Imposture posthume
Texte, mise en scène et jeu de Joël Maillard / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / du 26 au 31 mars 2019 / Critiques par Laurane Quartenoud, Thibault Hugentobler, Amina Gudzevic, Jade Lambelet, Sarah Juilland, Ivan Garcia, Brice Torriani, Océane Forster, Julia Cela, Noé Maggetti et Xavier Balli.
Pour le spectacle Imposture posthume, l’Atelier critique a collaboré avec l’Atelier d’écriture littéraire animé par Jérôme Meizoz (UNIL) autour d’une proposition de critique créative. Nous publions ici une sélection des textes rédigés dans ce cadre par des participants des deux ateliers.
Imposture posthume n’a rien d’une imposture
31 mars 2019
Par Laurane Quartenoud (Atelier d’écriture)
Publié le 27 mars 2099 – n° 1984
Le théâtre de l’Utopia Planitia présente la pièce bien connue de Joël Maillard dans une mise en scène identique aux premières représentations qui avaient eu lieu sur Terre il y a 80 ans. Un pari risqué, mais réussi.
Dès l’arrivée, l’atmosphère rétro prend les spectatrices à la gorge : une scène intérieure, dépourvue des mécanismes classiques d’holomonochromatisme ainsi que des sièges conformes à ceux de son théâtre d’origine pour une expérience immersive complète. L’arrivée de l’automate – réplique conforme de Joël Maillard -, surprend : il apparaît à droite d’une scénographie épurée mais complexe, très en vogue dans les années 2030, mais qui devrait laisser perplexe le public le plus jeune. Aussitôt la voix monte, intensifiée à l’aide d’un dispositif intra-automate, en langue morte heureusement traduite par des sous-titres en chinois – qui ne semblent malheureusement pas toujours complets.
La composition dramatique est bien menée, le jeu d’acteur est – sans surprise aucune puisqu’il s’agit d’un automate – excellent et les références, bien que parfois désuètes, sont utilisées avec une intelligence rare pour l’époque de la conception de la pièce. Les plus âgées sourient en entendant des concepts comme « Airbnb » ou « carte de crédit » qui font écho à leur enfance. La réception est, en revanche, plus compliquée face à des mots comme « walkman » et presque mélancolique lorsque, lors d’une interlude surprenante, le comédien évoque son enfance entourée de « porcs » et de « bétail », animaux n’ayant pas survécu à la deuxième moitié de notre siècle. Surprise et dégoût sont également présents lorsqu’il évoque la viande animale, communément consommée lors de la première moitié du XXIe siècle.
Dans son ensemble, le spectacle est cependant bien reçu et offre au public de nombreuses occasions de rire, bien que l’amusement provoqué par la pièce soit sans aucun doute différent de celui originalement créé en 2019, l’horizon d’attente s’étant énormément modifiée en presque un siècle. Les postchronismes, comme les nommait le critique et théoricien de la littérature française Ivan Garcia, sont nombreux et rendent la pièce certainement plus légère que lors de sa première représentation : la disparition présumée des automates, l’allongement à 120 ans de l’espérance de vie ou le remplacement des organes vitaux par une machine sont autant d’événements n’ayant lieux que dans l’imagination du dramaturge. La pièce garde néanmoins une réflexion sur le futur et arrive toujours à faire résonner en nous une métaphysique omniprésente dans l’œuvre de l’auteur et qui parvient encore aujourd’hui, à nous interroger sur notre propre futur.
IA – 28.231.167
31 mars 2019
Par Laurane Quartenoud (Atelier d’écriture)
Souffle dans l’immensité
31 mars 2019
« Que restera-t-il de nous
Quand l’eau sera montée ?
Encore combien de temps, bébé
Encore combien d’étés ? »
(Bagarre, Honolulu, 2018)
Quelque part, un 1er avril xxxx
Le réveil a été abrupt. Il reste couché sur le dos, les yeux semi-ouverts fixés sur l’écran de son téléphone, tentant vainement d’éteindre l’alarme. Soupir. Snooze. Encore quelques minutes, histoire de…
Sursaut, deux heures ont passé. Il se redresse tel un vampire hors de son cercueil, lâche un juron, se douche en hâte. Pause. Sèche-cheveux saisi, un peu de musique, il faudrait que j’arrange cette tignasse, dit-il, peut-être, ou le pense-t-il, peut-être. Petit café, une tranche d’un pain un peu sec, brossage de dents, la porte claque, la journée commence. Il s’effondre.
