Cette fiche pratique est extraite de l’article:
Baroni, Raphaël (2018) « Face à l’horreur du Bataclan : récit informatif, récit immersif et récit immergé », Questions de communication, n° 34, p. 107-132.
DOI: https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.15659
Les sources sont accessibles en ligne.
Anonyme (2015), « Attaques à Paris : le point sur l’enquête et le déroulé des attaques », Le Monde.fr, samedi 13 novembre 2015 à 22h04, mis à jour le 15 novembre 2015 à 22h31. Accès : https://www.lemonde.fr/societe/article/2015/11/13/fusillade-meurtriere-a-paris_4809485_3224.html
Follorou, Jacques (2015), « Une attaque « complexe » inédite sur le sol français », Le Monde, rubrique internationale, samedi 14 novembre 2015. Accès : https://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2015/11/14/un-attentat-complexe-inedit-sur-le-sol-francais_4809754_4809495.html
Lubrano, Marie-Lys (2015), « Trois heures d’horreur au Bataclan », Les Inrockuptibles, n° 1042, 18-24 novembre 2015, pp. 10-14. Accès: https://www.lesinrocks.com/actu/recit-de-trois-heures-dhorreur-au-bataclan-82046-17-11-2015/
Pour illustrer de la manière la plus contrastée possible deux formes de narrativité, l’une informative (relater) et l’autre immersive (raconter), on opposera des récits journalistiques portant sur le même événement mais se situant aux antipodes si l’on considère leur traitement narratif. Cela permettra également de mettre en évidence le fait que le récit immersif (raconter) n’est pas l’apanage exclusif des genres fictionnels, et que les outils présentés sur ce site peuvent être utilisés au-delà du périmètre des textes littéraires. On verra également que les feuilletons médiatiques possèdent d’intéressantes similitudes avec les formes fictionnelles, ce qui révèle la fonction de la mise en intrigue.
Il faut d’emblée mettre en évidence les spécificités génériques des deux récits qui seront opposés. Le premier est un article de presse publié dans le quotidien Le Monde le samedi 14 novembre 2015, soit le lendemain des attentats du 13 novembre. Le second est un article publié dans le magazine hebdomadaire Les Inrockuptibles cinq jours après les faits. Les deux publications n’ont donc pas le même public et elles ne s’inscrivent pas dans le même registre et la même temporalité médiatique. Le Monde est un quotidien généraliste, qui appartient à la presse d’information, ce qui implique que la fonction de divertissement est mise à l’arrière-plan, au profit de la mission d’information et d’explication de l’actualité. Les Inrockuptibles, quant à lui, est un magazine hebdomadaire culturel, engagé politiquement, mais dont la fonction de divertissement est plus appuyée. Son rapport à l’actualité est donc moins direct, ce qui se manifeste, entre autres, par son ouverture à des articles qui privilégient la forme de l’entretien, du reportage, ou de ce que Marie Vanoost appelle le « journalisme narratif » (2016). L’orientation culturelle du magazine, qui ménage une place importante à l’actualité musicale, explique aussi que son traitement des événements soit focalisé sur les événements du Bataclan, où l’un de ses journalistes, Guillaume B. Decherf, a trouvé la mort, ainsi que nous en informe un article situé juste avant celui qui sera analysé.
Commençons avec l’article paru dans Le Monde, dont je reproduis un extrait ci-dessous:
Une attaque « complexe » inédite sur le sol français
Les assauts simultanés de commandos-suicides sont typiques des pays où sévissent des guerres asymétriques, Afghanistan, Irak ou Syrie.
C’est une première en France en matière d’attentat. Plusieurs kamikazes se sont fait exploser, dans la soirée du vendredi 13 novembre, au terme d’assauts meurtriers menés aux abords du Stade de France, à Saint-Denis, et dans cinq lieux à Paris, rue de la Fontaine-au-Roi, rue Bichat, boulevard Voltaire, rue de Charonne et dans la salle de spectacle du Bataclan, après la prise en otage du public. Ces attaques, dites « complexes », au regard de modus operandi en plusieurs étapes, sont inspirées d’une forme de violence ayant cours depuis plusieurs années dans des zones de conflit telles que l’Afghanistan, l’Irak ou la Syrie, où règne une forme de violence dont la France se croyait jusqu’alors protégée.
