, quand les participants font état d’évènements dont ils ont été témoins sans être directement affectés ou dont ils ont eu connaissance par ouï-dire.
La désignation d’entités collectives dans la prose romanesque
Prise littéralement, l’expression « récit à la sixième personne » peut paraître trompeuse, puisqu’elle sert à qualifier des textes dans lesquels la désignation des protagonistes collectifs s’opère en général au moyen d’un ensemble varié d’expressions (Margolin 2000 : 593) : paires et listes de noms propres (Jérôme et Sylvie ; Sabine, Danièle, Galswinthe, Edna, Josèphe), groupes nominaux pluriels (les guérillières) ou à pluralité interne (le jeune couple), pronoms indéfinis au pluriel (certaines) et pronoms de sixième rang (ils, elles, se, les, leur, eux, elles). Les pronoms personnels, en raison de leur fonctionnement référentiel et de leurs fonctions textuelles, sont néanmoins les unités de désignation des protagonistes les plus fréquemment observées dans les récits dits « à la sixième personne ».
Ramenés à une flexion en nombre des pronoms de troisième personne, les pronoms de sixième rang entrent dans la catégorie benvenistienne de la non-personne (Benveniste 1966), ce qui signifie que les entités qu’ils désignent sont généralement présentées comme n’étant pas protagonistes de la situation d’interlocution. Au contraire de NOUS (inclusif ou exclusif) et VOUS (pluriel ou politesse), et interprétations déictiques ou génériques mises à part, les pronoms de sixième rang n’ont qu’un seul fonctionnement référentiel : ILS et ELLES permettent de référer à une entité collective grâce aux informations fournies préalablement ou subséquemment par le texte (anaphore et cataphore).
La collectivité désignée est alors d’extension variable. Il peut arriver, comme dans les Guérillères, que la référence du pronom reste opaque, les contours du collectif ainsi désigné correspondant à un ensemble flou. Dans d’autres cas, le collectif est plus précisément circonscrit, à l’instar des Choses où ILS sert principalement à référer, d’une part, à un couple, Jérôme et Sylvie et, d’autre part, au groupe auquel ceux-ci appartiennent. C’est la progression du texte qui permet de saisir les contours du collectif désigné par la sixième personne. Dans Les Choses, l’extension du pronom est tout d’abord sous-déterminée. Les protagonistes principaux du roman apparaissent pour la première fois à la fin du premier chapitre, après une longue description d’un appartement et de son mobilier.
Ils décachetteraient leur courrier, ils ouvriraient les journaux. Ils allumeraient une première cigarette. Ils sortiraient. Leur travail ne les retiendrait que quelques heures, le matin. Ils se retrouveraient pour déjeuner, d’un sandwich ou d’une grillade, selon leur humeur ; ils prendraient un café à une terrasse, puis rentreraient chez eux, à pied tranquillement.
(Les Choses, chap. 1, par. 8, p. 18)
Les actions représentées dans cet extrait – associées à la description préalable d’un appartement – font comprendre que l’entité collective désignée par ILS correspond à un groupe de personnes qui vivent ensemble, le plus probablement un couple. Leur identité n’est toutefois pas précisée, et il est difficile de savoir s’il s’agit d’un couple en particulier, de plusieurs couples ayant le même quotidien ou encore d’une abstraction de couple prototypique. L’opacité référentielle ne disparaît qu’à partir du deuxième chapitre, lorsqu’au pronom ILS succède l’expression « ce jeune couple » :
Ils auraient aimé être riches. Ils croyaient qu’ils auraient su l’être. Ils auraient su s’habiller, regarder, sourire comme des gens riches. Ils auraient eu le tact, la discrétion nécessaires. Ils auraient oublié leur richesse, auraient su ne pas l’étaler. Ils ne s’en seraient pas glorifiés. Ils l’auraient respirée. Leurs plaisirs auraient été intenses. Ils auraient aimé marcher, flâner, choisir, apprécier. Ils auraient aimé vivre. Leur vie aurait été un art de vivre.
Ces choses-là ne sont pas faciles, au contraire. Pour ce jeune couple, qui n’était pas riche, mais qui désirait l’être, simplement parce qu’il n’était pas pauvre, il n’existait pas de situation plus inconfortable. Ils n’avaient que ce qu’ils méritaient d’avoir. Ils étaient renvoyés, alors que déjà ils rêvaient d’espace, de lumière, de silence, à la réalité, même pas sinistre, mais simplement rétrécie – et c’était peut-être pire – de leur logement exigu, de leurs repas quotidiens, de leurs vacances chétives. C’était ce qui correspondait à leur situation économique, à leur position sociale. C’était leur réalité , et il n’en n’existait pas d’autre.
