Disnarré / Disnarrated

Par Gerald Prince

Le disnarré inclut les éléments qui, dans un récit, se réfèrent explicitement à ce qui n’a pas eu lieu mais qui aurait pu avoir lieu: “il n’aurait tenu qu’à moi d’être admise au secret des plus grandes magnificences intérieures; mais je ne demandai pas à voir si la splendeur de la chemise répondait à celle de la jupe”. Le disnarré comporte donc des expressions aléthiques de virtualité (inaccomplie) ou d’impossibilité, des expressions déontiques d’interdiction (respectée), des expressions de vœux non exaucés, d’espoirs trompés, de faux calculs et ainsi de suite.

Gerald Prince, qui définit la catégorie (1988, 1992: 28-38), employa également pour la désigner les termes “alternarré” (1989, 2010) et “dénarré” (1989, 1990). Mais il vaut mieux réserver “alternarré” pour les cas où le récit rapporte des éléments incompatibles et pourtant coexistants (“Jean était assis et il était debout”) ou bien des listes d’options différentes mais considérées comme également possibles (“Peut-être . . . ou peut-être . . . ou peut-être . . .”). De même, il vaut mieux réserver “dénarré” pour les cas où le récit affirme certaines choses et les nie: “Le 2 janvier, il a neigé toute la journée à Paris. Le 2 janvier, il n’a pas du tout neigé à Paris” (cf. McHale 1987: 99-106; Richardson 2006: 99-106). Il convient aussi de distinguer le disnarré du non-narré ou “inénarré”, c’est-à-dire de toutes les ellipses que l’on trouve dans un récit, de tout ce qui est tu non pas à cause d’un aveuglement, d’un refoulement, de l’impuissance du narrateur, d’une règle générique ou d’une loi sociale, mais pour des raisons de rythme, de caractérisation, de suspense, de surprise, etc. En outre, il convient de le distinguer du non-narrable (ou inénarrable!), qui renferme tout ce qui, d’après un récit donné, ne peut être raconté ou ne mérite pas de l’être, soit qu’il s’agisse de quelque chose transgressant une quelconque loi, ou dépassant les pouvoirs de tout narrateur ou d’un narrateur en particulier, ou encore n’atteignant pas un niveau minimum de “narrabilité”. Enfin, il convient de noter que si le disnarré renvoie avant tout au domaine du narré, s’il se rapporte au raconté, il a des équivalents dans le domaine du narrant ou du racontant (“J’aurais pu le paraphraser mais je préfère le citer…”), dans celui de l’argumentatif (“J’ai choisi d’invoquer l’œuvre de Marie mais j’aurais pu invoquer sa conduite”) ou dans celui du descriptif: “Cette couche aurait pu être bordée de roses mais elle ne l’était pas” (cf. Sareil 1987).

Il est clair que le disnarré n’est pas essentiel au récit: il n’apparaît guère dans bien des articles journalistiques et on ne le trouve pas dans une narration aussi fameuse que “Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu”. Cependant, sa pertinence – voire son importance – narrative est incontestable. Le disnarré remplit en effet des fonctions très diverses. C’est ainsi qu’il peut se faire instrument rythmique en venant ralentir de façon régulière le déploiement de ce qui a eu lieu. Comme il relate souvent des espérances irrationnelles, des fantasmes extravagants, des projets malheureux et comme il se voit fréquemment lié à l’ignorance, à la négligence ou à des manques qui découlent d’un traumatisme, d’un délire, d’une idée fixe, il peut devenir procédé de caractérisation des personnages. Il peut aussi aider à définir un narrateur, son narrataire et leurs rapports. D’autre part, le disnarré, qui a de multiples affinités pour certains champs thématiques et certains thèmes, notamment ceux qui impliquent la notion d’inactualisé (thème des occasions manquées, des illusions perdues, des ambitions déçues), entretient également des rapports indéniables avec les topoi, puisqu’il permet de rejeter explicitement telle ou telle norme et de désigner telle situation ou telle suite d’événements comme banale et donc, d’une certaine façon, comme déjà topique (cf. Prince 1990). Par-dessus tout, sans doute, le disnarré peut servir à mettre en relief la qualité du narrant (le récit étant précieux parce qu’il “aurait pu être raconté de manière différente et moins intéressante”) aussi bien que l’intérêt du narré (ce qui est raconté valant la peine de l’être parce que “tout aurait pu être différent”, parce que “d’ordinaire, tout est différent”, parce que “justement, c’est cela qui est arrivé et pas autre chose”).