L’attaque « complexe » type, telle qu’elle est mise en application en Asie du Sud ou au Proche-Orient par des groupes insurgés, cumule plusieurs actions afin de dérouter les futures victimes en associant très souvent le commando suicide et l’assaut arme à la main. Lors de montages plus ambitieux, elle peut combiner plusieurs attaques simultanées contre un même lieu ou contre des endroits distincts. Les cibles sont minutieusement choisies pour le symbole qu’elles incarnent, mais les personnes qui s’y trouvent sont souvent tuées au hasard et pour leur seule présence dans ces lieux. Le but est de faire le maximum de victimes et de frapper les esprits par la peur.
La police scientifique a rapidement pu identifier les corps des kamikazes coupés en deux au niveau des ceintures d’explosifs.
Selon les premiers éléments de l’enquête de flagrance conduite par le parquet, notamment sur les quatre assaillants qui ont pénétré dans les locaux du Bataclan, ces derniers portaient des ceintures d’explosifs en entrant dans l’établissement. Ils ne les ont déclenchées que lors de l’assaut des forces de l’ordre. Seul un des quatre assaillants ne parviendra pas à se faire sauter. Il a été tué par les hommes de la brigade de recherche et d’intervention lors de l’assaut.
Auparavant, ces quatre hommes se sont appliqués à tuer leurs victimes par balles au moyen d’armes automatiques, en tirant soit sur les gens à terre, soit sur ceux qui tentaient de fuir. « Leur intention était clairement de mourir en martyr », analyse un enquêteur mobilisé tout au long de la nuit sur les lieux du drame. […]
Jacques Follorou, « Une attaque « complexe » inédite sur le sol français », Le Monde, rubrique internationale, samedi 14 novembre 2015. URL: https://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2015/11/14/un-attentat-complexe-inedit-sur-le-sol-francais_4809754_4809495.html
On peut définir la structure de cet extrait de la manière suivante: la première partie de l’article (titre, lead, et 1ère phrase) voit la désignation générique de l’événement ; la deuxième partie (2e phrase) reprend la mention de l’événement en une seule phrase ; la troisième partie (jusqu’à la fin du 2e paragraphe), comprend la définition puis l’explicitation de la catégorie événementielle générique « attaque complexe » ; enfin la quatrième partie (les trois derniers paragraphes) constitue le compte-rendu en tant que tel.
La modalité du traitement narratif de l’événement apparaît dès le titre. Le Monde choisit de désigner les attentats par un terme générique, repris deux fois dans le corps du texte: il s’agit d’un attaque « complexe », qui est certes définie comme « inédite sur le sol français », mais qui est rattachée à un événement « typiques des pays où sévissent des guerres asymétriques ». Nous assistons ainsi à l’avènement d’une nouvelle catégorie événementielle, qui est présentée comme l’information centrale associée à ces attaques. En revanche, aucun des énoncés qui se rattachent aux faits de la nuit précédente ne vise à recréer une scène immersive. On notera d’abord qu’aucun sujet n’est défini par son nom propre ou par des traits idiosyncrasiques. Les seuls sujets singuliers renvoient à une source non spécifiée (un « enquêteur ») et à l’un des assaillants qui « ne parviendra pas à se faire sauter ». Les protagonistes sont donc généralement décrits de manière collective, à travers des lexèmes qui renvoient à leur fonction plutôt qu’à leur identité singulière:
- Agresseurs: « plusieurs kamikazes », le « commando suicide », les « quatre assaillants », « ces quatre hommes » ;
- Victimes: les « cibles », le « public », les « victimes », les « gens à terre » ;
- Protecteurs: la « police scientifique », le « parquet », les « forces de l’ordre », les « hommes de la brigade de recherche et d’intervention ».
Sur le plan du cadre spatio-temporel, on constate que la focalisation sur un lieu singulier, en l’occurrence le Bataclan, n’est pas immédiate, puisque cet endroit est d’abord mentionné en queue d’une liste passant en revue tous les autres emplacements où se sont déroulés des « assauts meurtriers »: aux abords du Stade de France, à Saint-Denis, à la rue de la Fontaine-au-Roi, à la rue Bichat, au boulevard Voltaire et à la rue de Charonne. On n’assiste donc pas à la construction d’une véritable scène immersive.
