F. PEETERS – CONSTELLATION

Cette fiche pratique est extraite de l’article:

Baroni, R. (2020) «Comment réconcilier la focalisation genettienne avec l’étude de la subjectivité dans le récit?», Nouvelle revue d’esthétique, n° 26, p. 31-42. DOI : https://doi.org/10.3917/nre.026.0031

Les images sont reproduites avec l’aimable autorisation de l’auteur, Frederik Peeters, ainsi que de l’éditeur, L’Association.

De manière à mettre en évidence le gain heuristique d’une approche plus fine de la perspective, notamment pour saisir la dynamique de l’intrigue, nous allons décrire le fonctionnement du récit graphique Constellation de l’auteur genevois Frederik Peeters, publié en 2002 à L’Association. L’histoire se déroule dans les années cinquante, dans un avion « Constellation » en route pour New York. Un espion américain entreprend de séduire sa voisine, tout en se demandant si cette dernière ne serait pas une espionne du camp opposé qui chercherait à le piéger. Un assassin est effectivement présent dans l’avion, mais il s’agit d’un stewart, qui sert une tasse de thé empoisonné à l’espion. Cette tentative de meurtre échoue, car, dans un geste maladroit, la voisine de l’espion renverse sa tasse de thé et les boissons sont échangées, ce qui conduit à la mort de la femme. Le récit est organisé en trois parties focalisées alternativement sur des personnages différents : d’abord l’espion américain, ensuite le stewart et enfin la voisine de l’espion. Chaque partie fonctionne comme un retour sur les mêmes événements, mais ces récits sont orientés selon des perspectives différentes et l’accumulation linéaire des informations conduit à une inversion des rapports entre les savoirs auxquels ont accès les personnages et ce que sait le·la lecteur·trice.

Ce n’est pas un hasard si le récit de Peeters est d’abord focalisé sur l’espion qui suspecte tout le monde, puis sur le stewart assassin, avant de s’orienter sur un personnage innocent et nettement plus attachant, qui deviendra la victime fortuite d’un événement tragique. Dans un récit en focalisation multiple, les personnages focalisés au début et à la fin du récit acquièrent une importance plus grande que ceux placés au milieu : en dépit de la longueur identique des séquences, l’assassin apparaît ainsi relativement en retrait, alors que l’espion, et surtout la femme, occupent le premier plan. Si un quatrième segment revenait à la figure de l’espion, ce dernier, aussi antipathique soit-il, serait immédiatement identifié comme étant le protagoniste principal de l’intrigue et la mort de la femme serait reléguée au rang de péripétie dans le fil de ses aventures. Ajoutons que l’assassin est aussi mis à l’arrière-plan car il figure dans un nombre inférieur de cases à l’échelle globale des trois séquences. Dans le premier et dans le dernier chapitre, de nombreuses cases, presque identiques, figurent en même temps l’espion et sa voisine, mais aussitôt qu’ils se séparent, il devient clair que c’est le personnage suivi jusque dans l’intimité des toilettes qui est érigé en foyer du récit, ce qu’indiquait déjà la présence du flux de ses pensées inscrit dans les cartouches.

© Frederik Peeters & L’Association, 2002

Si l’on compare la première page de chacune des trois parties, on peut observer par ailleurs la récurrence de procédés formels visant la production d’un effet local de subjectivité. Chaque page présente une case qui, par le procédé d’une ocularisation interne, renvoie au point de vue du personnage sur lequel le récit est focalisé. Il s’agit alternativement de la main tremblante de l’agent secret, du poignet et de la montre de l’assassin et enfin de la main de la femme qui tient un cachet. Chaque partie intègre également des cartouches dans lesquels on peut lire les pensées des personnages focalisés par l’image. Cette récurrence d’une textualisation des pensées des personnages sous la forme d’un monologue intérieur énoncé au présent et à la première personne rapproche cette bande dessinée du récit en flux de conscience, ce qui permet d’affirmer qu’en dépit de représentations graphiques qui adoptent majoritairement un point de vue externe, chaque chapitre du récit apparaît globalement adopter un point de vue interne.

En ce qui concerne la quantité des informations dispensées par le récit, on constate dans la première partie qu’en dépit du fait que nous avons accès aux pensées de l’espion et à certaines de ses perceptions, nous sommes confrontés à une restriction assez notable du savoir : le personnage focalisé apparaît d’abord énigmatique et ce n’est que progressivement que sont dévoilées, au fil de ses pensées, son identité, sa profession et ses intentions. À partir de son point de vue limité, les autres personnages apparaissent également impénétrables, puisque l’agent secret suspecte tout le monde, en particulier sa voisine, qu’il tente malgré tout de séduire. Ce premier chapitre est donc marqué par un régime de curiosité, alors que le chapitre central sera celui des révélations, et donc du dénouement de la curiosité.

À partie de cette charnière, le récit bascule alors dans un régime de suspense tragique, renforcé à la fois par l’anticipation de la catastrophe et par le régime de lecture empathique engendré par la focalisation sur la victime innocente. En effet, dans la dernière partie, nous adoptons la perspective de la femme tout en assistant à la scène qui conduira à sa mort accidentelle pour la troisième fois. Nous possédons alors des informations qui font défaut aux trois personnages. On peut parler de savoir élargi, car tous les enjeux essentiels du drame sont connus.

POUR ALLER PLUS LOIN

Baroni, Raphaël (2021), « Perspective narrative, focalisation et point de vue : pour une synthèse », Fabula Lht, n° 25, en ligne.

Dürrenmatt, Jacques (2018), « Chapitres invisibles dans Lupus et Aâma de Frederik Peeters », Cahiers de narratologie, n° 34, en ligne.