Le passage suivant se situe au chapitre XLI du roman (Folio 1981, t.1, p. 524-6). Edmond Dantès, devenu la créature uniquement préoccupée de vengeance qu’est le comte de Monte-Cristo, est à Paris. Il a été invité par le jeune Albert de Morcerf dans la maison familiale de ce dernier. Il y rencontre les parents du jeune homme, qui ne sont autres que Fernand, le rival qui l’a trahi 23 ans auparavant, et Mercédès, son ancienne fiancée, devenus depuis comte et comtesse de Morcerf, et donc précisément une partie de ceux sur qui cette vengeance doit s’exercer. Ajoutons également que les années ont rendu Monte-Cristo méconnaissable aux yeux de tous ceux qui ont connu Dantès. Seule Mercédès, dans ce passage, le reconnaît.
Éléments pertinents pour l’analyse
Quels sont les enjeux que l’on donnera pour essentiels dans l’analyse narratologique d’un tel passage?
Quels sont les types de séquence auxquels on a affaire ici, et lesquelles présentent le plus d’intérêt pour une telle analyse?
Dans quelle mesure les informations présentées ici sont-elles déterminées par les personnages, et donc à associer à leur point de vue, leur subjectivité?
Dans quelle mesure le sont-elles par le narrateur? Quelle est le degré de son objectivité?
[ajouter d’autres aspects liés à d’autres onglets théoriques encore à venir]
Notre proposition d’analyse
L’intérêt de ce passage réside pour nous en premier lieu dans le rôle qu’y joue le narrateur. Fondamentalement, comme il s’agit d’une histoire de vengeance, il est capital que les faits dont Monte-Cristo veut se venger soient relatés avec objectivité. De là dépend l’empathie du lecteur pour le héros et son désir de poursuivre sa lecture, afin que cette vengeance s’accomplisse. Le narrateur se présente donc très logiquement, au début du roman, comme omniscient: son point de vue varie au gré de ses besoins et n’est restreint par rien.
Pourtant, après que Dantès est réapparu sous sa nouvelle identité, un changement se produit chez le narrateur. L’objectivité avec laquelle il rapportait les faits s’est transformée en une connivence avec le lecteur, témoin désormais privilégié de l’ensemble de l’action, laquelle dépend en grande partie de l’ignorance des protagonistes quant à l’identité profonde du héros.
En termes d’analyse narratologique portant sur la perspective, on peut observer tout d’abord la question relative à la quantité de la gestion de l’information. La situation générale du roman, dès sa deuxième partie, est typique – c’est pratiquement un cas d’école – d’une configuration de savoir restreint. En effet, si le lecteur sait que Monte-Cristo prépare sa vengeance, il ne sait pas exactement comment elle aura lieu, et ce défaut d’information est précisément ce qui, excitant notre curiosité, prolonge notre lecture. Mais il faut également observer, en parallèle, une configuration de savoir élargi, cette fois entre le lecteur et les autres personnages, à qui font défaut toutes les informations portant sur l’histoire et l’identité du héros. Le suspense en jeu est lié au moment où ces informations seront dévoilées. Dans le cas présent, on imagine, et on attend – non sans une certaine cruauté – l’effet catastrophique qu’un tel dévoilement a (pour Mercédès), ou aura (pour son mari), sur des personnages qui se croyaient à l’abri de leurs actions passées.
Une autre manière d’aborder le passage consiste à considérer l’aspect qualitatif du traitement de l’information narrative. Le narrateur se déporte de la position relativement neutre du point de vue global (qui traduit l’omniscience) à un type de point de vue local, mais multiplié, qui joue sur les différentes configurations de savoir que l’on vient de mentionner. Sans quitter fondamentalement son omniscience, le narrateur – ici complètement assimilable à un auteur-démiurge – s’amuse à incarner successivement différents points de vue. D’une part à l’interne des personnages présents dans la pièce. Lorsque Morcerf père entre, Monte-Cristo le « voit venir à lui » mais ne bouge pas: le « on eût dit que ses pieds étaient cloués au parquet » se rapporte vraisemblablement au point de vue du fils. Lorsque Monte-Cristo « lit » toute l’histoire de Morcerf sur son visage, bien que le contenu de cette lecture ne soit pas explicite, c’est bien de son point de vue qu’il s’agit. D’autre part de manière externe, désancrée d’un personnage particulier, comme en témoigne le « on ne sait pourquoi », qui ne peut être rattaché à aucun personnage de la scène, étant au présent et non au passé ordinaire de la narration.
