Embarquement pour une lutte d’hier et d’aujourd’hui

Par Manon Lelièvre

Une critique sur le spectacle :

Dix petites anarchistes / Adaptation du roman de Daniel de Roulet par Marie Perny / Mise en scène de Julie Burnier / 2.21 Lausanne / du 03 au 08 mai 2022 / Plus d’infos.

© Mathilda Olmi

Le théâtre 2.21 accueille pendant une semaine la nouvelle création de la Cie Mezza Luna. Marie Perny s’est emparée du roman de Daniel de Roulet, Les 10 petites anarchistes, publié en 2018, afin d’en proposer une adaptation théâtrale. La Cie Mezza Luna, composée de la metteuse en scène Julie Burnier ainsi que de dix comédiennes et musiciennes de talent et entourée d’une large équipe de professionnel.le.s, nous emmène dans une fiction historique retraçant les aventures de dix femmes anarchistes bien décidées à changer leurs vies. Le spectacle nous emporte dans une vieille lutte qui prend pourtant des airs d’actualité et offre un vaste champ de réflexions sur notre société et ses combats, déjà menés et à continuer.

Un feuillet, aux allures de revue militante, est distribué à l’entrée du théâtre : La Brebis noire, journal féministe et anarchiste d’hier et d’aujourd’hui. En plus des notes d’intentions, il contient des citations revendicatrices, un poème et des chansons anarchistes, ainsi que quelques images de manifestations. Immédiatement, avant même d’entrer dans la salle, nous sommes transportés dans le combat des 10 petites anarchistes et de tant d’autres.

Elles sont dix sur scène, de toutes les générations et de tous les horizons, dix femmes du XXIe siècle, aux goûts, aux expériences et aux personnalités différentes. Elles vont chacune interpréter pendant deux heures le rôle d’autres femmes issues d’un autre siècle ; dix amies, éprises de libertés et d’idées révolutionnaires ; dix jeunes femmes qui s’embarquent dans un voyage à l’autre bout du monde avec l’espoir de réaliser leur rêve d’une vie nouvelle.

Cette histoire commence un dimanche de l’année 1851, à Saint-Imier, petit village suisse sous la juridiction du Jura bernois. L’expulsion controversée d’un docteur juif et les soulèvements villageois qui s’en suivent marquent les esprits de quelques fillettes. Vingt ans plus tard, la révolution industrielle bat son plein, la Commune de Paris a éclaté et Bakounine vient s’exprimer à Saint-Imier lors de l’Internationale antiautoritaire. Les idées se construisent dans l’esprit de dix jeunes filles. Elles discutent et rêvent ensemble à un monde meilleur. C’est d’abord Juliette et Colette, amoureuses l’une de l’autre, qui décident de partir aux Amériques. Elles se font assassiner et voler en Argentine. Loin d’être découragées, les huit femmes restantes suivent l’exemple de leurs amies. En 1873, elles partent pour la Patagonie, avec leurs enfants et quelques bagages, à la recherche d’une nouvelle façon de vivre, loin des contraintes sociales et de l’autorité patriarcale qui deviennent de plus en plus étouffantes. Dès lors, nous suivons leur parcours, ponctué de joies et de drames, et nous découvrons l’évolution de ces femmes, combatives, convaincues de leurs forces et amoureuses de la vie.

Le récit, construit sur le modèle d’un célèbre roman d’Agatha Christie, voit chacune des femmes quitter successivement le groupe, appelées ailleurs soit par la mort, soit par l’amour. Chaque départ est accompagné d’un même mouvement scénique : une danse et une mélodie poignante, tantôt triste, tantôt joyeuse. Elles sont dix. À la fin, il n’en reste plus qu’une. Sa dernière mission est d’écrire. Et bien que l’histoire se déroule à la fin du XIXe siècle, la mise en scène laisse entrevoir une superposition des époques. En effet, le récit pourrait tout aussi bien commencer en 1909 – lorsque celui-ci se termine officiellement – ou en 1971, alors que le droit de vote des femmes vient d’être accepté. Il pourrait même commencer maintenant. Le rapprochement entre l’anarchisme et le mouvement féministe est clairement fait, pas seulement par la proximité des idées défendues, mais surtout parce que ce sont des femmes qui mènent le combat et tentent de faire bouger les choses.  

De nombreuses références dans la scénographie et la mise en scène participent à cette transposition des époques, rendant compte des toutes les générations de femmes qui se sont battues et se battent encore. D’abord, les pancartes, utilisées pour situer les dates et les lieux, rappellent celles que l’on retrouve généralement dans les manifestations. Grandes, noires et soutenues par un piquet, elles sont faites pour être portées et facilement déplacées. L’avancée dans le récit s’apparente alors presque à celle d’une marche militante. Les costumes, sans être spécifique à une mode, ne sont indéniablement pas d’époque et appuient cette impression de réactualisation. Ils provoquent également une confusion intéressante : on se demande parfois si, sur scène, ce sont bel et bien des personnages ou tout simplement les comédiennes. En effet, ces dernières semblent plutôt offrir leurs voix à la narration que véritablement incarner les dix anarchistes. Mais ce sont surtout la musique, les danses et les chants révolutionnaires qui élargissent notre horizon. Tirés de périodes et de nations variées, tous issus de luttes et de mouvements différents, en français, en italien ou en espagnol, ils ponctuent le récit et inscrivent le combat de ces dix femmes dans une vaste lutte universelle contre l’inégalité et les injustices.

Elles sont dix sur scène. En racontant l’histoire de dix de nos aïeules, elles représentent le combat de toutes les femmes. L’adaptation théâtrale offre une autre version de l’histoire et invite les spectateurs à aller lire le roman de Daniel de Roulet. Remonter le temps par la fiction, réactualiser le passé par le théâtre, c’est permettre de ne pas oublier d’où l’on vient et qui l’on est. C’est la possibilité de se remettre en question et d’avancer, de poursuivre la marche parce que la lutte continue, maintenant, hors de la fiction, hors du théâtre, dans les rues de nos villes.