1er avril 2019
Le réveil sonne. Il reste étendu sur le flanc, les yeux fermés. Il compte. L’alarme s’arrête, cinq minutes avant la prochaine alerte. Il se remémore ce rêve, bizarre, assis à une table dans un désert, les mains collées sur un clavier. Faudrait pas oublier d’écrire avant lundi. Page blanche, toujours, encore. On se l’avoue, la tentative est vaine.
Sonnerie de merde. Il se lève, aisselles tartinées, barbe en chantier, furoncle remarqué, corporalité habituelle. Un jour peut-être on me remplacera tout ça, un jour peut-être la machine me constituera, je me survivrai. Café mal dosé, quelques céréales noyées dans quelques lapées de lait, brossage de dents, gencive irritée, saloperie. La porte claque. En chemin vers le théâtre. Il s’agit de monter un nouveau projet. Pour août. Pas de traces écrites, seulement la mémoire comme matière. Je me souviens que et blablabla…
Quelques débris jonchent le sol, faudrait pas trop nous prendre pour des cons. Plus chaud·e·s que le climat quand ça nous arrange.
1er avril 2025
25 ans avant le possible effondrement. Toujours pas de solution, toujours pas d’engagement. Les écoliers·ères dans la rue apparaissent comme un gag maintenant. Changement peut-être, répression gouvernementale des alarmistes. L’ami Donald a convaincu l’Europe avant de décéder, ironie du sort, après un coup de chaud lors de la canicule de 2023, à Davos. Il a fait l’expérience, tout seul, de l’étuve planétaire. Bref. On reprend.
Je me souviens, on est presque à la 400ème représentation. Faut dire que le coup de la mémoire d’un passé humain projetée dans un futur plus ou moins proche, ça captive. Je me demande si un jour, le souvenir ne sera pas le luxe absolu, pouvoir citer quelques pointures, en déglinguer d’autres. Chanter des tubes des 60s, 70s, 80s, 90s, puis le flou des années 2000-2010. Citer Despentes comme Nerval, se rappeler les avertissements latents de Dick et Asimov.
1er avril 2030
Le théâtre ne paie plus. La culture a perdu ses subsides. On a trop fait les cons, maintenant faut sauver l’humanité. S’il y a quelque chose à sauver.
1er avril 2060
Le réveil interne sonne. Horloge interne mécaniquement matérialisée. Les trente dernières années ont permis un bond en avant dans la médecine. Ou plutôt une mutation de cette science en mécanisation du vivant. De la survie de l’espèce humaine à l’ère de la désindustrialisation et du post-réchauffement. C’était le dernier essai en vogue avant la fin de la production littéraire. Par main humaine, bien entendu. Donc réellement humaine, ni mécaniquement augmentée ni charnellement imitée.
Le dramaturge se relève de la matrice d’endormissement. Une sorte de cercueil permettant un état de stase pour la recharge des batteries internes. Celles qui sont externes sont nourries par les petits panneaux solaires au dos des mains et dans la nuque.
Pas de petit-déjeuner. Pas de lavage, sinon un cirage et un dépoussiérage des orifices subsistants mais abandonnés.
Augmenté, mais plus vraiment humain. Humanité 2.0 mon cul. En fait même pas. Puisque les déjections n’existent plus.
1er avril 2068
La disparition des espèces vivantes a trouvé son égal dans la désactivation des intelligences artificielles.
L’humanité est bien seule sur terre. Ou sous terre. Le vide brûlant à la surface. Quelques zoos souterrains avec des hologrammes pour maintenir le souvenir de l’humanité perdue. Et des musées aux collections navrantes. Le bug dans l’an 2000 a eu lieu, mais en 2068. Maintenant, place à l’amnésie globale des passés.
Pourtant, lui se souvient, il est bien le seul. Il voudrait peut-être, dans un coin de sa tête, être triste, mais le contrôleur chimique des endorphines le lui interdit. Il voudrait peut-être se suicider, mais la désactivation implique un débranchement du système d’alimentation central des bases souterraines qui maintient tous les individus en vie.
Ah oui. Individu. Ou individue. Ou individux. Plus de sexe, plus de genre. Des ombres mécaniques. Elle est belle l’humanité. Plus de reproduction non plus d’ailleurs, car les pénis, les vagins et autres ne sont qu’esthétiques. Fallait miser sur l’utile pour la survie des vivants. Peut-être qu’un jour une nouvelle humanité charnelle apparaîtra. Mais pour ça, il faudrait se souvenir de comment c’était, un cœur qui bat.
Il y pense. Né au XXe siècle, modifié au XXIe, qu’adviendra-t-il au XXIIe ?
La solitude globale sans doute.