On peut discuter de la localisation, plus ou moins précise, plus ou moins identifiable, de ces points de vue. On discutera également du poids que prend dans ce passage le point de vue de Monte-Cristo lui-même. En effet, la seconde partie du roman, jusqu’ici du moins, semble entièrement soumise à sa volonté de vengeance, et cette vengeance s’est exercée avec une implacabilité absolue, qui a eu pour effet de fréquemment masquer ce point de vue. De cette manière, le lecteur ne comprend l’action que sur le long terme, et seulement alors que cette vengeance est en train de s’accomplir. Il saisit, en comprenant au fur et à mesure des événements que ceux-ci sont programmés de façon inéluctable, combien le pouvoir du personnage sur cette action est total. Mais ici, la reprise partielle du point de vue de Monte-Cristo sur l’action dont il est l’architecte mais peut-être aussi l’apprenti-sorcier, tend à montrer qu’il n’est peut-être pas aussi maître de celle-ci qu’il le pensait.
Cette multiplication des points de vue paraît donc centrale, et partant, absolue la souveraineté que se donne ici le narrateur en se montrant capable de tous les produire. Il faut, pour s’en convaincre, observer l’aspect modalisé de son discours de régie: le lexique de l’ambiguïté, de l’incertitude, y est constant (« on eût dit », « secrètes douleurs », « imperceptible nuage », « on ne sait pourquoi »). Si le secret est ainsi thématisé par le narrateur, c’est parce qu’il s’agit pour lui de faire montre d’un pouvoir, lié au savoir inéquitablement distribué. Ce pouvoir s’impose à la fois sur la situation locale (ce que les personnages ne savent pas mais que le lecteur et le narrateur savent), sur l’ensemble de l’action (que le lecteur ignore encore partiellement mais que le narrateur connaît) et même sur l’art en général, la littérature étant présentée comme genre artistique transcendant les autres (« un de ces sourires qu’un peintre ne rendra jamais »).
Concernant l’usage didactique d’un tel passage, il s’agit notamment d’observer l’enrichissement de la posture du narrateur omniscient, habituelle au XIXe, au profit d’un effet de connivence qui interroge le rôle du sujet-lecteur. Ce changement est de nature qualitative: l’omniscience devient un jeu de voilement/dévoilement de la part du narrateur, dont – ne l’oublions pas – le but était de nous entraîner vers une justification empathique de la vengeance du comte. De tels indices de subjectivité ainsi remarqués engagent le lecteur dans une logique de suspicion par rapport à la parole érigée comme stable. Ils suggèrent une prise de distance par rapport à l’adhésion totale, alors que le récit semblait entièrement conçu pour provoquer une immersion fictionnelle maximale. Dans le cadre de la lecture du texte, ce que la dynamique narratoriale laisse présager, c’est bien la légitimité de la vengeance du comte. Et, pour l’apprenti-lecteur, la remise en question de la disposition de cruauté dont il s’est cru investi… Au delà, on assiste à la mise en place subtile d’un rapport de désobjectivation du – et donc des – discours d’autorité, qui entre dans une logique d’émancipation du sujet-lecteur.
Pour aller plus loin
Vassilev, Kris (2001), « Vengeance et récit dans Le Comte de Monte-Cristo« , French Forum, n° 26 (2), p. 43-66, en ligne.
Akiki, Karl (2013), La recette du roman populaire, façon Alexandre Dumas, Thèse de doctorat, p. 231-269, en ligne.