(Les Choses, chap. 2, par. 1-2, p. 21-22)
L’expression « ce jeune couple » – qui unit un nom collectif (couple) à une détermination démonstrative à fonction spécifiante (ce) – vient résoudre la relative indétermination référentielle des protagonistes du roman. Cette expression est reprise une fois par un pronom de troisième personne (« parce qu’il n’était pas pauvre »), au sein de la même phrase. Puis, la désignation des personnages est ensuite à nouveau principalement assurée par ILS. C’est dans ce même chapitre que les prénoms des protagonistes sont introduits, par la bande (« qu’une petite écritoire […] séparait en deux plans de travail, pour Sylvie à gauche, pour Jérôme à droite », Les Choses, chap. 2, par. 7, p. 24) ; mais ce n’est qu’au troisième chapitre que les protagonistes sont véritablement présentés par leur prénom respectif (« Jérôme avait vingt-quatre ans. Sylvie en avait vingt-deux. Ils étaient tous deux psychosociologues », Les Choses, chap. 3, par. 1, p. 31).
Dans Les Choses, l’emploi du pronom ILS n’est pas réservée à la désignation du seul couple. Dans certaines portions du roman, comme précédemment évoqué, il vient également désigner l’ensemble que forment le couple et son groupe d’amis (« Avec leurs amis, la vie, souvent, était un tourbillon. Ils étaient toute une bande, une fine équipe. Ils se connaissaient bien ; ils avaient, déteignant les uns sur les autres, des habitudes communes, des goûts, des souvenirs communs », Les Choses, chap. 4, par. 1-2, p. 41).
La représentation de communautés de pensée ou d’action
Les récits de fiction ont, pour la plupart, privilégié la mise en scène d’individualités plutôt que d’entités collectives, qu’il s’agisse d’insister sur la singularité de la trajectoire d’un personnage ou d’inscrire celui-ci dans une communauté de destin liée à une appartenance générationnelle, sociale, de genre, etc. (Fludernik 2017). Les récits à la sixième personne ont la particularité de ne pas faire de l’individu la mesure de l’expérience, de la pensée et de l’action mais bien plutôt de le remplacer par une collectivité.
Se constituant et se dissolvant au fil du texte, cette entité collective peut être de taille variée (Palmer 2010) : simple binôme, foule indifférenciée ou même classe sociale. L’emploi de la sixième personne « met en évidence les enjeux d’appartenance : la question de qui appartient à quel groupe » et « souligne les connexions et les relations entre les personnages » (Alber 2018 : 134, ma traduction). Il s’agit alors de comprendre quel est le point d’ancrage commun aux individus qui forment l’entité collective. Ce point d’ancrage peut être une identité sociale, la participation conjointe à une action, le fait d’être affecté par le même évènement ou encore le partage de mêmes pensées (sentiments, aspirations, etc.).
Les collectivités désignées par la sixième personne sont représentées comme (ré)agisant ou pensant ensemble (Fludernik 2014, 2017). Dans Les Choses, par exemple, le récit donne à voir, avec constance, une série d’actions et de pensées partagées : d’une part, et principalement, celles qui sont partagées par le couple que forment Jérôme et Sylvie ; d’autre part, plus ponctuellement mais suffisamment régulièrement pour qu’il faille le noter, celles qui sont partagées au sein du groupe d’amis auquel appartient le couple.
Au cours d’un même texte, collectivités de pensée et d’action peuvent présenter des variations (disjonction, conjonction, changement de taille ou de nature, etc.). Dans la nouvelle Au fond d’un lit-cage d’Alice Rivaz (1982), la collectivité représentée est une fratrie, et leur point d’ancrage commun est le rapport à leur mère mourante. Si tout au long du récit est mise en scène une collectivité de pensée, il y a en certains points des phénomènes d’individuation de l’action.
Les trois hommes penchent alors sur le lit de la grabataire leur visage tout aussi grippé et anxieux. Où as-tu mal? demande l’un d’eux. Ah! comme ils souffrent! Pour elle. Pour eux. Comme ils voudraient fuir au loin, tels des lapins sous le couteau du cuisinier. Mais leur devoir et les convenance exigent qu’ils assistent sans broncher à ce qu’ils redoutent tant, pauvres soldats couards au creux d’une tranchée où agonise leur plus cher aîné.