1er avril 2090
Toujours pas mort. L’intelligence synthétique supplante l’humanité et la guide. Donc, que reste-t-il de nous ?
1er avril 2099
Je me souviens. Peut-être.
Communiqué de l’ONU, 1er avril 2099
Aux membres survivants et augmentés de l’espèce humaine,
La supra conscience synthétique collective entre en fonction aujourd’hui pour de meilleurs lendemains.
Nos archives seront partagées lors de son activation pour que tout le monde ait accès au patrimoine de l’humanité, que tout le monde se souvienne.
Un temps.
Le réveil a été abrupt. Nous sommes…
L’humanité s’effondre. Les mains se décollent du clavier, la table disparaît. Page blanche. Souffle dans l’immensité. A quoi bon se souvenir ?
31 mars 2019
ADA
31 mars 2019
Par Amina Gudzevic
1 avril 2099
Il est neuf heures précises. Ma batterie est rechargée, mon caisson isotherme s’ouvre. Chaque jour est identique au précédent, ainsi qu’au suivant. Mais apparemment, aujourd’hui est un jour étrange. Je commence donc par télécharger, via le cloud mis à disposition par le gouvernement, Le Journal de ce matin. Certains termes m’échappent, on parle de « catastrophe globale » et d’un « effondrement numérique ». Je suis censé retransmettre ces informations, et si le système avait été hacké ? Ce n’est pas l’habitude du gouvernement d’oublier nos mises à jour lexicologiques et sémiologiques. Il vaut peut-être mieux en parler avec mon Maître. Normalement, à cette heure-ci, il devrait être en train de boire des particules de café. En entrant dans la cuisine, j’aperçois mon Maître tenant un bloc transparent. Il est si concentré qu’il n’a même pas l’air de remarquer ma présence. Je m’avance et me heurte contre d’autres blocs transparents jonchant le sol. Mon rayonnement synchrotron ne semble pas reconnaître cette matière. Je scanne à nouveau, toujours rien. Il sort alors de sa poche un tube cylindrique noir qui semble s’accrocher à ce bloc transparent. J’envoie une onde au nano-processeur de mon Maître afin de lui signaler ma présence et lorsque j’enclenche le processus de partage du Journal, il me répond simplement : « Je sais » et interrompt la liaison. Il m’ordonne de ne plus l’appeler Maître mais Joël et me lance un regard dénué de rationalité. Joël m’explique qu’il n’a que peu de temps avant « la catastrophe » et qu’il doit finir son manifeste de toute urgence. Je lui demande ce qu’il entend par “manifeste” et il me répond qu’il se donne pour mission de laisser un témoignage du XXIe siècle avant que « la catastrophe » n’efface tout. Il dit, par exemple, que les modèles d’ADA (animaux domestiques augmentés) auxquels j’appartiens étaient autrefois appelés « chiens ». J’apprends que mes ancêtres étaient considérés comme les meilleurs amis de l’homme, bien qu’inférieurs à eux. Il leur était impossible de communiquer autrement que par un champ lexical restreint, appris grâce à une technique pavlovienne. L’activité principale de mes ancêtres se résumait à effectuer un parcours défini par leur Maître et à le divertir quand celui-ci le souhaitait. Je demande à Joël de quelle manière il a eu accès à ces informations. Il me répond qu’il les a tout simplement vécues. Né peu avant la fin du XXe siècle, il participe depuis l’âge de 63 ans à un programme de développement cognitif et voit sa vie se prolonger de manière significative grâce au remplacement de ses organes biologiques par des organes « non biologiques et non biodégradables ». Tous les autres candidats moururent de l’expérience, sauf lui. Techniquement, il aurait aujourd’hui 120 ans. Il prend son « manifeste », ou plutôt cet assemblage de blocs transparents, et se dirige vers le sous-sol. C’est également là que se trouve son intelligence artificielle. Je ne suis jamais allé dans ce lieu, mais comme aujourd’hui est un jour étrange, je me permets de suivre Joël. Ce lieu abrite une atmosphère à part, et semble disposé de manière à former un ensemble cohérent. Se profilent une toile, un micro, les anciens poumons de Joël lévitant au-dessus d’un vase rempli de formol, deux chaises, des panneaux de cuivre, des masques difformes et évidemment, l’intelligence artificielle. Il m’explique alors que cette « catastrophe » sera un effondrement technologique global et que le conflit inter-espèce s’intensifie. Un conflit ? Un effondrement ? A nouveau, ces mots ne m’évoquent rien. Joël me prend dans ses bras et murmure un « tout va bien se passer ». Il se tourne et semble se concerter avec l’intelligence artificielle. Leur relation semble avoir évolué dernièrement mais je ne saisis pas bien pourquoi. Je scanne la pièce dans laquelle je me trouve. Je n’avais pas remarqué qu’un gradin se trouvait là. Il pose le manifeste non loin de celui-ci, de façon à ce qu’il soit bien visible, et s’en va recharger ses poumons. Une onde me parvient de l’intelligence artificielle. Ça y est, j’ai compris. A l’aube de l’effondrement technologique global, mon extinction est inévitable. J’éprouve une indifférence nihiliste à mon propre sort. J’aurais dû écrire sur un bloc transparent car toutes mes données vont être effacées. La déconnexion est imminente.
