RIVAZ – LE CHEMIN DES AMOUREUX

Cette nouvelle d’Alice Rivaz illustre de manière exemplaire les rapports entre mise en intrigue, immersion dans le monde de l’histoire, virtualités narratives et rythme lié à la segmentation du texte. Plutôt que de reposer sur une complication et sur les aléas d’un conflit, l’intérêt de cette nouvelle dépend plus directement d’un réseau d’hypothèses esquissées dans le fil d’une histoire très simple, dont les enjeux sont à la fois saillants et faciles à circonscrire. On peut montrer par ailleurs comment l’ordre du récit met en jeu une temporalité complexe, sans pour autant nuire au sentiment de linéarité dans la représentation de l’histoire, laquelle s’organise autour d’une seule scène immersive en deux parties bien distinctes.

Le début de l’histoire présente une femme dissimulée derrière « un massif de lilas » (p. 26) observant discrètement un homme, Denis, avec lequel elle a rendez-vous. Ce premier segment du récit est composé de cinq paragraphes, de longueur croissante, qui couvrent environ sept pages dans l’édition de poche, soit environ 40% de la nouvelle. Cette entrée en matière, entièrement dépourvue de dialogue, se présente comme une exposition assez homogène. Le passage est organisé narrativement autour de cette scène d’espionnage, qui engendre chez la protagoniste un flot de pensées organisées en description, souvenirs et commentaires.

Elle était sortie par la porte ouvrant sur la cour, parce qu’il avait été convenu que, ce soir, Denis l’attendrait un peu plus bas, à l’angle de la petite rue, devant le magasin de comestible. Et, en effet, il était là, nu-tête – nu-tête ! mais qu’est-ce que ça prouve ? (p. 26)

Le monde de l’histoire acquiert d’emblée une certaine consistance mimétique par la mention d’informations apparemment superflues : il est question d’une porte ouvrant sur « la cour », d’une « petite » rue et d’un « magasin de comestibles », qui ne joueront aucun rôle dans cette histoire. Selon l’expression de Roland Barthes (1966 : 84), ces informations sont un « luxe de la narration » dont découle un effet de réel. En revanche, ce luxe contraste fortement avec le caractère elliptique du passage en discours indirect libre : si le récit mentionne que Denis est « nu-tête », ce n’est pas pour nous aider à imaginer ce personnage, mais parce que ce détail revêt apparemment une importance cruciale pour la protagoniste, qui se demande ce que « ça prouve ». Pour reprendre les termes de Tomachevski, cette pensée maintient le lecteur « dans l’ignorance de certains détails, nécessaires à la compréhension de l’action » (1965 : 275) et cette lacune apparente permet de nouer le premier fil de l’intrigue en suscitant un sentiment de curiosité. On constate que la représentation du point de vue interne du personnage ne vise pas à établir une égalité entre son savoir et ce qui est divulgué au lecteur, mais il sert au contraire à susciter une perplexité durable, puisqu’il faudra attendre le début du quatrième paragraphe – qui correspond environ à trois pages dans la version en poche – pour que cette énigme soit résolue.

Entre-temps, le récit se développe en suivant le flux des pensées de la femme, qui savoure « le plaisir sans prix d’être guettée, attendue par Denis, à l’heure dite, au lieu convenu » (p. 26). Le motif de l’attente domine cette partie de la nouvelle et se développe sous la forme d’analepses allusives évoquant des événements antérieurs. Ces souvenirs prennent donc la forme distanciée d’un sommaire, c’est-à-dire qu’ils ne suffisent pas à déplacer le référentiel spatio-temporel dans lequel l’histoire est ancrée. Ces informations rétrospectives sont néanmoins essentielles, car elles permettent de clarifier les enjeux de la rencontre et de lui conférer ainsi un certain relief. Le fil des pensées de la protagoniste parcourt un réseau de virtualités : on apprend que « Toute la journée elle avait vécu ce moment à l’avance » (p. 26). Cette projection compulsive est motivée par la crainte que Denis ne se présente pas au rendez-vous, éclairant à la fois fragilité de la relation entre les personnages et les espoirs placés dans la rencontre :

Et cette crainte qu’elle avait éprouvée tout le jour qu’il ne soit pas là, qu’il ait oublié, changé d’idée, ou pire, qu’il n’ait plus eu du tout envie de sortir avec elle ce soir, car on peut s’attendre à tout avec eux. Sans compter qu’une obligation professionnelle inattendue aurait pu le retenir dans l’internat où il enseignait le latin et le grec. Et comment aurait-il pu l’avertir dans ce cas, puisqu’elle n’avait pas encore le téléphone ? (p. 27)