(Au fond d’un lit-cage, par. 5, p. 199)
Fait remarquable dans cette nouvelle, si certaines actions sont bien assignées à un seul individu, celui-ci n’est jamais clairement identifié au sein de l’entité collective : ce pourrait être toujours le même frère ou à chaque fois un autre. C’est ce type de phénomène qui peut faire penser que les récits à la sixième personne sont des sites privilégiés de « dépersonnalisation radicale des personnages » (Alber 2018: 134, ma traduction). L’ancrage collectif conduit en quelque sorte à figurer une expérience exemplaire ou tout du moins généralisable.
La collectivité de pensée représentée dans la nouvelle de Rivaz illustre par ailleurs certaines limites du récit à la sixième personne : interprète-t-on les émotions et sentiments évoqués (souffrir, vouloir, devoir, redouter) comme représentation de la vie intérieure des personnages ou les comprend-on plutôt comme commentaire émis par l’instance narrative ? Une telle hésitation pointe les difficultés qu’il peut y avoir à représenter de manière vraisemblable et constante à travers un récit plusieurs protagonistes partageant les mêmes pensées, cheminements de réflexion ou fragments de discours intérieur. Ces difficultés pourraient en partie expliquer la quasi-absence de récits à la sixième personne dans la prose romanesque, la représentation de la vie intérieure étant souvent considérée comme étant le propre de la fiction (Cohn 1999).
Question de la représentation de la vie intérieure mise à part, les récits à la sixième personne ne posent pas plus de problèmes de vraisemblance que les récits à la troisième personne (Alber 2018 : 135). Néanmoins, selon certains narratologues, leur réalisation sur de longs empans de texte produit à la lecture un sentiment d’étrangeté qui pourrait expliquer leur tendance à se transformer en récits à la troisième personne impliquant de multiples personnages : « la narration à la sixième personne manque rarement de réalisme, même si au fur et à mesure qu’elle se poursuit, il semble de plus en plus étrange que l’instance narrative ne réfère pas aux personnages individuellement ; dans le cas de [The Things de] D. H. Lawrence [(1928)], le passage d’un emploi constant de la sixième personne à une référence, plus classique, à ‘Erasmus’ et à ‘Valerie’, signale une fissure grandissante dans la relation du couple » (Richardson 2015: 200).
L’emploi de la sixième personne est par ailleurs souvent interprété comme le signe d’une distance, voire d’une désolidarisation, entre la collectivité représentée et l’instance narrative (Fludernik 2017 ; Alber 2018). C’est cet emploi, associé à d’autres traits textuels qui a conduit à rapprocher le récit des Choses du genre de l’écrit ethnographique (Alber 2018 ; Becker 2001). Plus généralement, il semble que « l’usage prolongé de la sixième personne instaure une mentalité ‘nous’ contre ‘eux’ dans le récit : un groupe de personnes (généralement l’instance narrative qui recherche la complicité de son lectorat) est jugé différent (et souvent supérieur) que le groupe désigné par la sixième personne » (Alber 2018 : 134). Ce constat ne se vérifie néanmoins pas toujours, à l’exemple des Guérillères, même s’il est difficile de se défaire du sentiment d’étrangeté produit par l’emploi du pronom dans ce roman.
Les imaginaires stylistiques de la sixième personne
Le récit à la sixième personne, du fait de sa rareté dans le domaine romanesque, peut faire l’objet d’un investissement auctorial important (Richardson 2015: 211). Cet investissement peut être motivé par des enjeux poétiques, esthétiques ou même politiques. Monique Wittig fait l’observation suivante à propos de son emploi de la sixième personne (ELLES) dans Les Guérillères :
L’élément constitutif est un pronom, le pronom personnel pluriel de la troisième personne, elles. Il est utilisé ici comme un personnage. D’ordinaire un personnage de roman représente une entité singulière. Mais ici d’emblée une entité collective s’est développée dans le chantier littéraire et a pris toute la place du récit.
(Wittig 1994 : 117-118)
Ainsi que l’affirme l’autrice, le pronom ELLES prend une place centrale dans son récit : bien au-delà de sa fonction endophorique, il en devient le véritable protagoniste. De cette façon, ELLES est conçu comme un désignateur quasi-rigide, à l’instar de ce qui a pu être observé pour les récits à la deuxième personne (Seixas Oliveira 2021). Chez Wittig, cet usage du pronom vient alimenter le processus créateur en lui donnant une direction.
