Et si nous n’étions plus que neuf au monde ?

Par Emma Chapatte

Une critique sur le spectacle :

Les 9 Coriaces / D’après Patrick Dubost / Mis en scène par Elise Merrien et Tchavdar Pentchev / Compagnie Elyo / Théâtre des Marionnettes de Genève / Du 22 au 26 mars 2023 / Plus d’infos.

© Cie Elyo

Spectacle de théâtre noir et masques marionnettiques, Les Neuf Coriaces nous emporte dans un conte dystopique à l’humour décapant et aux résonnances bien actuelles.

Ils ne sont plus que neuf. Neuf Coriaces. Ces derniers survivants sont d’une autre espèce, fruit de l’évolution du genre humain, qui mange tout ce qui l’entoure. Et quand tout a été englouti, des fleurs aux insectes en passant par les feuilles de papier et les mots écrits dessus, et qu’il ne reste plus rien, ils se dévorent entre eux. Jusqu’à n’être plus que douze. Puis onze. Puis dix. Puis finalement neuf. Mais que faire ensuite ? Car dans quelques instants, leur estomac va se réveiller et ils n’auront rien à se mettre sous la dent… Alors les Coriaces cherchent des solutions, espèrent l’arrivée d’extra-terrestres comestibles, imaginent pouvoir vivre d’amour – mais pas d’eau fraîche. Ils se creusent la tête le ventre vide, se chamaillent et s’interpellent dans un tourbillon de scènes parfaitement maîtrisé.

Sur scène, les quatre interprètes se livrent à une chorégraphie vertigineuse de précision pour faire prendre vie aux neufs masques de ces derniers survivants. Il faut dire que la technique du théâtre noir, dans lequel le spectateur voit surgir de l’obscurité totale du plateau des éléments illuminés, se prête particulièrement bien à l’exercice : les Coriaces apparaissent flottant dans le vide, seuls suspendus dans le noir duquel tout jaillit et dans lequel tout est englouti. L’effet est saisissant et s’accorde bien avec le propos du spectacle. Car comment mieux représenter le vide que par le vide ? La scénographie repose ainsi très largement sur la seule présence scénique des masques et sur leurs paroles, qui se frayent un chemin – certes parfois un peu sinueux – dans le noir de la salle pour faire avancer le récit par touches et dialogues entrecoupés.

Par moment se dévoilent également sous nos yeux des mains, bras, jambes et pieds, qui se livrent à un véritable ballet géométrique. La performance des interprètes est ici d’autant plus impressionnante qu’il est parfois évident que les différentes parties du corps qui apparaissent n’appartiennent pas aux mêmes personnes – mains qui s’éloignent de plusieurs mètres l’une de l’autre, Coriace à quatre jambes qui croise les deux du milieu et autres images de corps impossibles qui font sourire. D’autres épisodes singuliers s’invitent également et interrompent brièvement les moments de théâtre noir. La lumière du plateau s’allume alors faiblement, pour laisser entrevoir les comédien·ne·x·s, touxtes de noir vêtue·x·s. On les regarde déposer leurs masques, on les entend prononcer leur texte à visage découvert, puis se fondre à nouveau dans la pénombre et se dérober à notre regard redevenu aveugle.

Dans la salle on rit, on s’interroge sur ce texte à l’actualité dérangeante – comment allons-nous, sans courir à la catastrophe, nourrir les huit milliards d’humains que nous sommes ? – on observe ces masques aux visages humanoïdes et décharnés qui convergent parfaitement avec le texte à l’humour piquant de Patrick Dubost. Et on se laisse embarquer avec plaisir dans ce court spectacle – la représentation dure une cinquantaine de minutes – à l’atmosphère délicieusement étrange.