Les temps des verbes qui se rattachent aux événements de la veille sont majoritairement énoncés au passé composé (« se sont fait exploser », « a pu identifier », « ont pénétré », « ont déclenchées », « a été tué », « se sont appliqués »), parfois associés à des imparfaits d’arrière-plan ou marquant la simultanéité du procès (« ces derniers portaient des ceintures d’explosifs », « ceux qui tentaient de fuir »). Ce choix dans les tiroirs verbaux insiste surtout sur le caractère accompli des actions, plutôt que sur leur développement linéaire. On constate d’ailleurs que la structure de l’article ne suit pas la chronologie des événements, même dans les paragraphes focalisés sur l’attaque du Bataclan. Le premier paragraphe désigne globalement les contours de l’événement par le terme générique « assauts meurtriers », mais il est rapidement caractérisé par l’un des aspects les plus frappants de ces assauts: (4) des « kamikazes se sont fait exploser ». En l’absence de connecteurs, la partie proprement narrative, qui commence dans le quatrième paragraphe, adopte un style parataxique: il débute par (6) l’identification des kamikazes « coupés en deux », avant de remonter le temps pour établir une chronologie des faits qui se sont déroulés dans un lieu particulier: (2) des assaillants pénètrent dans le Bataclan ; (4) ils déclenchent leurs explosifs lors de l’assaut ; (5) un terroriste qui n’est pas parvenu à se faire sauter est abattu par les forces de l’ordre. Le paragraphe suivant ajoute deux éléments supplémentaires, qui viennent complexifier cette chronologie: (3) les terroristes ont abattu des victimes avant de se faire sauter ; (1) leur intention était de mourir en martyr.
Si l’on définit l’ordre des énoncés se rapportant à des contenus narratifs par des lettres, et l’ordre des événements auxquels ils se réfèrent par des chiffres – suivant en cela en suivant l’usage proposé par Genette dans Discours du récit (2007: 27) – cela donne la structure suivante:
A4 – B6 – C2 – D4 – E5 – F3 – G1
Alan Bell explique ce principe qui consiste, dans l’écriture d’une nouvelle, « à ne pas donner la priorité à l’action ou au processus, mais au résultat », en le rattachant à la logique du flux d’actualité dans lequel s’insère le discours journalistique: « C’est ce principe qui permet aux nouvelles d’être actualisées jour après jour ou heure après heure. S’il y a un nouveau résultat, l’action précédente peut redescendre dans l’histoire » (Bell 1995: 312). Les manuels d’écriture journalistique préconisent également cet ordre anti-chronologique, qui s’explique par les contraintes posées par une lecture hâtive, qui suit rarement le plan linéaire de l’article et élude souvent la fin du texte. La nouvelle apparaît alors comme une sorte de narration qui ne suit pas « la progression vers un point culminant et un dénouement. Habituellement, la nouvelle commence au contraire par… le dénouement. Elle nous apprend tout de suite comment ça s’est terminé. […] Elle dit l’essentiel d’abord, éliminant le suspense » (Ross 1990: 80).
Si le souci de nouer une intrigue ou d’immerger le lecteur dans une histoire est étranger au journaliste du Monde, ce dernier déploie en revanche d’importants efforts pour rendre cet événement plus compréhensible. Ainsi que je l’ai déjà signalé, cela passe, sur un plan axiologique, par le rattachement des protagonistes du drame à des catégories génériques, qui renvoient aux figures des agresseurs, des victimes et des protecteurs. Par ailleurs, dès l’incipit, le journaliste opère un recadrage des événements, qui apparaissaient d’abord comme un drame national « inédit », avant d’être réinterprétés sur une échelle internationale permettant d’identifier une redondance: ces attaques complexes seraient « inspirées d’une forme de violence ayant cours depuis plusieurs années dans des zones de conflit telles que l’Afghanistan, l’Irak ou la Syrie ». Le second paragraphe développe ce parallèle, qui permet non seulement de comprendre la nature de l’agression, mais également son objectif: il est précisé que les « cibles sont minutieusement choisies pour le symbole qu’elles incarnent » et que le « but est de faire le maximum de victimes et de frapper les esprits par la peur ». Cet article apparaît donc comme un cas exemplaire du récit informatif: l’immersion et la mise en intrigue sont neutralisées au profit d’une représentation objectivante et généralisante, visant à rendre un peu plus compréhensible un événement ayant introduit une forte discordance dans le flux de l’actualité.
