À l’estomac

Par Alexis Junod

Une critique sur le spectacle :

Girls and Boys / Dennis Kelly / Cie des Bernardes / Mis en scène par Clémence Mermet / Théâtre 2.21 / Du 3 au 15 mai 2022 / Plus d’infos.

© Anaïs Viranyi

La compagnie des Bernardes s’empare de Girls and Boys, monologue de Dennis Kelly écrit en 2018, et l’adapte pour deux de ses comédiennes, Giulia Belet et Coralie Vollichard. En résulte un magnifique spectacle qui permet de rappeler que le théâtre peut devenir un lieu où se jouent des émotions viscérales et dont on ne ressort pas tout à fait indemnes.

Une femme. Anonyme. C’est tout. La voilà qui arrive sur scène. Ou plutôt les voilà qui arrivent sur scène, car elle sera incarnée pour l’occasion par deux comédiennes, lesquelles porteront son histoire. Elle évoque le début de sa vie de famille heureuse avec son désormais ex-mari, anonyme lui aussi, tout en s’adressant sporadiquement à ses deux jeunes enfants, Danny et Léanne, qu’elle fait mine de gronder. Sont-ils cependant vraiment encore  ? Puis, tout bascule : après l’idylle, la descente aux enfers. Dans les vingt dernières minutes du spectacle, le public se retrouve confronté à la réalité la plus sombre de la domination masculine, qu’il refusait de voir malgré les nombreux indices disséminés çà et là au fil du monologue.

Tout concourt, dans la mise en scène de Clémence Mermet, à rappeler que le théâtre n’est pas uniquement là pour faire rire ou pleurer, mais qu’il existe aussi (et surtout ?) pour faire et provoquer des choses aux corps qui le composent. Ainsi, Giulia Belet et Coralie Vollichard créent avec la mère qu’elles incarnent une forme d’osmose, de sororité. Car on ne sait pas toujours si les actrices jouent le rôle de cette femme ou si elles ne sont que porte-parole d’une histoire cruellement réaliste. À la fin, l’une des interprètes doit d’ailleurs essuyer quelques larmes. S’agit-il de celles du personnage ? Ou simplement de celles de la comédienne ? Cette osmose finit quoi qu’il en soit par déborder davantage : le public est happé par la performance, et on a le sentiment d’être sur scène, avec elles, de n’être plus qu’un seul corps, et ce d’autant que la frontière physique entre scène et salle est, au théâtre du 2.21, ténue.

Cette performance est accompagnée d’une scénographie épurée qui parvient toutefois à prolonger le dégoût lors de la fin du spectacle. Seuls une rangée de LEGO en fond de scène, un mobile accroché au plafond duquel pendent plusieurs jouets et un escabeau composent le décor. Les comédiennes, au fil de la représentation, transformeront ces morceaux de décor et ces jouets en accessoires de jeu, lesquels vont amplifier la portée du récit de la jeune femme. L’innocence qu’évoquent ces objets enfantins est souillée lorsqu’ils servent à illustrer l’acmé de l’intrigue. Un robot pour enfant, qui permet grâce à un microphone d’enregistrer des paroles pour les diffuser ensuite de façon digitalisée avec une comptine entraînante en fond sonore, est ainsi utilisé pour répéter les menaces qu’a subies la jeune femme, mêlant ainsi l’innocuité de l’enfance à la terreur vengeresse d’un être qu’on croyait pourtant inoffensif quelques minutes plus tôt. Le public est alors asphyxié, tétanisé, retourné : on se surprend à sentir son rythme cardiaque accélérer, son voisin se racler compulsivement la gorge et quelques personnes du premier rang tenter, tant bien que mal, de trouver une position confortable sur leurs chaises. Le personnage (ou était-ce alors simplement la comédienne Coralie Vollichard ?) nous avait pourtant prévenus : « Rappelez-vous que ce que je vais vous raconter n’est pas en train d’arriver ici même. » Cela n’aura pas suffi.

Girls and Boys version Cie des Bernardes est un spectacle formidable, touchant et finement adapté pour permettre au texte de Dennis Kelly, déjà intense, de prendre une ampleur supplémentaire. On ressort modifiés d’une prestation comme celle-ci : les répliques rentrent par une oreille, mais font un détour par nos poumons, nos cœurs, nos estomacs et la scénographie les y confine un instant pour les y faire macérer. C’est une expérience bouleversante et qui nous confirme, car on a toujours besoin d’une dose de rappel, que le théâtre permet, plus que toute autre forme artistique sans doute, de nous travailler au corps et de l’unir à ceux des autres, pour mieux supporter l’infâme.