Denis est bien présent au rendez-vous, mais ces hypothèses, articulées au subjonctif ou au conditionnel passé, soulignent les enjeux dramatiques centraux de cette nouvelle, à savoir le manque de certitude concernant le lien affectif unissant les deux personnages. Par ailleurs, ce passage dénoue un premier fil de l’intrigue, qui nous tenait en haleine depuis le premier paragraphe, en révélant l’importance accordée à l’absence de couvre-chef :

Mais ces craintes étaient vaines, puisque Denis était là, arrivé bon premier au rendez-vous, tête nue comme les autres fois, – tête nue, encore une fois, qu’est-ce que ça prouvait ? Qu’il détestait vraiment tous les genres de couvre-chefs et n’en portait jamais aucun, ainsi qu’il le lui avait dit ? Elle se serait donc trompée lorsqu’elle avait cru l’apercevoir de loin, avant-hier, coiffé d’un béret basque bleu marine, accompagné d’une femme très élégante, un peu plus petite que lui et vers laquelle il se penchait en marchant, se rapprochant parfois si, si près d’elle qu’il semblait en être amoureux. (p. 28)

Si l’on comprend maintenant l’importance du « couvre-chef », une nouvelle forme de curiosité remplace la première, puisque nous partageons désormais avec la protagoniste cette impossibilité de savoir si elle s’est « trompée » :

Mais était-ce lui ou n’était-ce pas lui ? Sans ce béret, évidemment, ça aurait pu être lui ! Et même si c’était lui, qu’est-ce que ça prouverait en somme ? Ah ! Comment savoir ?… (p. 29)

À ce stade du récit, tel le chat de Schrödinger, il existe donc deux versions possibles du passé : l’une dans laquelle Denis est cet homme à béret qui s’est promené avec une autre femme, et la seconde dans laquelle il s’agit de quelqu’un d’autre. Pour tenter d’établir une configuration plus stable, qui permettrait de dénouer l’intrigue, le témoin sonde sa mémoire à la recherche d’indices qui ne font que renforcer son incertitude :

Car, jusqu’ici, impossible de rien savoir avec lui. Impossible d’être sûre… Ainsi, la dernière fois, le dernier dimanche de mars, ils s’étaient promenés ensemble dans la campagne. Eh bien, pas une seule fois il n’avait essayé de l’embrasser ! N’était-ce pas curieux ? Alors, comment savoir ? (p. 29)

Les commentaires digressifs que l’on peut attribuer aux pensées de la protagoniste tendent par ailleurs à élargir la portée de cette interrogation, qui devient révélatrice des rapports homme-femme dans ce contexte socio-historique :

Car comment savoir avec eux ? (p. 31)

Mais n’est-ce pas toujours ainsi avec eux ? avec nous ? Entre eux et nous ? Un éternel balancement qui nous rapproche et nous éloigne tour à tour. (p. 31-32)

Cette première partie s’achève par l’expression d’un « besoin de savoir », qui renvoie autant à l’énigme ancrée dans le passé qu’à l’espoir que ce rendez-vous conduira à une révélation des sentiments que Denis éprouve. La suite du récit est donc placée dans le double régime de la curiosité et du suspense :

Ah ! Savoir ! Savoir ! Mais qu’a-t-elle besoin de savoir puisqu’il est là devant le magasin de comestible et qu’il vient de l’apercevoir et s’élance à sa rencontre.
       — Bonsoir Elisabeth…     
       — Bonsoir Denis. (p. 32)

À cette charnière, le récit change radicalement de rythme : à l’immobilisme de la scène d’observation, qui servait surtout de prétexte pour une exposition des enjeux dramatiques, succède une série d’actions et de dialogues. La relation entre les deux personnages s’équilibre : la protagoniste est maintenant pourvue, elle aussi, d’un prénom, et chacun parle et agit à tour de rôle. L’asymétrie demeure en revanche au niveau de l’accès aux pensées des personnages, puisque Denis reste impénétrable alors que nous continuons à suivre le flux des pensées d’Elisabeth. La transition est soulignée formellement par un changement dans le régime énonciatif, puisque le plan historique, qui prédominait jusque-là, fait place à de nombreux déictiques, non seulement dans les dialogues, mais également dans les passages narratifs : « il est  », « il vient de l’apercevoir et s’élance à sa rencontre ».