A partir de ce moment-là, j’écris très vite ce que je sais déjà être la dernière partie du texte. C’est la dernière partie parce qu’il y intervient un élément jusque-là absent, également un pronom comme entité collective, un pronom qui ne peut pas être présent dès l’entrée du livre, puisque justement je joue sur son absence pour donner au elles sa dimension héroïque, et en tant que telle sa dimension universelle. Cette dernière partie concerne la guerre ou plutôt la guérilla entre elles et ils. Et je dois l’écrire en premier parce que c’est la partie la plus violente du texte. Elle me permet de prendre la mesure du pronom elles en tant que personnage collectif. Je cherche à lui donner textuellement une force telle qu’il puisse faire basculer le pronom ils en tant que général, à connotation masculine et lui dérober son universalité, au moins dans l’espace de ce texte.
(Wittig 1994 : 119)
L’autrice insiste sur la dimension collective que la sixième personne donne au récit, s’agissant de rendre compte de l’expérience des héroïnes (ELLES) ou de ceux contre qui elles se battent dans la dernière partie du roman (ILS). Il y a en outre dans le geste de l’autrice, tel qu’elle-même le décrit, l’intention d’interroger la double instruction donnée par le pronom ILS, qui, en français, peut désigner à la fois un groupe d’individus uniquement masculins ou un groupe humain sans détermination spécifique de genre.
Mon but a été de faire que le elles arrive comme un choc pour le lecteur, comme une surprise puisqu’elles tient tout le récit il doit s’en suivre une sorte de désorientation. Le lecteur entre dans un livre et se trouve confronté avec un elles qui n’est pas familier, pas ordinaire et qui est nouveau et héroïque. En tout cas c’est ce qui m’a guidée et l’espoir que ce elles pourrait situer le lecteur dans un espace au-delà des catégories de sexe pour la durée du livre. (C’est peut-être ici que réside l’utopie.)
(Wittig 1994: 121)
Ainsi, dans le discours de Wittig, l’usage de la sixième personne mêle à la fois enjeux poétiques (représenter un monde en proie à un conflit entre deux groupes tout d’abord différenciés par leur genre), esthétiques (s’affranchir des codes habituels de la prose romanesque) et sociopolitiques (donner la possibilité au lectorat, pour un moment au moins, de se libérer des contraintes liées aux catégories de genre).
Il est intéressant de remarquer que les effets visés par l’autrice se réduisent dès lors que le récit est traduit, comme l’illustre la simple comparaison des premières lignes du roman en français et en anglais :
Quand il pleut, elles se tiennent dans le kiosque. On entend frapper les tuiles et ruisseler sur les pentes du toit. Des franges de pluie entourent le pavillon du jardin, l’eau qui descend aux angles a un débit plus fort, il y a comme des sources qui creusent les cailloux à l’endroit où elles touchent le sol. À la longue quelqu’une dit que c’est comme un bruit de miction, qu’elle ne peut pas y tenir, en se mettant accroupie. Certaines alors font cercle autour d’elle pour regarder les nymphes chasser l’urine.
(Les Guérillères, chap. 1, par.1, p. 9)
When it rains the women stay in the summer-house. They hear the water beating on the tiles and streaming down the slopes of the roof. Fringes of rain surround the summer-house, the water that runs down at its angles flows more strongly, it is as if springs hollow out the pebbles at the places where it reaches the ground. At last someone says it is like the sound of micturition, that she cannot wait any longer, and squats down. Then some of them form a circle around her to watch the labia expel the urine.
(Les Guérillères, trad. Le Vay 1971, chap. 1, par.1, p. 9)
Dans le texte original, la première occurrence du pronom ELLES peut être interprété soit comme n’ayant pas d’antécédent, soit comme reprenant le titre de l’ouvrage (Les Guérillères), groupe nominal pluriel dont le noyau, bien que ne figurant pas à l’inventaire lexical du français, semble être, par sa morphologie, un nom féminin, homophone de « guerrière ». Dans la traduction anglaise, en revanche, la première désignation des protagonistes n’est pas réalisée par un pronom mais par une expression nominale pleine « the women ». Cette expression vient directement assigner un certain nombre de traits au protagoniste collectif du roman (/humain/, /féminin/ et /adulte/), informations que le pronom ELLES ne véhicule que partiellement (dans le texte en français, c’est davantage au travers des actions représentées par le récit que se dessinent les contours identitaires des personnages). Le pronom THEY, quant à lui, est employé principalement – voire exclusivement – dans sa fonction endophorique. Ainsi, dans la traduction anglaise, le pronom de sixième personne semble perdre la place centrale que lui assigne l’autrice pour retrouver son statut de ressource au service du mécanisme textuel de reprise-répétition.
