Entre trois couches de pâte feuilletée

Par Katharine Simblet

Une critique sur le spectacle :
D’après / Adapté du texte Benoni de Knut Hamsun / Conception, adaptation et mise en scène de Adrien Barazzone / Co-mise en scène Barbara Schlittler / Théâtre du Loup / du 23 octobre au 8 novembre 2020 / Plus d’infos

© Nicolas Dupraz

Adrien Barazzone décrit son spectacle comme un « mille-feuilles quantique ».  Entre les couches de pâte feuilletée des trois époques représentées – 1870, 1940 et 2020 – le spectacle propose une subtile crème pâtissière à base de drame et de satire, enveloppée d’un glaçage acoustique. Comme toutes les meilleures recettes, le spectacle n’utilise que de bons ingrédients : une écriture sensible, relevée par un jeu de comédien très nuancé. Manque juste le petit craquant d’un rythme qu’on aurait parfois aimé plus soutenu. 

D’après est une adaptation du roman Benoni, publié en 1908 par l’auteur norvégien Knut Hamsun, lauréat du prix Nobel de littérature en 1920. L’histoire d’amour et de corruption, qui en forme le sujet, se déroule en 1870. Ce roman est lu à quatre voix par des comédiens incarnant des acteurs qui, en 1940, en font un enregistrement radiophonique à Genève. Alain Borek, dans la peau de l’un d’entre eux, Maurice, accueille le public avec un prologue situé quant à lui en 2020. Il joue avec le bruitage numérique d’une mouche et nous encourage à bien ouvrir les oreilles : l’histoire de Benoni sera transmise par le pouvoir du son.

Maurice est un conteur naturel avec une voix riche et des mains sensuelles qui s’expriment comme si elles jouaient d’un instrument de musique. Chacun des acteurs personnifie, de manière charmante et légère, un stéréotype associé au métier de comédien : ultra-sensible, dépressif ou pompeux. Les artistes de la compagnie L’homme de dos mettent en valeur la complexité de l’écriture de ce spectacle grâce à une complicité qui transpire sur le plateau. Ils parviennent à se projeter ensemble d’un univers à l’autre, ce qui est tout sauf aisé lorsqu’on change d’époque toutes les dix minutes ! On mesure aussi le travail individuel que chacun a dû mener pour développer son propre jeu. La difficulté est que chaque personnage incarne lui-même un acteur créant un personnage qui porte son empreinte : c’est du Stanislavski en poupée russe. Ici, douze personnages sont donc projetés sur les corps des quatre artistes. On peut y voir un écho avec le motif de l’homme (ou de la femme) de dos, qui donne son nom à la compagnie d’Adrien Barazzone : sur le corps d’un homme de dos, le public peut tout projeter, stéréotypes, traits de caractère et émotions.

Entre les enregistrements de Benoni, les acteurs de 1940 font rire le public. Marion Chabloz, dans la peau de Renée, nous offre notamment un moment ravissant avec son monologue de La Mouette de Tchekhov. Les plaisanteries sont entrecoupées par des moments plus chargés en émotions et en vulnérabilité. Comme le symbolise le bunker en carton-pâte côté cour, la guerre est présente malgré la neutralité de la Suisse : la ville a notamment subi un bombardement par erreur en 1940. Les personnages se laissent envahir par des émotions désagréables, ou craquent carrément devant leurs collègues.  Ils sont systématiquement accueillis par le silence et la gêne des autres : l’effet produit est celui d’une tension électrique. De façon intéressante, le public du Théâtre du Loup est amené à se trouver lui aussi dans des situations où il réagit de façon peu empathique. Face aux scènes de malaise, nous avons tendance à ricaner. Par exemple, lors du monologue de Renée qui raconte des anecdotes de sa vie à Paris – une vie faite de solitude – le public n’hésite pas à rire alors que son histoire est entrelacée de tristesse. « Vous trouvez ça drôle ? », demande-t-elle. Elle nous offre un moment de divertissement mais en même temps nous supplie des yeux de ne pas rester « neutres » face à sa souffrance.

Le vrai défi est de rendre spectaculaire les scènes d’enregistrement de Benoni. Sur ce terrain, les choix dramaturgiques ne parviennent pas réellement à résoudre la contradiction : les personnages se placent autour du microphone et s’enferment dans un cadre intime. Cette mise en scène produit bien l’effet authentique d’un acteur qui se concentrerait sur son texte et sur son partenaire, mais elle exclut par là, d’une certaine façon, les spectateurs réels. Paradoxalement, le naturalisme rend l’expérience peu théâtrale.

La fiction du monde de 1940 est brisée quand le personnage d’une actrice reçoit un appel téléphonique de la part de sa mère alors qu’elle est en pleine répétition. Elle soulève la jupe de son costume (authentique 1940) afin de montrer le pantalon moderne qu’elle porte en dessous. Elle s’éloigne de ses collègues pour parler avec sa mère : nous apprenons qu’elle fait face aux frustrations familiales que la situation sanitaire ne fait qu’aggraver. On ne peut qu’être empathique avec elle ; le monologue est un clin d’œil au combat particulier mené par le milieu artistique au bord de la deuxième vague de la Covid-19 :  « On ne sait pas ce qui va se passer ». De fait, les dernières représentations de ce spectacle ont dû être annulées au Théâtre du Loup. Le partage de ce moment triste et frustrant avec l’actrice Mélanie Foulon, qui, grâce à son jeu comique, a pu le rendre léger, restera comme un signe d’espoir.