Narrateur, auteur, scénographie
- De quoi s’agit-il ? — De différencier les instances de la communication narrative, dont les strates sont complexes. La notion de narrateur n’est pas une simple étiquette, elle doit être observée dans sa dynamique, ses mouvements dans le cadre du récit qui l’engendre. C’est par l’attention portée aux types d’énonciation et aux différents contextes du récit que cette dynamique se révèle.
- Intérêt pour l’élève — Le personnage, l’auteur, le lecteur, quoique présentant leurs complexités propres, sont des notions communes d’accès. Celle de narrateur en revanche, qui lie entre elles les précédentes, est d’emblée plus insaisissable. Néanmoins, elle est indispensable à la compréhension du fonctionnement des récits.
- Intérêt pour l’enseignant·e — L’enseignement du français à l’école a longtemps appelé avec insistance à distinguer totalement auteur et narrateur. L’époque de la proscription de l’auteur est aujourd’hui passée depuis de nombreuses années, mais l’école se donne-t-elle les moyens d’observer le feuilleté des instances narratives avec assez de curiosité pour remettre en question les dogmes structuralistes?
Narrateur et narrataire
On peut définir le schéma de la communication narrative comme un emboîtement comprenant la plupart du temps trois niveaux : l’interaction réelle entre l’auteur* et le lecteur*, l’interaction construite par le récit entre le narrateur* et son narrataire*, et enfin les interactions fictives entre les personnages.
*Termes à lire au masculin non marqué. Voir à ce propos notre note d’intention.
Le narrateur, quand il est mis en scène par le récit, est l’origine fictive de l’histoire que nous sommes en train de lire. Contrairement à l’auteur – la personne qui a réellement inventé, écrit et publié l’histoire que nous lisons – le narrateur est une construction du récit, dont l’identité est définie dans le texte et apparait comme plus ou moins éloignée de l’écrivain·e. Souvent, le narrateur affirme que l’histoire qu’il raconte s’est réellement déroulée. Il y a deux manières principales de construire le narrateur dans la fiction :
- par enchâssement : à l’intérieur d’une histoire, un personnage est mis en scène explicitement comme quelqu’un qui se met à raconter une histoire à quelqu’un d’autre, ce qui donne naissance à un récit enchâssé dans le récit-cadre.
- par l’énonciation : la narration est faite à la première personne, de sorte que le narrateur est désigné par l’appareil formel de l’énonciation comme étant l’un des personnages du récit. Dans ce cas, le « je » peut renvoyer alternativement au personnage dans la situation qu’il occupe au sein des événements racontés (je-narré) ou il peut désigner le personnage en tant que narrateur de ces événements (je-narrant) : « Je (narrant) me rappelle du jour où je (narré) suis arrivé à Lausanne ».
Le récit peut aussi construire l’image de celui ou celle à qui le narrateur s’adresse. Ce narrataire peut se confondre avec les lecteurs, ou il peut être caractérisé comme un personnage de la fiction. Dans le cas du récit enchâssé, il prend souvent la forme d’un personnage clairement identifié, qui peut faire partie du récit-cadre. Dans tous les cas, il est intéressant de décrire les effets de cette mise en scène de l’énonciation (ou scénographie) sur la manière dont le récit sera interprété.
Fiabilité du narrateur et auteur implicite
Wayne C. Booth (1961) invite à tenir compte de la distance, plus ou moins importante, qui existe entre l’auteur implicite, le narrateur et les personnages. Parfois, on a l’impression que le personnage est simplement le porte-parole de l’auteur, alors que dans d’autres situations, il semble très éloigné de son profil et le récit peut être aussi construit pour que le lecteur porte un jugement négatif à son égard. Parfois, c’est le narrateur qui semble relayer presque directement la voix de l’auteur, en se faisant le reflet des valeurs qui lui tiennent à cœur. Mais dans d’autres situations, le narrateur apparait au contraire peu fiable, son récit n’est pas crédible: soit il peut avoir perdu la raison, mentir ou ignorer certaines choses, soit les valeurs qu’il affiche paraissent scandaleuses, auquel cas on peut parfois sentir l’ironie de l’écrivain·e derrière le discours du narrateur.