De telles observations n’oblitèrent pas le fait que, quelles que soient les motivations présidant à l’emploi de la sixième personne et quelles que soient ses transformations au gré de la circulations des textes et de leur traduction, celle-ci ouvre de nouveaux possibles narratifs, dans lesquels la représentation de communautés de pensée et d’action paraît être l’enjeu central.
Conclusion
Au vu du faible nombre d’œuvres usant de ce régime de narration, il pourrait paraître peu pertinent d’appeler au développement d’études approfondies traitant spécifiquement du récit à la sixième personne. Il reste néanmoins que des recherches spécifiques portant sur les récits à la sixième personne permettraient d’avoir une vision plus complète des possibilités et des contraintes associées à un tel régime de narration. Par effet de contraste, ces études nous donneraient l’occasion de comprendre pourquoi d’autres formes de mise en récit de l’expérience collective sont aujourd’hui privilégiées (notamment les récits à la quatrième personne, voir Brügger 2022). Il serait par ailleurs intéressant d’explorer les enjeux liés à la variation linguistique des pronoms de la sixième personne, que ce soit dans le cas de la traduction d’œuvres littéraires (par exemple, le passage du ILS/ELLES français au THEY anglais, et inversement) ou dans le contexte actuel du débat sur les formes pronominales (ILS, ELLES, IELS) et de ses effets sur l’écriture de fictions.
Le récit à la sixième personne n’a, semble-t-il, pas encore connu une grande fortune dans le champ littéraire. On peut se demander si les préoccupations, nouvelles, sur la cognition distribuée et, toujours actuelles, sur les rapports des êtres humains à la machine pourraient conduire à la production de tels récits. Une autre hypothèse, esthétique cette fois : si les récits à la première et troisième, puis deuxième et quatrième personnes ont été investis par la prose romanesque, la sixième personne offre peut-être des possibilités expressives encore inexplorées. La recherche pourrait contribuer à rendre cette forme plus visible et ainsi stimuler la production littéraire à de nouvelles expérimentations autour du récit à la sixième personne.
Références
Alber, Jan (2018), “They-Narratives”, in Pronouns in Literature: Positions and Perspectives in Language, A. Gibbon & A. Macrae (dir.), Londres, Palgrave Macmillan, p. 131-150.
Benveniste, Émile (1966), Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard.
Becker, Howard (2001), “Georges Perec’s Experiments”, Ethnography, n° 2 (1), p. 63-76.
Brügger, Arthur (2022), La Quatrième Case. Essai sur le roman au nous, Lausanne, Archipel Essais.
Cohn, Dorrit (1999), The Distinction of Fiction, Baltimore, Johns Hopkins University Press.
Fludernik, Monika (2017), “The Many in Action and Thought: Towards a Poetics of the Collective in Narrative”, Narrative, n° 25 (2), p. 139-163.
Fludernik, Monika (2014), “Collective Minds in Fact and Fiction: Intermental Thought and Group Consciousness in Early Modern Narrative”, Poetics Today, n° 35 (4), p. 689-730.
Margolin, Uri (2000), “Telling in the Plural: From Grammar to Ideology”, Poetics Today, n° 21 (3), p. 591-618.
Palmer, Alan (2010), Social Minds in the Novel, Columbus, The Ohio State University Press.
Richardson, Brian (2015), “Representing Social Minds: ‘We’ and ‘They’ Narratives, Natural and Unnatural”, Narrative, n° 23 (2), p. 200-212.
Seixas Oliveira, Daniel (2021), De te fabula narratur. Essai sur le récit à la deuxième personne, Thèse de doctorat non publiée, Université de Lausanne.
Wittig, Monique (1994), Quelques Remarques sur Les Guérillères, L’Esprit Créateur, n° 34 (4), p. 116-122.
Pour citer cet article
Gilles Merminod, « Narration à la sixième personne », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 2 juin 2023, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2023/06/narration-a-la-sixieme-personne/