Le récit proposé par Les Inrockuptibles apparaît radicalement différent, aussi bien du point de vue fonctionnel que stylistique. Le titre choisi se situe d’emblée dans le registre des émotions et définit les contours d’un événement singulier: « Trois heures d’horreur au Bataclan ». Le chapeau revient sur ce cadre spatio-temporel pour préciser la durée, le lieu et la nature de l’action qui s’y déroule: « De 21h40 à 0h30, la salle de spectacle parisienne a été le théâtre d’un massacre méthodique doublé d’une prise d’otage. » Il s’agit aussi de spécifier la source du récit et de légitimer son autorité: « Notre journaliste Marie-Lys Lubrano était au plus près des forces d’intervention. »
Dans ce cas, les contextes plus larges renvoyant aux autres attaques parisiennes et à la problématique générale du terrorisme sont complètement évacués au profit d’une focalisation sur un référentiel spatio-temporel clairement délimité, qui permet la construction d’une scène immersive. L’ancrage dans une expérience subjective est marqué non seulement par l’identification de la narratrice, qui est présentée comme un témoin indirect des événements, mais également par le relai offert par différents témoins directs (Yves, Alice, Julien), qui sont désignés dans le fil du texte par leur prénom, et dont les récits respectifs vont permettre de suivre trois fils narratifs liés à des drames personnels qui s’insèrent dans la chronologie des attentats. Les deux premiers paragraphes sont marqués par l’usage généralisé du présent narratif, qui peut être considéré comme l’indice le plus évident d’un processus de déplacement déictique dans le plan de l’histoire racontée. Cet effet d’hypotypose est renforcé par le recours fréquent au discours rapporté en style direct:
Paris, vendredi, 22 heures. Voilà une demi-heure que la fusillade au Carillon, près du canal Saint-Martin, a ouvert le bal des attentats quand une quinzaine de voitures de police s’engouffrent dans le boulevard Voltaire. L’entrée en est rapidement fermée tandis qu’une flotte d’ambulances de la Croix-Rouge prend position. Avenue de la République, les cafés baissent leurs rideaux métalliques. Flanquées de camions de pompiers garées en travers, les rues du quartier sont méconnaissables. Une sur deux est barrée: difficile de savoir où se diriger. Très vite, on est cernés par les rubans rouges et blancs, incapables de dire si l’on s’approche ou si l’on s’éloigne de la zone dangereuse.
Soudain, au coin de la rue Crussol et du boulevard Voltaire, un hurlement nous glace: « N’avancez pas ! » Le ton sue la panique. Impossible de savoir d’où vient la voix, jusqu’à ce qu’un homme caché derrière une moto bondisse dans la pénombre, arme au poing. On met un peu de temps à percuter qu’il s’agit d’un policier. L’homme menace: « Recule ou je te défonce ! » On obéit. Il retourne s’accroupir entre les motos, sur le trottoir. Nous sommes devant le 41, boulevard Voltaire. Le Bataclan est au 50. Les bribes d’info qui rebondissaient dans les rues étaient vraies: il est 22h40 et une prise d’otages est en cours dans la mythique salle de concert.
Marie-Lys Lubrano, « Trois heures d’horreur au Bataclan », Les Inrockuptibles, n°1042, 18-24 novembre 2015, pp. 10-11. URL: https://www.lesinrocks.com/actu/recit-de-trois-heures-dhorreur-au-bataclan-82046-17-11-2015/
Ces premières phrases situent la narratrice au cœur de l’action. On relèvera au début du premier paragraphe l’association d’une phrase averbale avec une phrase à présentatif, cette association visant probablement à produire un sentiment d’immédiateté. On remarquera ensuite un grand nombre de constructions qui viennent préciser les circonstances des événements rapportés. Le discours est émaillé par plusieurs énoncés descriptifs, qui permettent de se construire une représentation visuelle de la scène (« Flanquées de camions de pompiers garées en travers, les rues du quartier sont méconnaissables »), ainsi que par différentes expressions métaphorisantes (« le bal des attentats », « une flotte d’ambulance », « Les bribes d’info qui rebondissaient dans les rues étaient vraies »), qui nous placent dans un registre littéraire. La visualisation de la scène est par ailleurs étayée par une grande photographie occupant la majorité de l’espace couvert par la double page: l’image prise en plan large et en plongée montre une rue où se trouve un groupe de policiers.