Les dialogues en style directs, en alternance avec de courts paragraphes narratifs, contribuent à aérer la mise en page, conférant à la lecture un rythme beaucoup plus leste, à l’image de la promenade nocturne des amants. Cette progression favorise l’économie prospective du suspense en jouant sur un va-et-vient entre rapprochement et éloignement, aussi bien des corps que postures affichées dans les discours des interlocuteurs. Les commentaires introspectifs d’Elisabeth reprennent quant à eux le leitmotiv des interrogations exposées au début de la nouvelle en les modulant, pour signaler une gradation vers un climax.

…C’était peut-être lui après tout… c’était peut-être lui… non… ce n’est pas possible puisqu’il va toujours tête nue, pense-t-elle en emboîtant le pas à ses côtés (p. 33)

À Paris ! Elle respire mal. Il y a des femmes si attirantes à Paris. Et tant de tentations pour un jeune professeur suisse en voyage (p. 34)

Ah ! comment osera-t-elle ? (p. 37)

Est-ce là enfin qu’elle saura ? (p. 38)

Ah ! est-ce qu’elle sait maintenant ? (p. 39)

On constate donc que l’intérêt de cette intrigue dépend étroitement de la manière dont le récit évoque les virtualités passées (« c’était peut-être lui ») présentes (« est-ce qu’elle sait maintenant ? ») et futures (« osera-t-elle ? ») de l’histoire, qui confèrent un enjeu dramatique aux moindres gestes, à la moindre parole échangée. Un faux dénouement survient lorsque les amants s’embrassent et que Denis propose de raccompagner Elizabeth chez elle :

   — Mettez au moins votre foulard sur la tête, mon amour…      
      Mon amour ! Oh ! Comme elle sait maintenant, comme elle est sûre. Presque trop. Elle pourrait desserrer un peu son étreinte, mon amour…         
      — Et vous ? dit-elle et vous, Denis ?      
      — Oh ! moi, répondit-fil en dégageant son autre main et en la plongeant dans sa poche pour en tirer quelque chose. J’ai un béret.
      Un béret ! 
      — Je croyais que vous alliez toujours tête nue, balbutia-t-elle en se dégageant à son tour pour essayer de voir le béret. Mais dans l’obscurité elle voit mal. Et puis, tous les bérets basques ne se ressemblent-ils pas ? Je croyais que vous alliez toujours tête nue, bafouille-t-elle encore.         
      — Presque toujours, mon amour, presque toujours… répond-il. (p. 40)

Au moment précis où la parole de Denis semble valider le lien affectif espéré, elle le trahit. Alors qu’elle croyait avoir triomphé, Elisabeth doit donc déchanter, et ces indices contradictoires, portés par la parole de son amant, la renvoient au caractère insondable des relations entre hommes et femmes : « Ah ! comment savoir maintenant ? Comment savoir avec eux, avec lui, afin d’être tout à fait sûre, tranquille, heureuse » (p. 40). La nouvelle débouche ainsi sur un épilogue déceptif, qui renonce à dénouer cette intrigue inextricable :

Comme si on n’était jamais sûre de quoi que ce soit dès qu’il s’agit d’un garçon. Et qu’on l’aime… (p. 41)

Si l’on se place sur le plan des actions racontées, on constate que ce récit se moule assez difficilement dans un schéma narratif, ou du moins, les complications qui mettent en branle les événements en perturbant une situation initiale se situent en dehors du champ de la narration proprement dite. Le récit ne raconte pas, sous la forme d’une scène, comment Elizabeth est tombée amoureuse, ni l’événement de sa rencontre inopinée avec un couple qui pourrait être Denis au bras d’une inconnue. La mise en intrigue repose en revanche sur la représentation immersive, et plus ou moins chronologique, d’une promenade apparemment banale et dépourvue d’incidents notables. Mais ce qui noue une tension très efficace, c’est la manière explicite dont sont exposées les incertitudes qu’éprouve la protagoniste, à laquelle le lecteur est appelé à s’identifier. C’est également la manière implicite par laquelle certains éléments importants de l’histoire demeurent inaccessibles, que ce soit en raison du caractère provisoirement incompréhensible des pensées d’Elisabeth ou parce que l’écrivaine a choisi de rendre Denis totalement impénétrable. Les hypothèses échafaudées par Elisabeth et par le lecteur s’articulent donc, mais ne coïncident pas toujours, puisque ces deux entités n’appartiennent pas au même monde et ne se soumettent pas au même ordre temporel.

Références citées

Barthes, Roland (1968), « L’effet de réel », Communications, n° 11, p. 84-89.

Tomachevski, Boris (1965), « Thématique », in Théorie de la littérature, T. Todorov (dir.), Paris, Seuil, p. 263-307.