- Narrateur porte-parole : auteur = narrateur
- Ironie de l’auteur vis-à-vis du narrateur non fiable : auteur ≠ narrateur
- Personnage porte-parole : auteur = personnage
- Ironie de l’auteur vis-à-vis du personnage : auteur ≠ personnage
Ethos et posture
Jérôme Meizoz (2007) a montré l’intérêt de réfléchir sur la manière dont les auteur·rice·s se mettent en scène, à la fois dans leurs textes et dans leurs conduites publiques, car ces postures modifient la façon dont les œuvres sont lues et interprétées. Si l’on sait, par exemple, qu’une autrice comme Alice Rivaz est féministe ou qu’un auteur comme Michel Houellebecq a tenu des propos islamophobes et antiféministes, cela orientera la lecture de leurs fictions. En retour, l’auteur·rice construit son personnage public à travers ses fictions. Rousseau, par exemple, a construit son image d’honnête homme à travers son œuvre littéraire pour se faire une place dans la société parisienne.
Scénographie
Le fait qu’une œuvre est identifiée comme se rattachant à un genre littéraire (par exemple comme roman réaliste ou nouvelle fantastique) ne suffit pas à définir le genre des énoncés fictionnels. À la scène englobante de l’institution littéraire s’ajoute une mise en scène interne à la fiction :
Un texte qui relève de la scène générique romanesque peut s’énoncer, par exemple, à travers la scénographie du journal intime, du récit de voyage, de la conversation au coin du feu, de l’échange épistolaire… À chaque fois, la scène sur laquelle le lecteur se voit assigner une place, c’est une scène narrative construite par le texte, une « scénographie ». […] L’œuvre littéraire lie en effet ce qu’elle dit à la légitimation des conditions de son propre dire. La scénographie apparaît à la fois comme ce dont vient le discours et ce qu’engendre ce discours : elle légitime un énoncé qui, en retour, doit légitimer, doit établir que cette scénographie dont vient la parole est précisément la scénographie requise pour énoncer comme il convient.
Maingueneau 2004 : 192-193
Qualifier le narrateur
Genette définit le narrateur en fonction de son rapport à l’histoire qu’il raconte : il peut raconter une histoire à laquelle il a pris part (comme protagoniste ou comme personnage secondaire, il est alors qualifié d’homodiégétique), comme il peut aussi raconter une histoire qui lui est complètement étrangère (Genette parle alors de narrateur hétérodiégétique). La question à se poser, pour distinguer le narrateur hétérodiégétique du narrateur homodiégétique est la suivante : le narrateur raconte-t-il sa propre histoire ou celle d’un autre ? Fait-il partie de l’histoire qu’il raconte ou est-il extérieur à cette histoire ?
- Le narrateur hétérodiégétique raconte une histoire à laquelle il n’a pas participé. Par exemple : Shéhérazade raconte les aventures de Sinbad le marin.
- Le narrateur homodiégétique raconte sa propre histoire ou alors une histoire à laquelle il a participé comme personnage secondaire. Par exemple : le narrateur de La Recherche du temps perdu raconte ses souvenirs ; Watson raconte les aventures de son ami Sherlock Holmes, etc.
- Quand le narrateur homodiégétique raconte une histoire dont il est le protagoniste principal (et donc pas un simple témoin ou un acolyte, comme Watson pour Sherlock), on peut aussi parler de narrateur autodiégétique.
Les termes homodiégétique, hétérodiégétique et autodiégétique sont difficiles à mémoriser et souvent confondus avec les termes intradiégétique et extradiégétique, qui désignent la présence ou non d’un enchâssement. Malgré la forte influence des travaux de Genette sur l’enseignement du français, ces termes ont donc souvent été remplacés dans la culture scolaire par des appellations telles que narrateur externe et narrateur interne, ou narrateur extérieur et narrateur-personnage. Pour simplifier, on peut simplement opposer :
- Le narrateur auctorial : quand la fiction ne construit pas un narrateur, l’origine de la narration se confond généralement avec la figure de l’auteur·rice. On peut aussi parler de récit sans narrateur.