On peut la rattacher grâce à une légende au cadre de l’action, tel qu’il est décrit dans les premiers paragraphes: « Une file de policiers équipés de boucliers aux abords du Bataclan, le 13 novembre ». On notera que l’usage du plan large, s’il semble se dissocier du point de vue de la narratrice dont on nous a précisé qu’elle était « au plus près des forces d’intervention », apparaît comme un procédé cinématographique typique pour introduire une scène. Deux autres photographies au cadrage plus serré nous placent ensuite à hauteur d’homme, au cœur de l’action. La première montre un homme armé accompagnant deux personnes portant un blessé, et la seconde une série de civils courant dans la rue. La légende nous permet de rattacher ces deux images aux événements racontés, sans nous permettre de les situer précisément dans le déroulement des faits: « La police tente d’évacuer quelques blessés pendant la prise d’otage ».
L’usage répété du pronom « on » dans l’incipit (« on est cernés par les rubans rouges et blancs, incapables de dire si l’on s’approche ou si l’on s’éloigne de la zone dangereuse ») permet d’inscrire la narratrice dans la communauté indistincte de ceux qui se trouvaient sur place, et certains témoignages se mêleront d’ailleurs à son discours sans que le marquage de la polyphonie soit toujours explicite. Plusieurs subjectivèmes ancrent la représentation dans le ressenti du « je narré » ou de la foule présente sur place (« un hurlement nous glace », « le ton sue la panique »), par ailleurs, des adverbes tels que « voilà », « soudain », ou « très vite » dynamisent la durée et l’inscrivent dans l’actualité des événements. Le récit vise donc la reconstitution d’une scène focalisée sur l’expérience subjective des témoins du drame, plutôt que d’accroître notre compréhension objective des faits en s’appuyant sur le point de vue rétrospectif de la journaliste qui rédige ce récit cinq jours plus tard. Au lieu de chercher à remédier aux limitations du savoir des personnages plongés au cœur des événements, la narration exploite ces lacunes pour dynamiser le récit: il faut par exemple attendre la fin du deuxième paragraphe pour que le « je narré » se voie confirmer la nature de l’événement et sa localisation, alors que le « je narrant » ne peut évidemment pas ignorer de telles informations.
Suite à cette introduction, dont la durée est précisément délimitée entre 22h00 et 22h40, on observe ensuite une analepse dramatisée, qui nous fait basculer dans un autre point de vue: celui des témoins qui ont vécu le drame en direct, à l’intérieur du Bataclan: « Les bribes d’info qui rebondissaient dans les rues étaient vraies: il est 22h40 et une prise d’otages est en cours dans la mythique salle de concert. À l’intérieur, tout le monde l’a compris depuis une heure. » Dans le cas présent, l’analepse s’intègre dans une dynamique du récit fondée sur la rétrospection: l’introduction énigmatique, qui insiste sur le caractère lacunaire des informations disponibles pour les témoins situés à l’extérieur du Bataclan, engendre de la curiosité, ce qui motive le retour en arrière. La scène rétrospective joue ainsi, si on la prend dans sa globalité, le rôle d’une « analepse complétive » dans la terminologie de Genette (2007: 41). À partir de ce moment, le récit se focalise alternativement sur trois témoins principaux, désignés par leur prénom et caractérisés par des traits idiosyncrasiques qui les distinguent de la foule: il y a d’abord Yves, un auteur de 36 ans, qui accompagne Elea, une amie ; ensuite Alice, 23 ans, dont le récit est relayé par sa sœur Cécile car elle est trop éprouvée pour témoigner directement ; enfin Julien, qui est défini comme « grand, baraqué, le crâne rasé » et qui « avait emmené son neveu au concert, avec deux copains », Xavier et Mathieu. Il faut préciser que les témoignages sont parfois rapportés en style direct, mais ils sont le plus souvent transformés en récit narré au présent, dans une forme qui se confond avec l’écriture de la journaliste.
