À petits pas et grand sourire

Par Timon Musy

Une critique sur le spectacle :

Giselle… / Texte et mise en scène de François Gremaud / Théâtre de Vidy / du 8 au 11 juin 2023 / plus d’infos.

© Dorothée Thébert Filliger

Comédie-ballet, ballet-conférence, conférence-comédie ou grande chorégraphie narrative, Giselle… est la leçon que l’on aurait toujours rêvé d’avoir, et à laquelle on a la chance d’enfin pouvoir assister. Portrait solaire d’un ballet mythique, porté par une danseuse rayonnante au verbe hypnotisant, le spectacle fait s’enchaîner 110 minutes de tension où prospèrent le bon mot et l’imagination de chacun·e.

Après sa création en 2022 au théâtre de Vidy-Lausanne, Giselle…, la seconde pièce de la trilogie des héroïnes tragiques de François Gremaud, est revenue à Lausanne à l’occasion de la clôture de son cycle. Pendant plusieurs soirées se sont donc enchâssées, Phèdre!, Carmen. et la pièce ici concernée dans une effervescence sensible. Sur une grande zone au sol de forme rectangulaire, couleur bois clair, derrière laquelle sont assises quatre musiciennes, la danseuse néerlandaise Samantha van Wissen accapare à l’envi tout l’espace nécessaire. Mêlant parole et gestes dansés, elle prend son temps pour raconter l’histoire du ballet Giselle d’Adolphe Adam et Théophile Gautier. Son récit est donc constamment ponctué de quelques démonstrations, de réinterprétations, d’envolées gestuelles et de paraphrases avouées. L’histoire de la création du ballet et la trame du ballet lui-même sont savamment articulées pour créer cette conférence décalée.

Bien que d’une durée assez longue, jamais le monologue ne semble faiblir ou perdre de son énergie et de sa verve. Il est certes nécessaire de bien rester concentré pour ne pas manquer la moindre information, et l’on ne peut s’empêcher, parfois, de se demander « de quoi il est question au juste s’il-vous-plaît ? ». Mais ces rares troubles importent peu. Captivé, tendu, le public se retrouve en un instant happé par ce flot suffisamment limpide pour ne laisser personne à l’abandon. D’ailleurs, bien que toujours d’un sérieux d’historienne, Samantha van Wissen truffe son discours de charmants jeux de mots et de quelques blagues subtiles, efficaces et encourageantes.

D’une sobre complexité, Giselle… est une joyeuse cacophonie de voix qui s’entremêlent, présentée comme un spectacle qui en revisite un autre. Samantha van Wissen se charge d’interpréter tant le ballet que la conférence-sur-le-ballet en feignant une spontanéité remarquable par ses hésitations, ses emportements en langue néerlandaise, ses essoufflements et ses petits gestes de la main adressés aux malheureux·ses retardataires. Mais l’amusant retournement de fin de spectacle, quand sont distribués aux membres du public les livrets reliés du spectacle, change encore notre perception de la pièce. Alors que la danseuse récite cette fois son texte en même temps qu’il est possible de le lire, elle admet n’être elle-même que la porteuse d’une voix qui n’est pas la sienne : celle de l’auteur du spectacle. On se rend compte alors qu’elle est soumise à son texte à lui comme au récit de Giselle et à sa chorégraphie. Et il est si agréable de se laisser prendre à ce jeu ludique, à cette manipulation qui berce plus qu’elle ne bouscule.

Inattendu moyen de parler d’une héroïne tragique que de le faire par la joie (contagieuse) et un humour bienveillant. Plusieurs fois, la comédienne demande au public s’il voit une danseuse absente ou reconnaît un décor invisible. C’est à lui de se faire sa propre scénographie, de se rappeler du ballet (pour les plus érudit·es) ou de l’inventer (pour les autres). Heureusement, la musique est toujours bien là, et même en quantité, pour mettre tout le monde à égalité. Entre la partition d’Adam, les quelques mouvements de danse et la parole magnétique de l’artiste, Giselle, ou plutôt Giselle… parvient à émerger de ce simple rectangle de bois clair, dans les imaginations qui veulent y croire et s’émerveiller de l’invisible. Figure tragique, romantique, amante, tous et toutes la voient et partent en riant avec elle.