L’absurdité : fiction ou réalité ?

Par Manon Lelièvre

Une critique sur le spectacle :

On n’est pas venues les mains vides ! / de Tatiana Baumgartner et Caroline Imhof de la Compagnie Sörörö / La Grange / du 11 au 16 novembre 2022 / Plus d’infos.

© Alan Humerose

La compagnie Sörörö, composée des artistes Tatiana Baumgartner et Caroline Imhof, présente sa nouvelle création à La Grange du 10 au 16 novembre. Les deux jeunes femmes y incarnent Tatianö et Carolinö, comédiennes en crise qui se lancent dans un projet autour de la pression professionnelle que peuvent subir les artistes. Les spectateur.ices sont placés dans le rôle d’un public assistant à une répétition. Perdu entre les niveaux de fictionnalités, le propos n’en reste pas moins clair : nos actes ne correspondent pas toujours aux belles idées que l’on professe. Il n’y a qu’un pas pour tomber dans l’absurdité et Sörorö nous le fait franchir.

Au début, elles attendent. Immédiatement, on sent la tension : regards en coin, moues et soupirs agitent leurs corps. Du trac ? De l’appréhension ? De l’agacement ? Cette tension se construit autant entre elles qu’avec nous. Elles semblent attendre une réaction de notre part. Peut-être n’aurions-nous pas dû venir les mains vides ?

Le changement de lumière se fait doucement, tellement naturellement qu’on le remarque à peine. Quelques rires subsistent jusqu’à ce que Tatianö – ou est-ce encore Tatiana ? – commence à parler. D’emblée, le passage de la réalité à la fiction est incertain. Et si la proximité des prénoms entre les comédiennes et les personnages ne suffisait déjà pas à brouiller les pistes, les ruptures brutales entre les différentes scènes viennent confirmer cette confusion permanente. En quelques secondes, nous passons d’un moment de jeu établi à la mise en doute de celui-ci, et alors que nous pensions être dans la fiction, nous sommes en fait dans la répétition d’une scène.

Lorsqu’Edouardö arrive, les tensions développées entre Tatianö et Carolinö se rivent sur lui. Enrobant leurs paroles destructrices et leurs regards méprisants de bienveillance, elles s’approprient ses réponses, elles façonnent ses envies, elles iront jusqu’à manipuler son corps et ses gestes. Elles lui font jouer des scènes qu’il vient de vivre avec elles, explicitant le non-sens des situations. Elles deviennent tyranniques avec leur nouvel assistant, sans que l’on parvienne à saisir où se situe exactement cette tyrannie : est-ce dans le projet de Carolinö et Tatianö ? est-ce dans leur réalité ? est-ce dans la nôtre ?

La convention du quatrième mur, impliquant la séparation des acteur.ices et spectateur.ices et le silence de ces dernier.es, est rapidement mise à mal. Comme il s’agit d’une répétition du projet, le dialogue est ouvert et fréquemment, les deux femmes s’adressent à nous et demandent notre avis. Pourtant, au fil du temps, on se rend compte qu’il n’y a pas de véritable écoute de leur part. Si elles prennent en compte nos quelques réponses, ce n’est que pour les remanier à leurs convenances. Au même titre qu’Edouardö, nous sommes manipulés.

Il paraît évident qu’Edouardö est victime. Pourtant, la fiction est devenue tellement poreuse qu’il est devenu impossible, sur un plateau où le réel est par définition objet de manipulation, de savoir où se trouve la vérité. Renversement de pouvoirs, renversement fictionnel, renversement des genres, renversement des situations se succèdent… jusqu’au moment où l’on découvre que Tatianö et Carolinö sont elles-mêmes soumises à une autre instance qui fait pression sur elles et renforce les tensions présentes entre chaque personnage, puis entre la scène et le public.

Tout mène vers un basculement total dans l’absurdité. Rien ne parvient à sortir Tatianö et Carolinö de leur délire. L’absurde des situations devient alors un outil de réflexion et révèle des sentiments tels que la colère, la gêne, la méfiance et surtout l’impuissance. Il permet de rendre compte des situations grotesques dans lesquels certaines personnes peuvent tomber dans leur milieu professionnel.

Entraînés malgré nous dans un monde où la fiction semble s’être effacée, où le oui veut dire non et le non veut dire oui, nous sommes confrontés à la même question : de quel côté du mur suis-je placé ? Qui suis-je ?

Suis-je Manon ou Manö ?