À partir de l’analepse dramatisée, le déroulement respecte strictement la chronologie des événements, qui est très précisément reconstruite dans le fil du récit, parfois en s’appuyant sur l’heure inscrite dans la mémoire des téléphones portables utilisés par les témoins. La narration mentionne les jalons suivants: 21h00 (Yves se place près de la scène), 21h40 (attaque des terroristes), 22h08 (Yves envoie un SMS à sa petite amie pour la rassurer), 22h20 (Yves se réfugie sur le toit et appelle ses parents), 22h40 (retour au « présent » de la journaliste qui décrit ce qui se déroule en dehors de la salle), 23h00 (départ du groupe d’intervention), 23h13 (arrivée d’un fourgon de la BRI), 23h16 (des policiers entrent dans le Bataclan), 23h19 (Alice est sauvée et appelle sa sœur), 23h40 (débriefing avec un négociateur de la BRI), 23h45 (établissement par la police d’une liste de contacts des victimes encore piégées à l’intérieur), 00h00 (assaut final), 0h20 (série de coups de feux et d’explosions), 1h15 (Yves et Xavier sortent du Bataclan), 1h45 (Julien apprend que son neveu et Mathieu vont bien).
Ce qui frappe dans cette structure, ce n’est pas seulement le respect relatif de la chronologie des faits, qui favorise le régime du suspense, mais aussi la manière dont le récit s’ancre dans les points de vue subjectifs pour exploiter les incertitudes éprouvées par les personnages plongés au cœur du drame, que ce soit à travers leur interprétation erronée des événements (« comme les autres, aux premiers coups de feu, elle a pensé à des pétards. Jusqu’à ce qu’elle voie le groupe se barrer de la scène en courant ») ou par la manière dont ils envisagent des virtualités qui ne se réaliseront pas:
Dans la fosse, Alice remarque qu’il y a un petit espace sous la cabine des ingés son ; peut-être qu’elle pourrait s’y glisser. À côté, les assaillants chuchotent en français. Elle entend « grenades » et comprend qu’ils veulent faire sauter la salle. Se fourrer dans un trou n’est pas forcément une bonne idée s’il y a une bombe, ou s’il faut évacuer. Elle ne bouge pas.
Marie-Lys Lubrano, « Trois heures d’horreur au Bataclan », Les Inrockuptibles, n°1042, 18-24 novembre 2015, p. 13. URL: https://www.lesinrocks.com/actu/recit-de-trois-heures-dhorreur-au-bataclan-82046-17-11-2015/
Pour son malheur, Julien ne sera informé du sort de son neveu qu’une demi-heure après la fin des opérations de sauvetage. Comme la narratrice choisit de repousser dans le dernier paragraphe cette révélation, l’égalité des savoirs partagés par le personnage et les lecteurs offre au récit un dénouement sous forme de de happy end cathartique:
Julien lui, ne peut plus appeler sa sœur. Il n’a pratiquement plus de batterie et absolument plus de mots. Le Bataclan est évacué depuis une demi-heure, Xavier l’a appelé tout de suite. Mais pas Mathieu ou son neveu. Julien vacille. Les journalistes complètent le tableau: il y a eu sept attentats dans Paris et on parle de près d’une centaine de morts rien qu’au Bataclan. Julien n’entend pas. Enfin son téléphone sonne. Il décroche et se met à pleurer. Son neveu est sorti avec Mathieu, ils vont bien ; ils ont réussi à rester planqués sous le toit. « Putain, il est fort ce petit mec quand même », sourit Julien à travers ses larmes.
