Une arche de Noé de la colère

Par Mathilde Feraud

Une critique sur le spectacle :

Rectum Crocodile / Conception et mise en scène par Marvin M’toumo / L’Arsenic (Lausanne)/ du 21 au 24 mars 2024 / Plus d’infos.

© Albane Durand-Viel & Sarah Marachly


Marvin M’Toumo présente à l’Arsenic, à l’occasion du festival « Programme commun », son deuxième spectacle, créé au Pavillon ADC de Genève fin 2023. Entre performance, défilé, théâtre, poésie jouée, danse et chant, Rectum Crocodile livre un conte mêlant habilement Histoire et histoire. Sous ses allures de cabaret à la fois tragique et carnavalesque, le spectacle hurle les réalités de la colonisation, bien trop souvent oubliées. Spectateurs, préparez-vous à être éclaboussés par une vague de colère qui ne va pas vous laisser indemnes.  

On entre dans la pénombre sur la scène, ou plutôt dans une sorte de clairière aseptisée : pelouse vert billard, agrémentée de quelques bosquets de fausses plantes grasses. Un ennuyant bruit de mouches nous assaille, à peine sommes-nous assis. Le dispositif est quadrifrontal : le premier rang, immergé totalement sur le plateau, a les pieds sur l’aire de jeu. Ce dispositif nous met, tout comme va le faire le spectacle, en face de nous-mêmes, mais nous donne également l’impression d’assiéger la scène.  Le noir se fait et une voix d’enfant prend la parole, sans se montrer : « Une fois, il était… ». La voix, tout au long du spectacle, « raconte l’amertume des tropiques. » En ce « matin de colère », les animaux souhaitent venir s’exprimer sur la colonisation, le racisme et sur la violence faite aux hommes au nom de leurs différences.  

Le bestiaire se fait au début charmant et d’allure légère, presque enfantine :  sur la scène désormais catwalk, dans des tenues à poils et à plumes dignes de grands défilés, les acteurs paradent, se prélassent. Se succèdent le coq, coqueluche des Français, puis le chat sans race, incarné par un.e performeur.euse marchant à quatre pattes à reculons, une tête de chat posée sur son derrière. Iel montre au public ses griffes. Puis vient le chien bâtard créole, « sans papier, sans niche et sans amour ». Il y aura également des oiseaux blancs, des oiseaux noirs, un dodo jaune miraculé. Chacun de ces animaux porte – marqué au fer rouge dans ses entrailles – l’exclusion, un fouillis identitaire, de multiples origines et la cruauté des hommes. Ce sont des laissés-pour-compte. Ils aboient, miaulent, coassent sur le public avec leur panache : ils sont plus beaux et bien plus agiles que nous… 

Si les animaux n’ont que leurs bruits pour s’adresser aux hommes et les intimider, les femmes qui leur succèdent nous sollicitent par leur parole. Entrent tour à tour une « diablesse cacao et son enfant choco », parée comme une reine, sortant de son décolleté des tasses et invitant le public à boire l’urine de son fils, qui est du chocolat. Puis entrent une esclave fuyant sa plantation, poursuivie par des chiens sonores, une jeune femme meurtrie d’amour pour son maître et d’autres encore.  

Chaque personnage nous donne des bribes de son histoire et surtout de ses rêves, rêves où « les mangeurs de bébés chocos » seraient accablés par des mouches ou décapités. Tous.tes rêvent d’un déluge, déluge de leur colère, de leur vengeance. Toutes et tous nous questionnent et nous condamnent dans notre rapport au monde, que cela soit à propos de la nature, de nos animaux, du racisme, de la consommation, de l’amour, de la foi, de la violence physique, de la colonisation, de la domination culturelle, de la tendance de l’homme à « exterminer, détruire, puis larmoyer de ses erreurs ».  Ils nous posent en chœur cette question : « As-tu pensé à la traite atlantique ? »

Plus les personnages défilent, plus le podium devient un lieu d’affrontement. Non pas entre les divers personnages – ils partagent tous la même colère – mais entre les acteurs.rices/performeurs.euses et le public.  Assigné à son siège, le spectateur est témoin de la détresse et de l’histoire de ces êtres, ce qui le renvoie à sa propre culpabilité. Bien qu’on lui demande son aide, son écoute, bien qu’il soit exhorté à l’action, il est scotché sur sa chaise, il ne peut rien faire, ou du moins, n’ose rien faire. Le conte n’est à l’évidence qu’un prétexte pour refléter sa passivité dans le face-à-face avec l’Histoire. En plus d’être incriminés à raison, les spectateurs sont renvoyés à eux-mêmes par l’ingénieux dispositif scénique : ils peuvent observer leur stupeur, leur embarras dans les yeux des spectateurs d’en face. Ils ne peuvent échapper, ni s’échapper face à ce tribunal de fortune, formé par des malheurs dont nous sommes la cause. Malgré quelques longueurs qui dévitalisent par moments le propos, on reste ébahis par la fluidité de la démarche, auquel on n’assiste pas sans impunité. 

Véritable arche de Noé de la colère, la performance nous met face aux rescapés d’un déluge, celui de la violence et de la bêtise humaines, de la haine de l’homme envers l’Autre. Génocides, ostracisme… Nous sommes face à des battants, dont les ancêtres ont lutté et qui nous offrent à voir leur lutte, de sang et de boue, dans leur éclatante beauté. Liés par l’Histoire et l’histoire, ils font entendre leur colère au monde. Elle tonitrue à nos oreilles, dans un texte par moments poétique et habilement rimé, porté par un éclairage subtil, une bande-son, mais aussi par des costumes aux allures baroques, de couleurs tropicales qui nous murmurent : sois révolutionnaire mais make it fashionable… Le spectacle nous enivre, tout en nous prévenant : « Ne vous enivrez pas de la poésie qui dit le mot nègre. »  Attention donc : ouvrez vos oreilles. Attention à la vague, elle risque de vous emporter.