Quand la tragédie se mue en comédie

Par Judith Marchal

Une critique sur la captation du spectacle :
Phèdre ! / Texte de François Gremaud / D’après Jean Racine / Mise en scène de François Gremaud / Théâtre de Vidy / en ligne jusqu’au 30 décembre 2020 / Réalisation de Simranjit Singh / https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Phedre22659/ ensavoirplus/idcontent/104846

© Loan Nguyen

Seul en scène, le comédien Romain Daroles joue celui qui s’apprête à parler de Phèdre !, une comédie contemporaine, mettant en scène une façon d’orateur qui raconte, « d’une façon plus ou moins enjouée », la tragédie Phèdre de Jean Racine, qu’il finira par interpréter. De quoi passer un moment divertissant et instructif en compagnie du comédien, qui excelle dans tous ses rôles. Le spectacle de François Gremaud, créé en 2018 au Théâtre de Vidy, est accessible en ligne jusqu’à la fin de l’année.

En cette période étrange durant laquelle les portes des salles de spectacle demeurent désespérément closes, le théâtre tente de continuer d’exister à travers les écrans. Bien que l’ambiance si particulière de la salle de spectacle manque cruellement durant le visionnage, les nombreuses captations mises à disposition en ligne sont une porte ouverte sur de belles découvertes. Tel est le cas de Phèdre !, un spectacle créé au Théâtre de Vidy en 2018 et qui avait été encensé lors du Festival d’Avignon en 2019.

L’intriguant point d’exclamation, dans le titre, s’éclaire très vite : ce n’est pas une énième actualisation de la pièce classique de Jean Racine qui se joue devant nos yeux – ou derrière notre écran. Dirigé par François Gremaud, le jeune comédien Romain Daroles transforme la tragédie de 1677 en véritable comédie à travers un monologue dynamique qui durera, comme il l’annonce d’emblée, précisément une heure et quarante minutes.

L’entrée de Romain Daroles, livre en main, sur un plateau que n’occupe qu’une simple table blanche posée sur un sol blanc, laisse d’abord penser que s’engagera une conférence sur Phèdre. Mais au fil des jeux de mots, des détours et des clins d’œils à des chansons populaires – qui, bien que parfois faciles, sont toujours bienvenus –, le comédien entraîne peu à peu le public au cœur même de la pièce, qu’il finit par raconter et, de plus en plus, jouer, en se glissant dans la peau des différents protagonistes. Entre conférencier et interprète, Romain Daroles offre un spectacle amusant et plein d’énergie, qui réussit la prouesse remarquable de tenir son public en haleine, alors même que l’acteur se retrouve coincé à l’intérieur d’un écran.

Sur un ton qui ne cesse de faire sourire, le comédien se lance dans un panorama généalogique de la mythologie antique, racontant en plusieurs épisodes les aventures rocambolesques des ancêtres de Phèdre. À tout moment, enthousiaste, il s’interrompt pour souligner la beauté des alexandrins de Racine et apporter des explications sur certaines notions du théâtre grec antique et sur les théories d’Aristote.

Romain Daroles en vient finalement à jouer l’ensemble des huit personnages. Avec son livre comme seul élément de costume, qui servira aussi bien à représenter la barbe de Théramène que la couronne de Phèdre, la tunique de Thésée ou la mèche d’Hippolyte – « parce qu’il est jeune » –, le comédien apporte à chacun de ses rôles quelques traits délicieux. Nous retrouvons ainsi une Oenone à l’accent du sud, un Thésée aux allures de rockeur rappelant un peu Johnny Hallyday, un Théramène âgé et constamment essoufflé, ou encore une Panope à la gestuelle aguicheuse. Tandis que Racine n’offrait qu’un rôle tout à fait secondaire à cette dernière, le spectacle s’amuse de cette inutilité et la rend comique en créant un personnage en relief, dont on attend impatiemment les entrées.

Le véritable point fort de ce spectacle se situe dans sa structure générale. En entrant sur scène, Romain Daroles annonce qu’il s’apprête à jouer une pièce contemporaine appelée Phèdre !, dans laquelle un comédien prétend jouer une pièce contemporaine qui porte ce titre… et finit par rejouer la Phèdre de Racine. La mise en abyme atteint son apogée lors de la distribution au public du texte de Phèdre ! à la fin de la représentation. On y découvre que les dernières paroles de Romain Daroles elles-mêmes, qui expliquent ce qu’il a fait durant le spectacle mais aussi ce qu’il est en train de dire en direct et qui semble parfaitement improvisé, y sont notées en toutes lettres. Un véritable coup de génie, une construction à la Inception dans laquelle il devient difficile de démêler le vrai du faux, le Phèdre du Phèdre !

Si plusieurs des personnages meurent à la fin – c’est annoncé dès le début – François Gremaud réussit à transformer la tragédie Phèdre en Phèdre !, une comédie contemporaine pétillante. Un processus similaire à celui des Fondateurs, qui revisitaient en début d’année sur le mode burlesque le Tartuffe et le Dom Juan de Molière. Il semblerait que, ces derniers temps, la scène romande offre l’opportunité de redécouvrir joyeusement quelques-unes des œuvres majeures du répertoire classique français.