De nombreux analystes du récit ont noté et discuté différentes manifestations et différents aspects du disnarré et de catégories similaires. William Labov, par exemple, a souligné l’importance des “comparateurs”, des expressions qui renvoient au “non-réalisé” et le comparent au “réalisé” (1972: 380-87) et Marie-Laure Ryan a mis en relief les récits virtuels enchâssés, les représentations narratives échafaudées par un personnage et figurant des situations et des événements non-actualisés dans la diégèse (1986, 1991). Plus récemment, Hilary Dannenberg (2008) a étudié le rôle des contrefactuels dans le déploiement du temps et de l’espace narratifs et Robyn Warhol a examiné les refus narratifs chez Jane Austen, Henry James, Charles Dickens et George Eliot (2007, 2010, 2013). D’autre part, on a exploré les tours et détours du disnarré non seulement dans la fiction romanesque et filmique (Shastri 2016), dans les Dubliners de James Joyce (Lindholm 2003), le La La Land de Damien Chazelle (Lambrou 2018), les œuvres de Jhumpa Lahiri, Salman Rushdie et Arundhati Roy (Karttunen 2008) mais également dans des domaines aussi dissemblables que les textes picturaux (Sonesson 1997) et les récits médicaux sur l’oncologie pédiatrique (Vindrola-Padros et Ginger A. Johnson 2014). En effet, quel que soit le (type de) récit où il apparaît, le disnarré s’avère être un guide de lecture qui permet au texte de mieux se situer, de mieux préciser les significations qu’il véhicule et de mieux indiquer les valeurs qu’il développe et auxquelles il aspire.

Références en anglais

Dannenberg, Hilary P. (2008), Coincidence and Counterfactuality: Plotting Time and Space in Narrative Fiction, Lincoln, University of Nebraska Press.

Karttunen, Laura (2008), “A Sociostylistic Perspective on Narratives and the Disnarrated: Lahiri, Roy, Rushdie”, Partial Answers: Journal of Literature and the History of Ideas, n°6, p. 419-441.

Labov, William (1972), Language in the Inner City, Philadelphia, University of Pennsylvania Press.

Lambrou, Marina (2018), “La La Land: Counterfactuality, Disnarration and the Forked (Motorway) Path”, in Rethinking Language, Text and Context: Interdisciplinary Research in Stylistics in Honour of Michael Toolan, R. Page, B. Busse & N. NÆrgaard (dir.), London, Routledge, p. 29-42.

Lindholm, Howard (2003), “Perhaps She Had Not Told Him all the Story: The Disnarrated in James Joyce’s Dubliners”, in The Postmodern Short Story: Forms and Issues, F. Iftekharuddin, J. Boyden, M. Rohrberger, J. Claudet (dir.), Westport, CT, Praeger, p. 207-220.

McHale, Brian (1987), Postmodernist Fiction, New York, Methuen.

Prince, Gerald (1988), “The Disnarrated”, Style, n°22, p. 1-8.

Prince, Gerald (1992), Narrative as Theme: Studies in French Fiction, Lincoln, University of Nebraska Press.

Richardson, Brian (2001), “Denarration in Fiction: Erasing the Story in Beckett and Others”, Narrative, n°9, p. 168-175.

Ryan, Marie-Laure (1986), “Embedded Narratives and Tellability”, Style, n°20, p. 319-340.

Ryan, Marie-Laure (1991), Possible Worlds, Artificial Intelligence, and Narrative Theory, Bloomington, Indiana University Press.

Shastri, Sudha (dir.) (2016), Disnarration: The Unsaid Matters, Hyderabad, Orient Blackswan.

Sonesson, Göran (1997), “Mute Narratives: New Issues in the Study of Pictorial Texts”, in Interarts Poetics: Acts of the Congress “Interart Studies: New Perspectives,” Lund, May 1995, Ulla-Britta Lagerroth, Hans Lund & Erik Hedling (dir.), Amsterdam, Rodopi, p. 243-252.

Vindrola-Padros, Cecilia & Ginger A. Johnson (2014), “The Narrated, Nonnarrated, and the Disnarrated: Conceptual Tools for Analyzing Narratives in Health Services Research”, Qualitative Health Research, n°24, p. 1603-1611.

Warhol, Robyn (2013), “It is of Little Use for Me to tell You: George Eliot’s Narrative Refusals”, in A Companion to George Eliot, A. Anderson & H. E. Shaw (dir.), London, Wiley, p. 46-61.

Warhol, Robyn R. (2007), “Narrative Refusals and Generic Transformation in Austen and James: What Doesn’t Happen in Northanger Abbey and The Spoils of Poynton”, The Henry James Review, n°28, p. 259-268.

Warhol-Down, Robyn (2010), “‘What Might Have Been Is Not What Is’: Dickens’s Narrative Refusals”, Dickens Studies Annual, n°41, p. 45-59.

Références en français

Prince, Gerald (1989), “L’Alternarré”, Strumenti Critici, n°4 (nuova serie), p. 223-231.

Prince Gerald (1990), “Remarques sur le topos et sur le dénarré”, in La Naissance du roman en France, N. Bourcier & D. Trott (dir.), Paris-Seattle-Tübingen, Biblio 17 / Papers on Seventeenth Century Literature, p. 113-122.

Prince, Gerald (2010), “Périchronismes”, A Contrario, n°13, p. 9-18. En ligne, URL : https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2010-1-page-9.htm

Sareil, Jean (1987), “La Description négative”, Romanic Review, n°78, p. 1-9.

Wagner, Frank (2020), “’Alternarré’, ‘dénarré’, ‘disnarré’: réflexions à partir d’exemples contemporains”, Cahiers de narratologie, n° 37. En ligne, URL: https://journals.openedition.org/narratologie/10641

Pour citer cet article

Gerald Prince, « Disnarré / Disnarrated », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 22 décembre 2018, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2018/12/disnarre-disnarrated/