Suicidé pour un saucisson au foie

Par Mathilde Feraud

Une critique sur le spectacle :

Le Suicidé / texte de Nicolaï Erdman / mise en scène de Jean Bellorini / Théâtre de Carouge (Genève) / du 1er au 16 mars 2024 / Plus d’infos.

© Théâtre de Carouge

Faut-il mourir pour ses idées – et celles des autres ? Bellorini présentait au théâtre de Carouge, du 1er au 16 mars 2024,un vaudeville à la dynamique d’opéra bouffe. La farce tragique, portée par le texte de Nikolaï Erdman et traduite par André Markowicz, se présente ici comme une réalisation virtuose, retentissante, mais aussi déconcertante par sa férocité et sa légèreté. 

Le spectacle trace l’histoire de Sémione Séminovitch, « Sémia », chômeur, nourri par sa femme et sa belle-mère, qui se réveille une nuit par faim. Se disputant avec sa femme, il s’enfuit en laissant entendre qu’il pourrait se suicider. Celle-ci, paniquée, alerte alors son voisin qui avertit toute la ville. Sémione, avant même d’avoir réellement envisagé de mettre fin à ses jours, prend une saucisse au foie dans la poche en guise de revolver, se voit très vite approché par différents personnages. Chacun souhaite instrumentaliser cette future mort à son profit. Car tous s’accordent sur un point : « À l’époque où nous sommes, les gens qui veulent mourir n’ont pas d’idée, et les gens qui ont une idée ne veulent pas mourir. Aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de défunts idéologiques. » Chaque personnage, habilement incarné, cristallise un aspect de la société russe. L’un après l’autre, ils exhortent le futur défunt à ce que son cadavre soit le porte-étendard de leur causequ’il s’agisse de l’intelligentsia, du peuple, du commerce, de l’amour, de l’Église ou de l’art. Sémione, séduit par l’idée d’une gloire posthume et pressé par les autres de passer à l’acte sous prétexte que « la vérité n’attend pas », accepte ce rôle. Un banquet d’adieu est organisé pour le citoyen-martyr Podsékalnikov, tandis que l’heure fatidique approche… 

Bellorini, en sous-titrant Le suicidé « vaudeville soviétique » – alliance de termes surprenante –, redéfinit la pièce d’Erdman, qui initialement n’est pas un vaudeville. Cela permet un éclairage nouveau sur la pièce : au travers du rythme endiablé de la mise en scène, de la coordination et de la précision autant des acteurs que des différents médium mobilisés, la pièce est inscrite dans une perspective loufoque assumée, en faisant rire de cet homme qui réveille sa femme pour du saucisson et qui finit par se demander s’il y a une vie dans l’au-delà. Dans sa démarche, Bellorini semble vouloir également moderniser le genre du vaudeville, ce genre un peu désuet et répétitif, en lui octroyant des lettres de noblesse et une vitalité immense, qui parfois déborde un peu.  Cette modernisation s’ancre dans un contexte culturel bien précis : celui de la Russie des années 1920, dans laquelle la pièce a été écrite. 

De très hauts murs noirs, bordés par des escaliers de secours, s’élèvent au fond de la scène, ainsi que sur les côtés, produisant un effet de profondeur.  Sur scène se trouvent une cabine téléphonique en bois, une écritoire, une chaise avec une commode dans un coin et un canapé vert acide, disposés de manière éparse. Au fond de la scène, côté cour, des instruments de musique sont rassemblés et forment un îlot. Mais le décor va très vite se métamorphoser. Ce qu’on croyait simple paroi noire s’illumine de l’intérieur et dévoile un décor de maison de poupée à taille humaine : un lavabo, un frigo, et une porte de toilettes sont illuminés par moments et offrent un espace de jeu aux acteurs. Cela illustre bien l’idée d’une vie sous la vie, ce qui n’est pas sans rappeler la pièce, qui, elle aussi, semble à première vue badine, mais possède une profondeur tragique et philosophique. Ce décor crée un effet naturaliste, contrebalancé minutieusement par le jeu des comédiens, très bouffe : tous incarnent des personnages caricaturaux qui répètent leur propos à outrance. Le décor est imprévisible : parfois il tombe du ciel, sous les yeux des spectateurs, déroutés par la précision et la vitalité qui se dégagent du plateau, semblant presque lui-même personnage.