Marie-Lys Lubrano, « Trois heures d’horreur au Bataclan », Les Inrockuptibles, n°1042, 18-24 novembre 2015, p. 14. URL: https://www.lesinrocks.com/actu/recit-de-trois-heures-dhorreur-au-bataclan-82046-17-11-2015/
On peut certes dénoncer le caractère dramatique de ce récit en le rattachant aux effets racoleurs d’une presse à sensation, mais au-delà de l’aspect économique, Marie Vanoost a montré que le journalisme narratif n’est pas dénué de préoccupations éthiques, ainsi que l’affirment de nombreux journalistes qui pratiquent ce genre:
l’information, hors de tout contexte humain, constitue une abstraction que l’on peut facilement ignorer ou ne pas pleinement comprendre. Les journalistes narratifs sont donc convaincus d’offrir au lecteur une compréhension plus large et plus profonde du monde qui nous entoure, d’atteindre un niveau de configuration plus élevé que le journalisme « classique ».
(Vanoost, 2016: §9)
Là où l’article du Monde visait à colmater une brèche introduite par un événement disruptif, en inscrivant la discordance du drame dans un cadre plus concordant, qui permet de reconnaître des phénomènes plus généraux, le récit des Inrockuptibles revient au contraire sur les circonstances de l’attaque du Bataclan, non pour les éclairer, mais pour rendre justice à l’expérience horrifique vécue par les victimes. Au lieu d’élargir l’échelle pour transcender la singularité de l’événement, il s’agit cette fois de nous replacer au plus près du vécu des protagonistes et des témoins pour en faire éprouver l’impact émotionnel. Le choix d’orienter le récit selon le point de vue des victimes, et non selon celui des agresseurs ou des protecteurs, prend alors une importance cruciale sur un plan éthique. Le savoir mis en jeu est fondé sur une compréhension plus profonde, qui se situe au niveau de l’empathie, plutôt qu’au niveau d’une connaissance distanciée, qui rendrait les événements racontés plus facilement interprétables.
Cette analyse comparée a permis de dégager des différences qui existent entre un style immersif et un style explicatif. Cependant, rien n’oblige à limiter notre horizon à ces deux pôles: il est notamment possible d’esquisser une troisième catégorie médiatique, que l’on pourrait désigner comme celle des récits immergés dans l’actualité, c’est-à-dire qui s’insèrent à la fois dans le flux d’un événement inachevé ou énigmatique et dans une série d’épisodes orientés vers un dénouement possible. De tels récits articulent progressivement une intrigue qui se déploie à l’échelle d’un « feuilleton médiatique » (Baroni 2016: §17). Dans de tels cas, la question se pose moins dans les termes d’une alternative entre style immersif ou style informatif, que dans ceux d’un jeu de contraintes posées à l’écriture par la situation d’un narrateur dont la perspective est effectivement limitée, ce qui l’oblige à attendre des développements ultérieurs pour raconter le dénouement. Dès lors, la distinction entre la temporalité du monde raconté et celle de la narration n’a plus la même pertinence: l’ancrage du discours rejoint celui de l’événement dans lequel l’énonciateur et son lectorat sont encore immergés.
On constate ainsi que le soir même des attentats, le site du Monde a publié un article proposant de « suivre en direct » le déroulement de la situation. Dans ce premier compte-rendu, d’abord mis en ligne le 13 novembre à 22h04 (soit environ 40 minutes après le début des attentats), puis mis à jour jusqu’au 15 novembre à 22h31, le récit n’est pas seulement focalisé sur le passé. Certes, une carte permet de situer géographiquement et chronologiquement le déroulement des attentats, qui sont littéralement saisis sous la forme d’une configuration visuelle, mais on trouve aussi un point sur la situation actuelle – le « bilan provisoire » est énoncé au présent, car il peut encore évoluer – et sur les conséquences futures, qui sont articulées sous la forme prospective du conditionnel:
Un bilan provisoire fait état d’au moins 129 morts et 352 blessés, dont beaucoup dans un état grave, selon le procureur de la République de Paris, François Molins, mais il pourrait s’alourdir. Sept terroristes sont morts, tous après avoir actionné leurs ceintures explosives.
L’organisation Etat islamique a revendiqué ces meurtres, samedi. François Hollande a promis que « la France sera[it] impitoyable à l’égard des barbares ». Il a décrété un deuil national de trois jours et a annoncé que « tous les dispositifs » de sécurité seraient renforcés à leur niveau maximal.
