Par Raphaël Baroni
La narratologie postclassique renvoie à différents courants de la narratologie contemporaine se distinguant peu ou prou des approches structuralistes ou formalistes, ces dernières étant perçues comme caractéristiques de la période « classique » de la théorie du récit, située dans les 1960-1970. Ce terme apparaît pour la première fois dans un article de David Herman, lorsqu’il affirme que l’usage de perspectives inspirées par les sciences cognitives permet de repenser le problème des séquences narratives, qui est au cœur de la réflexion narratologique:
Repenser le problème des séquences narratives permet de promouvoir le développement d’une narratologie postclassique qui n’est pas nécessairement poststructuraliste, une théorie enrichie qui se dessine à partir de concepts et de méthodes auxquels les narratologues classiques n’avaient pas accès. (Herman 1997: 1048-1049, m.t.)
Par la suite, ce terme a été utilisé pour désigner une pluralité d’approches visant à théoriser le récit en adoptant une perspective plus pragmatique (Meister 2014: §42) ou fondée sur des corpus qui ne se limitent pas à des représentation littéraires ou verbales. Ainsi que le résume Gerald Prince, la narratologie contemporaine se situe dans le prolongement des approches « classiques », mais elle ouvre également de nouveaux horizons pour les études narratives:
La narratologie postclassique pose les questions que posait la narratologie classique: qu’est-ce qu’un récit (au contraire d’un non-récit)? en quoi consiste la narrativité? Et aussi qu’est-ce qui l’accroît ou la diminue, qu’est-ce qui en influence la nature et le degré ou même qu’est-ce qui fait qu’un récit soit racontable? Mais elle pose également d’autres questions: sur le rapport entre structure narrative et forme sémiotique, sur leur interaction avec l’encyclopédie (la connaissance du monde), sur la fonction et non pas seulement le fonctionnement du récit, sur ce que tel ou tel récit signifie et non pas seulement sur la façon dont tout récit signifie, sur la dynamique de la narration, le récit comme processus ou production et non pas simplement comme produit, sur l’influence du contexte et des moyens d’expression, sur le rôle du récepteur, sur l’histoire du récit autant que son système, les récits dans leur diachronie autant que dans leur synchronie, et ainsi de suite. (Prince 2006).
Marie-Laure Ryan insiste quant à elle sur l’émergence d’une narratologie transmédiale (Baroni 2017b), qui répond à un « tournant culturel » observable au sein des études narratives:
Alors que la phase classique de la narratologie était surtout préoccupée par la fiction littéraire, et ne différait de la critique littéraire que par son intérêt pour le général au lieu du particulier, dans sa phase postclassique elle conçoit l’histoire comme un type de signification qui peut se manifester à travers une pluralité de médias et de genres de discours. (Ryan 2015: §15)
Il faut noter que cette extension du corpus entraîne la nécessité, d’une part, de réfléchir aux fonctions cognitives transversales mobilisées par tous les artefacts narratifs et, d’autre part, de tenir compte des spécificités des incarnations médiatiques des récits, ce qui conduit à développer ce que Ryan et Thon ont appelé une « media-conscious narratology » (Ryan & Thon 2016), c’est-à-dire une narratologie consciente des enjeux liés aux caractéristiques sémiotiques et culturelles des médias.
Meister, à la suite de Nünning (2003), identifie trois orientations majeures caractérisant les approches contemporaines: (a) la narratologie contextualiste, qui rattache les récits à leurs contextes culturel, historique, thématique et idéologique (notamment dans les approches féministes ou postcoloniales); (b) la narratologie cognitive, qui se penche sur le traitement intellectuel et émotionnel des récits; (c) la narratologie transgénérique et transmédiale, qui relève le défi d’un élargissement des concepts narratologiques pour l’étude de genres ou de médias qui se situent en dehors du périmètre « classique » des textes littéraires (Meister 2014 : §45-47).
Jan Alber et Monika Fludernik (2010: 3) soulignent quant à eux que les approches postclassiques se penchent sur les éventuelles failles du paradigme originel et proposent différents types d’extensions pour y remédier: (a) des extension méthodologiques (linguistiques, psychanalystiques…), (b) des extensions thématiques (féministes, postcoloniales…), (c) ou des extensions médiatiques (cinéma, roman graphique…) (2010: 3).