La lumière possède une grande force évocatrice :  en baissant, elle convoque magiquement sur scène les acteurs. Elle indique aux spectateurs où regarder, elle dessine le décor, crée les ambiances, dialogue avec les comédiens, mais elle évoque aussi un imaginaire pictural : clair-obscur caravagesque sur une sainte cène, carré noir sur fond blanc servant de porte, espaces de jeux, lumière sépulcrale, plein fouet sur le public : si les acteurs représentent chacun un type d’individu précis, la lumière, elle, investit de multiples rôles et fait l’objet de l’attention totale du spectateur. 

Mais ce qui coupe encore plus le souffle est le jeu avec la vidéo. Les premières répliques sont transmises par ce médium, qui ponctue ensuite l’intrigue en morcelant la pièce. Elle sert à rendre l’intimité du couple publique, elle permet de voir ce qui n’est pas directement offert à nos yeux, mais est éminemment chargée de symboles, empreints d’humour et de références populaires : on croit y voir Chaplin, Méliès, La Haine, ou encore Reservoir Dogs. Rien ne semble laissé au hasard. L’usage radical du noir et blanc de la vidéo, face aux couleurs vives des habits des personnages, crée un contraste entre les moments filmés et les interactions entre les personnages. Ces clins d’œil à la culture populaire placent également la pièce dans la filiation du vaudeville, modernisé par l’usage d’une technologique de pointe, ce qui est très agréable et inattendu. 

Des cuivres, un accordéon et des percussions se font très vite personnages eux aussi. Parfois inquiétants, les airs du petit orchestre font écho à des musiques de films d’espionnage, se transforment en musique techno et finissent par devenir funèbres. La musique nous entraîne avec elle et entraîne même les acteurs, qui révèlent certains atouts cachés…Ici encore, la présence de chants populaires russes aussi bien que de tubes de groupes comme Europe ou Radiohead fait le lien avec le genre original du vaudeville, qui amenait le public à reprendre des airs connus. 

Tout n’a pourtant pas la légèreté du vaudeville. La mise en scène tire par moments en longueur en fournissant trop d’informations, notamment dans une scène de banquet pourtant parfaitement coordonnée sur le plan du jeu des comédiens. Surtout, les préoccupations métaphysiques de Podsékanikov, qui forment le cœur du spectacle, sont tout sauf frivoles. Sémia exhorte le public à envisager le problème du suicide « d’un angle philosophique ». Cet écart entre le jeu comique et la gravité de la proposition en montre tout l’aspect tragique. Ce tragique est encore plus appuyé par une intervention qui crée une rupture abrupte dans la pièce. S’inscrit sur la paroi en fond de scène une lettre de Boulgakov à Staline, qui demande clémence pour l’écrivain du Suicidé afin qu’il puisse « sortir de l’état de solitude et d’oppression mentale dans lequel il se trouve. » Cette lettre est lue par une voix féminine russe, qui n’est autre que celle de Tatiana Frolovna, metteuse en scène russe exilée, – en situation donc, tristement similaire à ce qui fut celle d’Erdman. L’apparition sonore de cette représentante du théâtre documentaire est intéressante, car elle rappelle aux spectateurs que la pièce de 1928 fut interdite et censurée à peine écrite, crée un pont avec notre réalité et rappelle la brûlante actualité de la pièce. On peut toutefois s’interroger sur la nécessité de cet ajout, ainsi que de celui d’une vidéo du rappeur Ivan Putnine avant son suicide, perpétré pour échapper à l’ordre de marche russe en Ukraine. Les deux incursions ne créent pas d’effet dans le jeu des acteurs ou dans l’intrigue : elles semblent simplement juxtaposées au spectacle, déjà saturé d’informations et de points de vue divers. Pourquoi insister autant sur une réalité qui est déjà présente en filigrane à travers chaque réplique de la pièce ? Le texte d’Erdman, censuré, renvoie déjà par lui-même, au vu des similitudes de la fiction avec notre contexte actuel, à la mort d’Alexei Navalny, aux bulletins de votes incendiés, à la figure chauve et tyrannique du Kremlin actuel… Monter pareille pièce par les temps qui courent est déjà un acte révolutionnaire puissant. Une telle insistance semble reposer sur une sous-évaluation du pouvoir évocateur du texte et de la capacité du public à lire entre les lignes. C’est peut-être l’impasse d’un projet de vaudeville documentaire.