Ulysse, Ulysse… Dis-nous, qu’as-tu fait de toutes ces années ? 

Par Noëlie Jeannerat

Une critique sur le spectacle :

Les années bleues, ou la douce odyssée d’être adulte / conception et mise en scène par la Cie Extrapol / Co-production du Théâtre du Jura / Théâtre du Jura (Delémont) / du 1er au 3 mars 2024/ Plus d’infos.

© Vincent Müller

Ni costumes extravagants, ni perruques. Aucun artifice entre Camille, Laure, Martine, Lionel et le public. Amis de longue date, ils se livrent sans fard sur la (douce) odyssée de leur vie d’adulte. Cette longue période de la vie qui flirte entre l’adolescence et la mort, cet espace vacant entre l’être et le néant, à vous, que vous inspire-t-il ? 

« Qui parmi vous a des enfants ? » Les mains se lèvent sans trop de problème. « Qui a peur de la mort ? » L’assemblée se fait soudainement nettement plus discrète. La gêne devient palpable. Les quatre comédiens présents sur scène ne sont pas dupes : ils savent qu’ils viennent toucher une dimension délicate de l’être : l’intimité. 

Ce ne sont pas les seules fois où les comédiens sollicitent le témoignage du public en ouvrant sobrement, ici et là, les projecteurs sur lui. L’incluant sans jamais lui forcer la main, les comédiens veillent à entretenir une relation complice et bienveillante avec ce public qui se trouve alors dans ces moments, confronté à un dilemme : garder secret ou afficher publiquement ce qui d’habitude ne se révèle qu’entre quatre yeux ? 

Tout au long du spectacle, les quatre membres de la compagnie Extrapol, accompagnés aux platines par Nathalie Imhof, s’appuient sur les aventures d’Ulysse pour questionner les épopées de nos trajectoires d’adulte. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas l’Odyssée, nul problème. Une toile de fond orangée sur laquelle les ombres chinoises d’Ulysse, d’un soldat et de Pénélope viennent, à la manière de personnages de bande dessinée animée, introduire l’histoire. Puis, dépouillés des casques et des armures de la scène d’ouverture, les quatre comédiens enchainent avec un bref, mais néanmoins complet résumé de l’Odyssée permettant à tout à chacun de prendre connaissance des grandes lignes de l’histoire. 

Les allers-retours entre le mythe et la réalité sont constants. Les comédiens s’inspirent de la légende pour éclairer et guider leurs réflexions sur la vie d’adulte. Les vêtements relativement sobres et élégants portés par les comédiens laissent un goût d’incertitude quant à l’identité qu’ils incarnent. Au fur et à mesure de l’avancée du spectacle, la frontière entre le comédien et le personnage tend à s’estomper. Entre Ulysse, Pénélope, Camille, Laure, Martine et Lionel, il n’y a qu’un pas. Entre la réalité et la fiction, qu’une différence d’éclairage, ce spectacle en offre la preuve. 

Les épisodes de vie, joués ou racontés sur scène, s’enchaînent avec fluidité comme si la troupe ne formait qu’une seule et même entité. À l’image d’une existence mouvante, les quatre comédiens n’ont de cesse de se déplacer et de mobiliser toute l’ingéniosité possible qu’une scénographie minimaliste permet : une cabane en bois sur pilotis abritant la DJ et trois modestes chariots de bois qui servent de supports à l’expression de leurs propos. Ceux-ci se transforment tantôt en lit d’hôpital, tantôt en canapé sur lequel Laure et Camille, alors en couple en dehors de la scène, échangent sur les difficultés de leur vie conjugale. 

Par leurs témoignages poignants et sincères, les quatre amis créent petit à petit un nid de confidences toujours plus touffu. Loin d’une moralisation stérile, les membres de la troupe livrent aux spectateurs leur manière de ressentir leur rapport à la mort, à l’amour et à leurs émotions sous-marines. Il n’est pas question d’offrir une solution élaborée à la complexité du monde moderne et mouvant dans lequel nous vivons, mais davantage de mettre en lumière ce qui sommeille dans les bas-fonds obscurs de nos consciences. 

Il n’y a probablement pas d’être plus libéré que celui qui n’a plus grand-chose à cacher. En franchissant le pas de se livrer sans détour à cette foule qui n’a rien d’anonyme pour ces natifs du Jura, les quatre artistes font preuve d’un réel tour de force. Cette autofiction théâtrale, qui réussit à maintenir un lien fort avec le public, invite à se rendre au cœur d’un soi intime et parfois imperceptiblement discret, mais vivace et puissant. Il n’est pas question d’enjoliver la tâche. Les obstacles sont nombreux, les doutes tenaces et les discussions assurément longues et chaotiques. Mais le prix à payer pour accéder à un peu plus de liberté semble souvent se solder par un véritable sens des responsabilités. Si devenir adulte, c’est assumer ses choix et les conséquences de ses actes, ceux qui foulent les planches du Théâtre du Jura s’en font les parfaits ambassadeurs.