J.P. Manchette – Ô dingos, ô châteaux!

Dans ce roman paru en 1972 dans la collection « Série noire » de Gallimard, on suit les aventures de Julie, jeune femme présentée comme mentalement instable, engagée par un riche industriel pour veiller sur le jeune Peter, son neveu et héritier d’une fortune dont l’industriel est le gestionnaire momentané. La cupidité pousse ce dernier à commanditer un double meurtre, sur la personne de Peter en particulier, mais aussi sur celle de Julie, réduite à un dégât collatéral. Celle-ci s’avère pourtant pleine de ressources et donne du fil à retordre à ses tueurs.

Le passage (Romans noirs, Gallimard « Quarto », 2005, p. 282-3) se situe au moment où Julie est parvenue à leur échapper, en faisant de l’auto-stop. Peter et elle sont pris par un cadre commercial ventripotent (et bien entendu lubrique), auprès de qui elle déguise son identité en se faisant passer pour une jeune fille au pair anglaise (et bien entendu dévergondée).

Éléments pertinents pour l’analyse

Quels sont les enjeux que l’on donnera pour essentiels dans l’analyse narratologique d’un tel passage?

Quels sont les types de séquence auxquels on a affaire ici, et lesquelles présentent le plus d’intérêt pour une telle analyse?

Dans quelle mesure les informations présentées ici sont-elles déterminées par les personnages, et donc à associer à leur point de vue, leur subjectivité?

Dans quelle mesure le sont-elles par le narrateur? Quelle est le degré de son objectivité?

[ajouter d’autres aspects liés à d’autres onglets théoriques encore à venir]

Notre proposition d’analyse

L’ensemble de ce roman s’inscrit dans un régime de narration omnisciente. Mais, ponctuellement, cette omniscience est remise en question. C’est le cas dans cette séquence, qui joue sur les changements de point de vue : en majorité externe, le point de vue glisse à l’interne à plusieurs reprises, pour finalement se maintenir dans une externalité stricte. Précisons au passage que Manchette, grand lecteur de polars américains de l’entre-deux-guerres (Dashiell Hammett, Raymond Chandler), a beaucoup pratiqué le « behaviorisme » littéraire, l’exclusion ostentatoire de toute psychologie au profit d’une stricte externalité de point de vue. C’est dans une telle externalité que la séquence se termine – mais en observant la dynamique par laquelle on en vient à l’abandon du point de vue interne, on verra que l’enjeu dépasse le cadre strictement narratif, pour se déporter (c’est du moins notre avis) au niveau d’une politique d’écriture.

Dans le premier paragraphe, entre le verbe de perception qui ouvre la séquence (« Julie regarda l’homme ») et le jugement de valeur qui la clôt (« il était porcin »), tout indique exemplairement un récit en point de vue interne. Mais dès le deuxième paragraphe, on observe des changements: un mélange de deux points de vue internes (Julie, le conducteur) et du point de vue du narrateur lui-même. On ne peut attribuer la qualité « idiote » du sourire au jugement du conducteur: le point de vue est vraisemblablement partagé ici par Julie et le narrateur, tout comme les informations concernant les effets de carnation et de sudation du personnage masculin. En revanche, « il se demandait si c’était du lard ou du cochon » est un subtil mélange des point de vue du conducteur et du narrateur, lequel profite de l’ancrage interne pour nourrir le lexique porcin qui qualifie par essence son personnage.

Dans les lignes qui suivent, la narration va principalement s’attacher au point de vue de l’homme (« elle agitait un bras, bizarrement »), quoiqu’une mixité soit maintenue, afin de conserver le regard réprobateur et sarcastique que porte sur lui le narrateur. On comprend, étant donné le caractère lamentable du personnage, que le point de vue interne ne puisse pas tenir longtemps, qu’il faille en sortir, quasiment par hygiène. Puis un élément va forcer l’abandon du point de vue interne du conducteur: sa perte de connaissance. La violence même de cet abandon indique le désaveu, la punition : il n’a plus le droit d’avoir un point de vue, ayant été trop bête – littéralement – pour ne pas réaliser plus tôt qu’entre le lard et le cochon, il ne pouvait s’agir que du second.

Adaptation en BD par Tardi, Futuropolis, 2011

À partir de ce moment, le partage du point de vue ne devrait plus se faire, en principe, qu’entre le narrateur et Julie, puisqu’ils l’ont partagé jusqu’ici, en connivence face au bourgeois concupiscent. Mais les choses ne se passent pas tout à fait ainsi: le narrateur profite de cette redistribution des pouvoirs de l’action pour abandonner définitivement le point de vue interne de Julie, au point que le sens de ses actions (jeter les chaussures, déchirer les habits, prendre la route de la Méditerranée), s’il peut être en partie inféré du contexte, n’est pas explicité. II reste, à ce stade du récit, partiellement mystérieux, s’agissant notamment de la destination que se donne Julie en partant vers le sud.