- Le narrateur-personnage : quand le récit construit (par l’énonciation ou l’enchâssement) l’image d’un personnage de la fiction désigné explicitement comme étant l’origine du récit, cette instance se distingue clairement de l’auteur·rice.
À ces deux instances on peut parfois en ajouter une troisième, en suivant la typologie du narratologue allemand Franz Karl Stanzel, qui parle de personnage-réflecteur, quand l’intégralité d’un récit à la troisième personne est filtrée par la subjectivité d’un personnage (technique narrative aussi appelée « narration en flux de conscience »), ce qui fait que le lecteur a l’impression que c’est le personnage qui raconte, même s’il n’est pas explicitement désigné comme narrateur. C’est le dispositif que l’on trouve par exemple dans La Métamorphose de Franz Kafka, récit à la troisième personne entièrement filtré par les pensées de son protagoniste Gregor Samsa.
- Le personnage-réflecteur : quand la narration à la troisième personne, sans narrateur, est entièrement filtrée par la conscience d’un personnage, ce dernier semble être à l’origine du récit, et on peut le désigner comme personnage-réflecteur.
On peut aussi aborder la question sous l’angle de l’énonciation en rappelant que, d’un point de vue stylistique, la distinction entre narrateur hétérodiégétique et narrateur homodiégétique ou narrateur auctorial et narrateur-personnage recoupe la distinction entre une narration à la première personne et une narration à la troisième personne.
- Narration à la première personne : récit dans lequel un des personnages (principal ou secondaire) est désigné avec le pronom « je » (ou me, moi, mon, ma, etc.) de sorte qu’il est identifié comme étant la même personne que le narrateur qui raconte l’histoire.
- Narration à la troisième personne : récit dans lequel aucun personnage n’est désigné avec les pronoms « je » ou « me/moi », ce qui signifie que le narrateur n’est pas un personnage de la fiction. Parfois un « je » désigne occasionnellement l’auteur, mais dans la plupart des cas, quand aucune trace énonciative n’est présente dans le texte, le récit à la troisième personne peut être considéré comme un récit sans narrateur (ou raconté par un narrateur auctorial).
Dans un récit à la première personne, il faut bien distinguer le « je » qui renvoie au personnage, au moment des événements racontés, et le « je » qui renvoie à ce même personnage dans son rôle de narrateur, au moment où il raconte son histoire :
- je-narrant : le « je » qui renvoie au narrateur, dans l’espace-temps de sa situation de personne racontant l’histoire ;
- je-narré : le « je » qui désigne le personnage de l’histoire, dans l’espace-temps de sa situation de personne participant aux événements racontés.
On peut donc définir la narration en fonction des pronoms utilisés pour décrire des personnages, ce qui met en évidence des dispositifs énonciatifs plus rares mais très intéressants et de plus en plus fréquents dans la littérature contemporaine : récits au « tu » ou au « vous », récits au « nous » ou au « on », récits aux « ils » ou au « elles ».
- narration à la deuxième et à la cinquième personne : il existe des récits dans lesquels un ou plusieurs personnages sont désignés avec les pronoms « tu » ou « vous », ce qui signifie que le personnage est en même temps la personne à laquelle le récit semble être adressé. Cette situation paradoxale a été exploitée dans la littérature notamment à partir du milieu du XXe siècle (Butor, Robbe-Grillet, Levé, etc.). Les effets de cette énonciation peuvent être divers, mais on peut considérer que, la plupart du temps, ce dispositif invite le lecteur à se mettre à la place du personnage.