Meir Sternberg (2011: 35) a vivement critiqué l’opposition classique/postclassique en argumentant que des approches alternatives au formalisme existaient avant, pendant, et après la période dite « classique ». D’autres soulignent également que cette distinction manque de consistance théorique et qu’il vaudrait mieux lui substituer une opposition entre une épistémologie objectiviste, fondatrice les approches formalistes, et des approches constructivistes, qui tiennent compte du fait que le récit est le produit d’une interaction entre un artefact narratif et une conscience qui l’actualise (Passalacqua & Pianzola 2016 : 196). Arnaud Schmitt avance qu’en dépit de la diversité des courants que l’on peut rattacher aux approches postclassiques:
la définition de cette dichotomie n’est pas si inconsistante; elle oscille avant tout entre deux tendances: une définition chronologique (la narratologie structuraliste classique et la narratologie à partir des années 80, sous toutes ses formes) ou méthodologique (la narratologie structuraliste et la narratologie qui se collète avec la réception, pour schématiser). (Schmitt 2017: § 10)
On peut aussi insister sur l’utilité de cette étiquette pour souligner que, contrairement à une idée reçue (particulièrement enracinée dans les pays francophones), la narratologie ne se confond pas avec le paradigme structuraliste de ses pères fondateurs (Baroni 2017a: 16). Cette étiquette permet de rappeler que la théorie du récit s’est diversifiée, et que le déclin du structuralisme n’entraîne pas sa disparition en tant que discipline scientifique (Baroni 2016). Prince souligne quant à lui que la narratologie postclassique « ne constitue pas une négation, un rejet, un refus de la narratologie classique mais bien plutôt une continuation, une prolongation, un raffinement, un élargissement » (Prince 2006: §3).
Références en anglais
Alber, Jan & Monika Fludernik (dir.) (2010), Postclassical Narratology: Approaches and Analyses, Columbus, Ohio State University Press.
Herman, David (1997), « Scripts, Sequences, and Stories: Elements of a Postclassical Narratology », PMLA, n°112 (5), p. 1046-1059. En ligne, URL: https://www.jstor.org/stable/pdf/463482.pdf
Ionescu, Arleen (dir.) (2019), « Postclassical Narratology: Twenty Years Later », Word and Text, n° 9. En ligne, URL: http://jlsl.upg-ploiesti.ro/site_engleza/No_1_2019.html
Meister, Jan Chrstoph (2014), « Narratology », The Living Handbook of Narratology. En ligne, URL : http://www.lhn.uni-hamburg.de/article/narratology
Nünning, Ansgar (2003), « Narratology or Narratologies? », in What Is Narratology? Questions and Answers Regarding the Status of a Theory, T. Kindt & H.-H. Müller (dir.), Berlin, de Gruyter, p. 239-275.
Passalacqua Franco & Federico Pianzola (2016), « Epistemological Problems in Narrative Theory: Objectvist vs. Constructvist Paradigm », in Narrative Sequence in Contemporary Narratology, R. Baroni & F. Revaz (dir.), Columbus, Ohio State University Press, p. 195-217.
Pier, John (2019), « Is There a French Postclassical Narratology? », Word and Text, n° 9. En ligne, URL: http://jlsl.upg-ploiesti.ro/site_engleza/documente/documente/Arhiva/Word_and_text_2019/03Pier.pdf
Prince, Gerald (2008), « Classical and/or Postclassical Narratology », Esprit Créateur, n°48 (2), p. 115-123.
Rimmon-Kenan, Shlomith (2002), « Towards… Afterthoughts, almost twenty years later », Narrative Fiction, London & New York, Routledge, p. 134-149.
Sternberg, Meir (2011), « Reconceptualizing Narratology. Arguments for a Functionalist and Constructivist Approach to Narrative », Enthymema, n°4, p. 35-50. En ligne, URL : https://riviste.unimi.it/index.php/enthymema/article/view/1186
Ryan, Marie-Laure & Jan Thon (dir.) (2016), Storyworld Across Media. Toward a Media-Conscious Narratology, Lincoln & London, University of Nebraska Press.
Références en français
Baroni, Raphaël (2017a), Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine.
Baroni, R. (2017b) « Pour une narratologie transmédiale », Poétique, n° 182, p. 155-175.
Baroni, Raphaël (2016), « L’empire de la narratologie, ses défis et ses faiblesses », Questions de communication, n° 30, p. 219-238. Également accessible en ligne, URL : https://www.cairn.info/revue-questions-de-communication-2016-2-page-219.htm
Patron, Sylvie (dir.) (2017) Introduction à la narratologie postclassique. Les nouvelles directions de la recherche sur le récit, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion.
Prince, Gerald (2006), « Narratologie classique et narratologie post-classique », Vox Poetica. En ligne, URL : http://www.vox-poetica.org/t/articles/prince.html
Ryan, Marie-Laure (2015), « Narratologie et sciences cognitives : une relation problématique », Cahiers de Narratologie, n° 28. En ligne, URL : http://journals.openedition.org/narratologie/7171
Schmitt, Arnaud (2017), « La pratique narratologique », Questions de communication, n° 31, p. 215-229. Également accessible en ligne, URL : https://www.cairn.info/revue-questions-de-communication-2017-1-page-215.html
Pour citer cet article
Raphaël Baroni, « Narratologie postclassique / Postclassical Narratology », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 10 septembre 2018, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2018/09/narratologie-postclassique-postclassical-narratology/