Un solo silencieux de rock and roll

Par Céline Bignotti

Une critique sur le spectacle :

Lust for Life / Texte et mise en scène de Lola Giouse / Jeu La Division de la joie / Théâtre Saint-Gervais – Genève / du 30 septembre au 9 octobre 2022 / Plus d’infos.

© Mathilda Olmi

« And a lust for life / Keeps us alive » : le refrain de Lust for Life de la chanteuse américaine Lana Del Rey est, à l’image de la plupart de ses chansons, empreint d’un contraste saisissant entre euphorie et tristesse mélancolique. Légèreté et découragement, silence et bruit sont également les pôles entre lesquels se meut la création de Lola Giouse et de la compagnie La Division de la joie. Lust for Life est, après This is not a love song (2020), le deuxième volet de la « trilogie de la joie ». Ce spectacle est un véritable miroir de la société contemporaine qui place l’amitié au centre du propos, et qui réfléchit à l’incommunicabilité des sentiments, en abordant, non sans certains clichés, un sujet sensible, le « mal du siècle » qu’est la dépression.

Le spectacle se joue en plein air. Un groupe de quatre amis est prêt à chanter une chanson de rock en anglais, dont le refrain très simple (« You’re Here/ We’re Here ») est censé être ponctué de cris du public, qui reçoit des instructions en ce sens. Gégé (Géraldine Dupla) tient la basse et le chant, Fribourg (Martin Perret) joue de la batterie, Saumon (Simon Hildebrand) de la guitare et Chouchou (Cédric Leproust) se charge du tambourin. Cependant, l’enthousiasme initial du groupe disparait lorsque Fribourg, très calme jusqu’alors, arrête de jouer et déclare « Je crois que je n’en ai plus envie ». Comment l’aider ? Ses amis tentent tour à tour de lui redonner la joie de vivre. Gegé, comme le mystérieux passant (ou ange) de la chanson de Domenico Modugno, Meraviglioso, tente de convaincre Fribourg de la beauté de la vie avec un discours qui énumère toutes les choses magnifiques qu’il y a à voir et à faire. Saumon fait appel à son imagination : les amis inventent un voyage vers la mer, regardant l’horizon ou imitant de manière ludique le cri de la mouette, dans un jeu remarquablement suggestif. Chouchou, quant à lui, perd son sang-froid et tente de secouer son ami. À la fin, chacun en saura plus sur lui-même et sur ses relations avec les autres membres du groupe.

Le spectacle joue à brouiller les frontières entre le jeu et le non jeu. Dès que les spectateurs mettent le pied sur la terrasse du Théâtre Saint-Gervais, ils sont accueillis par ce groupe d’amis euphoriques qui se disent prêts à produire le spectacle. Le trouble est ensuite maintenu : le point fort de ce spectacle est sans aucun doute la scénographie dans laquelle tous les murs séparant les comédiens des spectateurs sont abattus. Les comédiens interagissent avec le public, se déplacent parmi les spectateurs ; ils quittent la scène et se mêlent aux passants dans les rues de Genève. La question de la dépression prend une tournure universelle et s’adresse au public à la première personne.

Comme dans le théâtre de la cruauté, l’énergie du spectacle contamine les spectateurs, que Chouchou accuse de rester là sans rien faire pour aider son ami, comme celles et ceux qui, dans la vie de tous les jours, restent sans rien faire face à ceux qui ont besoin d’aide. Un parallélisme qui est peut-être aussi, si l’on en croit la note d’intention du spectacle, une critique voilée de l’individualisme proliférant dans notre système capitaliste, qui nous a fait perdre peu à peu les vraies valeurs qui font vivre une communauté, l’amour du prochain et le sens de l’abnégation.

En plus de passer d’un état d’euphorie à un état de tristesse plus réflexive, le spectacle met en jeu un contraste intéressant entre le bruit et le silence. Les mots ont un poids particulier, ce sont les vecteurs par lesquels le groupe d’amis tente d’éloigner Fribourg des pensées qui l’oppressent. Des mots, trop de mots, auxquels le personnage interprété par Martin Perret répond par des expressions faciales bouleversées et des monosyllabes. Au moment où Fribourg trouve le courage nécessaire, il est laissé seul par ses amis pour s’adresser directement au public. Il décide alors d’externaliser son malaise en montrant des phrases écrites sur de grandes feuilles, comme un cri silencieux, qui portent un message universel sur ce que ressentent réellement les personnes dans la même situation que lui. L’utilisation de ces affiches contraste efficacement avec le bruit causé par un excès de mots et souligne le silence révélateur de Fribourg. Elle peine toutefois à convaincre et à produire un effet véritablement efficace tant elle évoque les clichés, voire les parodies de films romantiques – on pense par exemple à la scène iconique du film Love Actually de Richard Curtis, en 2003, dans laquelle Mark (Andrew Lincoln) déclare son amour à Juliet (Keira Christina Knightley) de la même façon.

Ce ne sera pas avec l’aide de ses amis que Fribourg retrouvera l’envie de jouer et donc de vivre. Il a besoin de ses moments, nous avons tous besoin de nos moments, pour mettre fin au bruit extérieur afin que nous puissions enfin nous écouter les uns les autres. Son solo final, de plus en plus fort, est la pièce maîtresse de cette ode à la vie, un cœur qui recommence à battre.