Le dernier tour d’une marionnette 

Par Marguerite Thery

Une critique sur le spectacle :

Tchaïka / librement inspiré de La Mouette d’Anton Tchekhov / mis en scène par Natacha Belova et Tita Iacobelli / Théâtre des marionnettes (Genève)/ du 19 au 24 mars 2024 / Plus d’infos.

© Théâtre des Marionnettes de Genève

La marionnettiste Natacha Belova et la comédienne-metteuse en scène Tita Iacobelli s’inspirent de La Mouette de Tchekhov – Tchaïka en russe – pour un seul en scène. Avec une marionnette à gaine, une peluche, un livre et son propre corps, la marionnettiste interprète les quatre personnages principaux de la pièce de Tchekhov. L’intrigue originale dévie et se mêle aux différents niveaux de fiction pour évoquer surtout avec beaucoup de subtilité les affres que ressent une comédienne vieillissante qui doit jouer le rôle principal, Arkadina. 

Tita Iacobelli et Natacha Belova se sont rencontrées au Chili, où est née l’idée d’un projet commun. Originaire de Russie, Tita Iacobelli propose de reprendre la pièce de Tchekhov, créée en 1896. Celle-ci, en quatre actes, conte l’histoire de Nina, une actrice en devenir, Arkadina, une diva déchue, Konstantin, son fils et Trigorine, son amant. Au début du projet, elles créent ensemble le masque pour la marionnette d’Arkadina, à partir du visage de Natacha Belova, qu’elles vieillissent. Celui-ci prend de plus en plus de place dans la création, au point que les artistes aiment affirmer que c’est ce masque, devenu marionnette, qui a décidé de la place qu’il souhaitait prendre dans le spectacle, et du rôle véritable qui lui a été attribué, celui du personnage d’une ancienne diva abandonnée sur une scène de théâtre alors qu’elle doit jouer La Mouette

Dans son errance, le personnage de l’ancienne comédienne installée dans la marionnette conserve une haute d’estime d’elle-même. Loin des clichés d’une vieille dame gâteuse, gentillette, la diva refuse d’être prise par la main. Elle veut tenir : tenir son rôle de comédienne, tenir son corps qui tremble. Perdue au milieu de ce décor où elle ne reconnaît rien, elle dénonce l’utilisation du livre pour jouer son amoureux, de la table qui remplace le lac censé représenté l’âme de la mouette. Elle révèle les artifices des spectacles – celui où elle joue Arkadina et celui auquel les spectateurs assistent – elle désigne la peluche et le livre comme objets et non plus comme personnages, elle enlève les draps qui servent de décors pour montrer ce qu’il y a dessous. Dans cette quête de véracité et de repères, elle ne remet jamais en question son existence en tant que personnage. Si elle concède que ses lèvres ne bougent pas, elle ne va jamais jusqu’à dire qu’elle ne parle pas. La puissance de son regard témoigne de sa pleine existence. Le public est happé par ce regard. Même lorsque le visage de la comédienne se retrouve côte à côte avec celui de la marionnette, c’est ce dernier qui est le plus expressif. Il bouleverse, prend aux tripes, c’est dans ses yeux immobiles que passe l’émotion. Son corps se réduit à des vêtements et pourtant sa gestuelle est incroyablement riche. Ses tremblements, ses rides, sa pudeur et en même temps sa fierté, sa droiture, toutes les subtilités de son caractère sont transmises au public par les mouvements de cou, de jambes, de bras, de tête, de voix de la marionnettiste.

Le spectacle superpose les actes de l’artiste et le personnage qu’elle joue, la comédienne est le support réel de la marionnette, et en même temps, l’incarnation d’un personnage qui aide l’actrice-marionnette à jouer Arkadina. À la fin du spectacle, les rôles s’inversent, l’ancienne actrice transmet à la nouvelle ses connaissances, et c’est finalement la marionnette qui semble aider la comédienne à faire grandir son jeu.