Suivez la situation et les réactions en direct sur LeMonde.fr
« Attaques à Paris : le point sur l’enquête et le déroulé des attaques », Le Monde.fr, samedi 13 novembre 2015 à 22h04, mis à jour le 15 novembre 2015 à 22h31. Consulté le 28 septembre 2018. URL : https://www.lemonde.fr/societe/article/2015/11/13/fusillade-meurtriere-a-paris_4809485_3224.html
Pour le feuilleton médiatique, chaque épisode renvoie donc à la portion de l’histoire qui vient de se dérouler et aux événements antérieurs, racontés dans d’autres épisodes, auxquels elle se rattache, mais il faut envisager aussi une histoire inachevée et plus englobante, ce qui implique de rendre compte des événements actuels (ceux marqués par une forme de suspension ou d’attente) et des développements ultérieurs, ceux qui sont généralement articulés, à ce stade, sous la forme d’hypothèses. Si l’on veut esquisser une définition du récit immergé dans l’actualité, il faut dès lors intégrer à l’analyse ces trois aspects: passé, présent et futur, les deux dernières perspectives temporelles ayant été généralement négligées par les approches formalistes, dont les concepts ont été forgés à partir de récits dont on présupposait l’unité rétrospective et la complétude. Dans notre exemple, on constate que la logique du direct appelle d’autres formats que celui du journalisme traditionnel, soumis à un rythme de diffusion périodique quotidien ou hebdomadaire. Les fils d’actualité diffusés sur Internet ou les chaînes d’information en continu prennent alors le relais des médias traditionnels et produisent une expérience narrative de plus en plus marquée par la multimodalité et une forme de coordination transmédiatique.
Face aux inquiétudes engendrées par ces flux d’information en direct (Lits 2010: 115), il serait néanmoins réducteur de rattacher le feuilleton médiatique exclusivement à ces nouveaux formats ou de l’associer à un inévitable affaiblissement du travail de configuration narrative, qui conduirait à une perte de sens, un règne de l’émotion et une confusion généralisée. En effet, certains feuilletons médiatiques se déploient sur une très large échelle, ce qui les rend parfaitement compatibles avec les formats périodiques traditionnels. Pour prendre des exemples récents, le suspense politique lié à la négociation de la dette grecque ou celui associé au destin des migrants embarqués à bord de l’Aquarius ont tenu en haleine les lecteurs des journaux pendant des jours ou des semaines entières, ce qui laissait tout le loisir aux journalistes pour configurer des épisodes hautement informatifs au sein d’une actualité qui n’avait nul besoin d’être dramatisée pour entretenir l’intérêt du public. Il y aurait néanmoins quelques enseignements à tirer du fait que ces récits immergés dans l’actualité sont ceux qui ressemblent le plus aux récits immersifs, voire aux fictions littéraires, alors que sur une échelle locale, chaque épisode peut parfaitement se conformer aux modalités discursives des récits informatifs. On comprend en effet que l’une des fonctions essentielles des fictions littéraires consiste à simuler cette situation temporelle qui est celle d’un être plongé au coeur d’événements, dans une perspective où la tension nouée par un avenir incertain ou un passé obscur n’est pas encore dénouée, tisse encore un réseau dense de virtualités narratives. Le récit immersif aussi bien que le récit immergé ouvrent les perspectives temporelles de l’enquête, de l’action et de la responsabilité.
Références
Baroni, Raphaël (2018) «Face à l’horreur du Bataclan : récit informatif, récit immersif et récit immergé», Questions de communication, n° 34, p. 107-132. DOI: https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.15659
Baroni, Raphaël (2016), «Un feuilleton médiatique forme-t-il un récit?», Belphégor, n° 14(1). URL: https://belphegor.revues.org/660
Bell, Alan (1995), «News Time», Time & Society, n°4 (3), p. 305-328.
Genette, Gérard (2007), Discours du récit, Paris, Seuil.
Lits, Marc (2010), « L’impossible clôture des récits multimédiatiques », A Contrario, n°13 (1), p. 113-124.
Ross, Line (1990), L’écriture de presse. L’art d’informer, Boucherville, Gaëtan Morin Éditeur.
Vanoost, Marie (2016), « Journalisme narratif: des enjeux contextuels à la poétique du récit », Cahiers de narratologie, n°31. URL: https://journals.openedition.org/narratologie/7543