- narration à la quatrième personne : ces récits explorent la possibilité de désigner un groupe plus ou moins déterminé de personnages avec les pronoms « nous » ou « on ». À nouveau, la littérature expérimentale du XXe siècle est la plus représentative de cette tendance: Ramuz, Glissant, Kristof etc. (voir Brugger, 2022). Dans ce cas, il semble qu’une collectivité faisant partie de l’histoire raconte des événements auxquels elle a pris part, souvent de manière périphérique. Le caractère ambigu de ce pronom ne permet cependant pas de savoir avec précision qui raconte l’histoire au sein de cette collectivité : un individu faisant partie du groupe, ou le groupe lui-même, dans une voix plurielle…
- narration à la sixième personne : il s’agit de récits dans lesquels des personnages multiples sont désignés avec un pronom pluriel. On en trouve des exemples chez Perec (Les choses), Le Guin (Ceux qui partent d’Omelas) ou D.H. Lawrence (Things); voir Merminod, 2023. En soi, cela reste banal (« ils entrèrent dans la pièce ») mais le cas devient intéressant lorsque ces personnages multiples agissent, pensent et éprouvent des émotions comme s’ils ou elles étaient un seul personnage (« Elles virent la pièce vide et comprirent qu’il était parti »).
Enchâssement et niveau narratif
Un narrateur peut être défini comme enchâssé quand il commence à raconter son histoire à l’intérieur d’une autre histoire. Pour que le cas soit clair, il faut que cet acte de parole se situe à l’intérieur d’une histoire déjà assez développée pour qu’on ait l’impression d’assister à un récit dans un autre récit. Genette désigne le narrateur enchâssé avec le terme intradiégétique. L’enchâssement est un moyen pratique pour construire une scénographie et déterminer avec précision l’identité du narrateur, son lien avec le narrataire, sa fiabilité et son rapport avec l’histoire.
À quel moment raconte-t-on l’histoire ?
On peut distinguer quatre postures narratives fondamentales en fonction de la manière dont la narration se situe par rapport à l’histoire. Ainsi que l’explique Genette :
Il faudrait […] distinguer, du simple point de vue de la position temporelle, quatre types de narration : ultérieure (position classique du récit au passé, sans doute de très loin la plus fréquente), antérieure (récit prédictif, généralement au futur, mais que rien n’interdit de conduire au présent, comme le rêve de Jocabel dans Moyse sauvé), simultanée (récit au présent contemporain de l’action) et intercalée (entre les moments de l’action).
Genette 1972 : 229
Le cas de la narration antérieur étant très rare, on peut résumer les trois postures principales ainsi :
- narration ultérieure : position classique du récit rétrospectif ;
- narration simultanée : narration en direct, contemporaine de l’action ;
- narration intercalée : insérée entre les épisodes de l’histoire.
Le récit simultané est très intéressant, dans la mesure où les événements semblent racontés en direct. De nombreux récits littéraires du XXe siècle utilisent ce procédé, en lien avec une narration à la première ou à la troisième personne, pour donner l’illusion au lecteur d’être plongé au cœur de l’histoire, de partager la perspective du personnage. Cette technique est souvent liée au récit en flux de conscience (stream of consciousness).
Genette souligne par ailleurs la complexité de la narration intercalée, que l’on rencontre notamment dans le roman épistolaire (ou dans le Journal de Bridget Jones) ou dans les récits prenant la forme de journaux intimes :
[La narration intercalée] est a priori le [cas le] plus complexe, puisqu’il s’agit d’une narration à plusieurs instances, et que l’histoire et la narration peuvent s’y enchevêtrer de telle sorte que la seconde réagisse sur la première : c’est ce qui se passe en particulier dans le roman épistolaire à plusieurs correspondants, où, comme on le sait, la lettre est parfois medium du récit et élément de l’intrigue.
Genette 1972 : 229
Bibliographie
Booth, Wayne C. (1961), The Rhetoric of Fiction, Chicago, University of Chicago Press.
Brügger, Arthur (2022), « Narration à la quatrième personne », Glossaire du RéNaF, en ligne.
Genette, Gérard (1972), Figures III, Paris, Seuil.
Jahn, Manfred (2021), Narratology 2.3: A Guide to the Theory of Narrative,
English Department, University of Cologne, en ligne.
Maingueneau, Dominique (2004), Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin.
Meizoz, Jérôme (2007), Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine.
Merminod, Gilles (2023), « Narration à la sixième personne », Glossaire du RéNaF, en ligne.
Stanzel, Franz Karl (1984), A Theory of Narrative, Cambridge, Cambridge University Press.
Fiche de synthèse
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