Proposition de séquence finale

Par Anna Chialva

Ce texte est une création libre inspirée par le spectacle :

Peut-être qu’un jour quelque chose d’inattendu jaillira de ces estomacs / Conception, écriture et mise en scène Jonas Lambelet / La Grange – Centre Arts et Sciences (Lausanne) / du 27 février au 03 mars 2024 / Plus d’infos.


© Fabrice Ducrest

Voici la proposition d’une séquence finale dont la portée à la fois onirique et symbolique permet d’englober les témoignages, les réflexions, les mythes et les souvenirs exprimés dans l’actuelle mise en scène, tout en les enrichissant d’une signification ultérieure et ultime. 

La séquence prévoit un final « ouvert », au sens de « non limité à la parole », donc moins explicite que le final actuel, toutefois porteur du même message de façon claire et non ambiguë. C’est en effet en dépassant la parole que ce message traverse les corps et les gestes et atteint une dimension universelle : au désespoir du monde et de l’individu, ni l’attente, ni le désir du bonheur personnel ne pourront constituer des solutions durables, seule la confiance pure en un avenir lumineux partagé en communion avec les autres en sera l’antidote. 

Ce n’est pas l’« espoir » que l’homme est appelé à retrouver, mais « l’espérance », source de toute vie, de toute mémoire, de toute société et de tout futur.

Scène :

Cinq personnages sur scène : P1 (HOMME) ; P2 (FEMME), P3 (FEMME) ; P4 (HOMME), P5 (FEMME).

Scène maintenue avec ses objets. Objets nouveaux : deux piédestaux au centre de la scène et un vase sur le côté gauche de la scène.

Description du tableau final :

Un homme P1 se couche sur le drap gris couvrant le sol au centre de la scène. La tête vers le public, il tient un livre fermé entre ses mains. Il ouvre le livre et commence à lire. 

Extrait tiré de l’œuvre de Marcel Proust, Sodome & Gomorrhe, I & II, Paris, Gallimard, 1988, pp. 152-153.

« Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère, telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée, le visage de ma grand’mère, non pas de celle que je m’étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de ma grand’mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. (…) Je me rappelais comme une heure avant le moment où ma grand’mère s’était penchée ainsi, dans sa robe de chambre, vers mes bottines ; errant dans la rue étouffante de chaleur, devant le pâtissier, j’avais cru que je ne pourrais jamais, dans le besoin que j’avais de l’embrasser, attendre l’heure qu’il me fallait encore passer sans elle. Et maintenant que ce même besoin renaissait, je savais que je pouvais attendre des heures après des heures, qu’elle ne serait plus jamais auprès de moi, je ne faisais que de le découvrir parce que je venais, en la sentant, pour la première fois, vivante, véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant enfin, d’apprendre que je l’avais perdue pour toujours. »

Deux femmes (P2, P3) montent sur deux piédestaux à droite et à gauche de P1. Elles prennent le drap par les deux bouts, le soulèvent légèrement de terre et commencent à balancer l’homme qui lit. Chaque femme accompagne ses gestes par des sons afin de créer une atmosphère onirique qui accompagne le mouvement de balancement :

  • P2 chouchoute un mot en boucle « Asa Nisi Masa » (Mot appartenant à l’univers enfantin de Fellini – le mot reviendra dans l’extrait vidéo projeté sur scène successivement – et qui englobe le mot « Aias » appartenant à l’univers onirique et familial de Proust)[1]

P1 lit la page de Proust.

Fin de la lecture, P2 et P3 posent l’homme à terre, l’homme ferme le livre et le dépose près de lui. Les deux femmes couvrent l’homme avec les extrémités du drap (comme un enfant ou un mort). Elles s’asseyent près de lui face à l’écran d’arrière-fond. 

Projection sur l’écran d’un extrait tirée du film 8 ½ de Federico Fellini.

Les deux autres personnages P4 et P5, debout aux extrémités de la scène, se tournent eux aussi face à l’écran. 

Projection de la séquence. 

  • Séquence tirée du film 8 ½ de Federico Fellini (1963) : Asa Nisi Masa (4 :00). https://www.youtube.com/watch?v=U6DvB0Ewx68

Après la séquence : le personnage débout (P4) à gauche de la scène prend un vase dans les mains (le vase de sa grand-mère qui pourrait être introduit sur scène dans un monologue précédent, non prévu par la mise en scène actuelle)[2]. Il l’observe et commence à citer Proust (ibid., p.152). En prononçant les mots, il se dirige vers le centre de la scène. L’autre personnage debout (P5) s’avance aussi.

« C’est sans doute l’existence de notre corps, semblable pour nous à un vase où notre spiritualité serait enclose, qui nous induit à supposer que tous nos biens intérieurs, nos joies passées, toutes nos douleurs sont perpétuellement en notre possession. »

P5 prend le vase, pendant que P4 se met à genoux près de P1 couché. P5 poursuit la citation :

 « Peut-être est-il aussi inexact de croire qu’elles s’échappent ou reviennent. »

P5 passe le vase à P3 à gauche de P1 et elle se met à genoux aussi. Chaque personnage debout est maintenant à genoux autour de P1 au sol. Ils commencent à chantonner la petite mélodie précédente, très doucement.

« En tout cas, si elles restent en nous c’est, la plupart du temps, dans un domaine inconnu où elles ne sont de nul service pour nous. »

P3 passe le vase à P2 assise à la droite de P1 et se met à genoux près de lui. 

P2 poursuit : 

« Mais si le cadre de sensations où elles sont conservées est ressaisi, elles ont à leur tour ce même pouvoir d’expulser tout ce qui leur est incompatible, d’installer seul en nous, le moi qui les vécut. »

P2 passe le vase à P1 qui le saisit. P2 se met à genoux près de P1. 

P1 se met en position assise, le dos au public et prend le vase entre son ventre et ses jambes. Il prononce une dernière phrase. 

« Car aux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du cœur ». 

La mélodie est maintenant chantée par les quatre personnages à genoux autour de P1.

Les quatre personnages entourent avec les bras le personnage au centre de la scène (P1) en formant un cercle. 

La lumière douce qui a accompagné la scène onirique est maintenant plus forte et elle vient se concentrer sur ce noyau familial au centre de la scène. Le reste de la scène est dans le noir. 

La lumière éclaire les personnages pendant quelques minutes. On entend encore chantonner la petite mélodie, de plus en plus faible. 

La mélodie laisse place aux sons des battements du cœur amplifiés dans toute la salle. Les personnages, toujours liés par leurs bras dans un cercle, suivent avec le mouvement du corps les battements du cœur (reprise de la danse agonisante du premier tableau apocalyptique) : le corps exprimant l’agonie au début de la pièce devient enfin un corps exprimant le commencement de la vie.

Les personnages « palpitent » ensemble autour du personnage central et du vase bercé dans les bras de P1 comme un enfant : dans le désespoir face à la mort, l’oubli, l’indifférence et la solitude, le cœur appelle à la vie et rappelle sa détermination à revenir toujours à sa source primitive :  l’espérance, seul et dernier combat de l’être humain. 

Lumière éteinte. Fin.


[1] Voir Marcel Proust, Ibid. p. 157.

[2] Il serait nécessaire de prévoir dans la mise en scène un monologue/dialogue concernant le vase.