Dis-moi, ça faisait quoi d’être ma star ? 

Par Joaquin Mariné Piñero

Ce texte est une création libre inspirée par le spectacle :

Peut-être qu’un jour quelque chose d’inattendu jaillira de ces estomacs / Conception, écriture et mise en scène Jonas Lambelet / La Grange – Centre Arts et Sciences (Lausanne) / du 27 février au 03 mars 2024 / Plus d’infos.


© Fabrice Ducrest

J’ai pris le temps de voir les choses. C’est tout ce qui me reste et tout ce qui me manque, le temps. Je me rappelle, maintenant que tu me le demandes, gentil Jonas, ta pièce qui me mettait en lumière. J’incarnais le rôle central. Pendant plus d’une heure et demie, tout le monde me regardait : j’étais inévitable. Si, un jour, j’ai été une « star », comme tu le signifies, ça a été à la Grange dans Peut-être qu’un jour quelque chose d’inattendu jaillira de ces estomacs. Je vais te raconter comment on fait d’un vieux drap l’incarnation d’une tête fragmentée.

Initialement, je croyais avoir été prévu comme un simple tapis sur la scène. Une grande mais sobre nappe de sol. Ah oui… je précise ici simplement que ma mémoire me fait défaut et qu’il ne faut pas croire tout ce que je dis. Je raconte mon histoire mais tout le monde ne sera pas d’accord pour dire que c’était la réalité. D’ailleurs, Jonas, si tu veux me corriger, fais-le ! 

– Non, non, que chacun-e écrive et raconte ce qu’iel veut. Tu sais que ça a toujours été mon processus. L’authenticité où l’invention réelle s’accouple dans nos têtes et dans nos textes. De toute façon, c’est le processus qui compte. Ce qu’on fait aujourd’hui de ce qui était hier. Ce qui nous fait être individuellement et se recoupe collectivement. Ce qui – 

– Allez, laisse le plateau aux entités qui méritent l’attention. Je reprends mon vécu de ta pièce et peu m’importe à vrai dire si je dis n’importe quoi. Aujourd’hui, c’est ce qui est réel pour moi.  
J’aimais bien le début. Ce moment où chaque personnage n’est encore aucun mot, aucune caractéristique. Rien que des silhouettes dansant ensemble sur des palpitations sonores. Des tambours… non d’autres percussions… Ah non, ça me revient ! De la basse et des grelots attachés à vos membres. C’était le musicien côté cour qui rythmait ces mouvements. Sacré luron, celui-là. Il ne s’arrêtait de jouer qu’une fois le spectacle fini. Il savait habiller une scène de trois notes de guitare et de son ordinateur.          
J’adorais ce moment initial où je pouvais m’allonger partout sur le plateau. Ouais : j’étais reine. 

Ah, et désolé de te titiller, mon Jonas, mais j’ai même entendu une fois un spectateur, à la sortie, partager sa frustration de n’avoir jamais pu découvrir ce qu’il y avait sous mes bras. Il avait passé la pièce à essayer de deviner ce que cachait mon manteau. On ne pouvait que tenter de projeter ce qui pourrait surgir si on me glissait au sol. (En réalité, rien de plus qu’une échelle, mais on pouvait s’imaginer, caché, le meuble que l’on voulait.)        

– Bon. Mais c’est toute la magie de la scénographie, non ? Inviter les spectateur.ice.s à se projeter dans un univers incertain, aux teintes ternes et grises, aux néons forts. Ce décor permet la saillance d’un fil rouge le temps de la scène des Parques, par exemple.              

– Oui, enfin, moi ça m’allait bien. Si tu avais voulu de la couleur, tu ne serais pas venu chercher une surface crème immaculée comme la mienne. J’ai toujours aimé me définir ainsi. Ni trop blanche, ni trop grasse. Crème-immaculée.   
Bref, je m’égare.               
Ce qui était super, dans cette gloire scénique que tu m’offrais, c’est la diversité dont je me parais. Tantôt robe de mariée, tantôt figure fantomatique (et résurgence d’un passé et de ses oubliés), ou encore comme drapé à l’intérieur d’une maison délaissée : j’étais tout ce qui est rendu inaccessible à la conscience. La mémoire lacunaire qui se voile et se dévoile parfois. Je n’exposais que des fragments à découvrir sporadiquement.             

Tes comédien.ne.s ? Je ne les ai pas connu.e.s pendant la période de création de vos textes. Je vous imagine attablé.e.s pendant vos résidences. Piocher dans vos têtes pleines de souvenirs, de questionnements et de réponses réelles ou fictives (mais des réponses tout de même). Je pense que ça s’est vu que c’était en partie vous qui parliez. Vos adresses, toujours claires, semblaient correspondre à ce que vos personnes, en dehors de la scène, auraient pu dire. En tout cas, moi, j’y ai cru ; ce n’étaient pas que des personnages. Bon, je dois avouer aussi que le prologue et l’épilogue me ramenaient toujours au pacte fictionnel théâtral. D’ailleurs, je ne les ai jamais vraiment appréciées, ces séquences… Non que je n’aime pas les mots de Ramuz pour lancer une œuvre… mais comment dire… Je déteste le feu. C’est simple, si on me mouille, je me sèche. Si on me brûle, je disparais. Je me transforme à jamais. Finie la vie de star.          
Quand bien même c’était toi, Jonas, qui incarnait la première prise de parole, je préférais ignorer ces instants, à cause du thème, repris du début à la fin, de cette éclatante lumière ardente. Pourtant tu avais le choix parmi moultes thématiques abordées.     
En fait, le feu est trop radical dans son tri. Quiconque prendra du temps à choisir ses mots, comment il s’écrit, comment il se dit, comment il crée sa mémoire, comment il se trie. Le feu, non. Il brûle. C’est tout. C’est irrévocable. C’est trop. Vous faisiez le contraire du feu. Vous écriviez et me montriez comment on écrit sa mémoire. Quels mots choisir ? Quelle histoire réécrire – celle de la succession matérielle, la réussite, la victoire d’Hitler ou la mort annoncée ?

– Excuse-moi, beau drap, mais si je reviens sur le feu deux secondes, mon problème, c’est surtout qu’il est trop rapide. J’aime le temps qu’offre la scène. Un rythme choisi qui entraîne les spectateur.ice.s dans une navigation assurée. 

– Je veux bien te croire que tu aimes prendre le temps. Ce n’était pas pour me déplaire, plus longue est la période, plus intense devient le regard. De laisser tout le monde sur scène le plus souvent permettait aussi ça : laisser les regards divaguer entre les divers personnages. Lorsqu’iels ne racontaient rien avec des mots, iels accompagnaient le récit par les gestes. Passant de la représentation personnelle à la figuration appuyant les autres discours. Malgré les blocages  de la mémoire – comme des moments de vie (un village, des objets) qui auraient dû déclencher des souvenirs et qui ne finissaient pas de le faire –, vous trouviez toujours des stratégies pour quand même vous raconter. C’était un grand jeu de prétérition. J’étais émue d’en être votre représentante et le suis encore plus de poursuivre l’exercice aujourd’hui.      
Voilà… J’ai été une star, je crois. Dissimulant des objets, incarnant des instants, drapant des moments. Désolé si j’ai failli aux détails, la mémoire est un long processus illimité. Littéralement. Merci Jonas pour le temps. Il est tout ce qui nous reste et tout ce qui nous manque.

                                                                                                                                                   La vedette crème-immaculée