On observe donc, successivement, un partage du point de vue entre le narrateur et Julie, puis un abandon ostensible de tout ancrage interne. À nos yeux, l’explication de ces phénomènes est de nature socio-politique. Dans un premier temps, le narrateur et son personnage féminin ont besoin l’un de l’autre à des fins de témoignage. Le point de vue du narrateur doit être clairement partagé avec celui de son héroïne et distancié du protagoniste masculin, afin d’indiquer à quel point les épreuves que Julie affronte sont systématiquement liées à une forme de masculinité toxique, y compris dans les aspects ordinaires de sa vie.

Ce passage est plutôt digressif, s’agissant d’un genre romanesque qui, traditionnellement, consacre la majorité de ses contenus à la construction de l’intrigue policière. Celle-ci ne progresse pas particulièrement durant cette séquence; notamment, son protagoniste momentané ne peut être rangé définitivement ni dans la catégorie des adjuvants ni dans celle des opposants à l’action de Julie. Il s’agit plutôt ici d’une séquence à valeur quasiment documentaire (nonobstant l’aspect complaisant et cliché du bourgeois ventru), où Manchette rappelle à son lectorat qu’une femme jeune et isolée, même si elle se trouve dans une situation d’urgence absolue où sa vie est en jeu, doit compter sur les difficultés supplémentaires liées à son sexe, aux yeux des hommes qu’elle est susceptible de croiser. C’est, dans un premier temps, ce partage du point de vue qui permet de considérer le roman comme féministe.

Marlène Jobert et Thomas Waintrop dans l’adaptation d’Yves Boisset, Folle à tuer (1975)

Dans un second temps, ce féminisme de Manchette est corroboré par le choix du narrateur, de plus en plus net au fil de l’extrait, de maintenir un point de vue externe sur les actions de Julie : tout comme le conducteur de la voiture, nous sommes – particulièrement si nous nous identifions comme lecteurs – rendus à notre incapacité de saisir la finalité de ces actions. Tout se passe comme si Manchette disait à son lectorat masculin (cis-hétéro), auquel lui-même s’associe en tant qu’homme : à l’instar de ce conducteur, qui ne se considère pas comme spécialement mal intentionné, nous sommes systémiquement susceptibles d’adopter un comportement déplacé et de profiter d’une position de pouvoir sur les femmes. Et si nous trouvons répugnant ce cadre commercial ventripotent et lubrique, si nous applaudissons à la capacité conjointe de Julie d’échapper à la fois à ses poursuivants et à un viol, nous devons également admettre que notre intrusion dans les pensées de la protagoniste n’est pas non plus complètement innocente.

Concernant l’usage didactique d’un tel passage: quelles que soient les directions prises dans son interprétation, l’intérêt fondamental d’une lecture analytique de cette séquence réside dans le mélange des options que se donne l’auteur pour pluraliser les regards possibles sur la scène qu’il décrit. Loin de constituer une relation objective aux informations fournies, les changements de point de vue devraient conduire à observer, jusque dans son externalisation complète, les signes d’une subjectivité narratoriale qui oriente, mais aussi interroge et dynamise, les manières de comprendre et d’interpréter le texte.

Enfin, et ceci aurait pu figurer en amont de ces considération, il ne faudrait pas perdre de vue le fait que la prééminence progressive du point de vue externe présente un avantage fondamental dans le développement d’une intrigue, en particulier dans le genre du roman policier: celui d’exciter la curiosité. En tant qu’il exploite un genre fortement codifié, Manchette sait très bien qu’il peut compter sur le·la lecteur·trice pour chercher à comprendre pourquoi Julie « jette au loin » les chaussures d’Émile Ventrée: peut-être en vue de gagner du temps lorsque celui-ci, reprenant connaissance, ne manquera pas d’alerter la police? Mais pourquoi Julie ne veut-elle pas aller à la police elle-même? Pourquoi prend-elle la route de la Méditerrannée? Autant de questions qui ne manqueront pas de se présenter, nourrissant les débats, et auxquelles une poursuite de la lecture apportera – sans doute – des éléments de réponse…

Pour aller plus loin

J. Kaempfer (2009), « Roman noir et fonction poétique. La position du tireur couché de Manchette », en ligne.

G. Turin (2015), « Vestiges du polar et retour du politique. Une lecture comparée de Manchette et d’Echenoz », Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine n°10, en ligne.