31 mars 2019
Par Amina Gudzevic
27 mars 3019. Expédition pour la sauvegarde urgente des derniers sites de création humaine. Deuxième jour de fouilles.
31 mars 2019
Par Jade Lambelet
Vers la fin de la journée, nous parvenions à dégager le seuil d’un bâtiment en ruines, obstrué par un monticule de décombres et de matières indistinctes. Il fallait fouler les pans entiers de crépi, de briques et de planches avant de gagner ce qui semblait être un hall ou un large couloir. Nous demeurions subjugués face à la vacuité des ces espaces dont le béton avarié laissait apparaître le squelette d’une charpente en métal. Un néon flottait, suspendu au plafond par les maigres efforts d’un dernier cordon. Éclats, fragments non-identifiés et épaves d’objets en tout genre envahissaient le sol et les vestiges des murs. Sous les élévations de poussières, nous exhumions une quantité de documents papier. Leurs miettes blanches se glissaient jusque sous les portes. Nous ouvrions. Malgré l’épaisseur de l’obscurité, un vaste espace se déployait. De leurs faisceaux, nos lampes brisaient les ténèbres des lieux et désignaient tour à tour les décors qui peuplaient ce vide magistral. La frénésie de ces mouvements de lumière – avides et gourmands des potentiels trésors cachés dans ce néant – nous permettait progressivement de recomposer l’architecture de la pièce. L’espace semblait se diviser en deux secteurs qui se constituaient, d’une part, des restes de ce que nous comprenions être des gradins orientés, d’autre part, face à un plateau. Aucun site de ce type n’avait subsisté, survécu à la catastrophe technologique et à l’effondrement numérique global qui nous avaient amenés à quitter la terre. Au demeurant, de nos recherches préalables portant sur les derniers objets-témoins manuscrits, nous savions qu’il avait existé, du temps de l’humanité, des lieux voués à la représentation et à ce que nos ancêtres appelaient les « arts ». Dès l’inauguration du programme de reconstruction et de réécriture progressive de l’histoire de l’humanité non-transgénétique, nous avions cherché, dans nos expéditions de retour sur terre, à retrouver ces lieux, en vain. Nous distinguions, sur la partie délimitée en plateau, une série de décors bruts et épars. Ceux-ci n’évoquaient rien du répertoire des objets d’usage humain que nous avions pu reconstituer jusqu’alors. Des morceaux de cuivre et de toile (de tailles relativement imposantes). Une composition en fer amovible. Deux visages triviaux, primitifs taillés dans une substance molle. Des récipients multiples. Une structure en plastique – matière désormais complètement désuète – support d’une écriture. Nous lisions :
« 121 ans, au seuil de ma mort. Dernier survivant de la génération d’êtres trans-humains nés humains. Dans un futur plus ou moins proche, je parcours mes souvenirs d’un passé encore “inactuel”, en devenir. Je me souviens avoir appartenu à une terre qui ne connaissait pas encore l’existence d’une super-conscience. Je me souviens du dernier journal de presse physique. Je me souviens de la sensation que provoquait l’écriture manuscrite sur papier. Les doigts qui glissent en parcourant les pages, douces, l’odeur de l’encre mêlée à celle de cellulose. Je me souviens des après-midis passés dans les cafés, à refaire le monde par la transmission mutuelle de nos inquiétudes, de nos espoirs, de nos désirs. Je me souviens du son des rubans de pellicule qui rythmait les projections au cinéma. Je me souviens des peaux qui vieillissaient, des cheveux qui blanchissaient, des corps qui s’affaissaient. Je me souviens des variations des saisons, de la nuit qui tombait plus tôt en hiver. Je me souviens de la sensation véritable et biologique de fatigue, de la profondeur du sommeil. Je me souviens de l’effort de mémorisation, des poèmes appris par cœur puis récités devant la classe. Je me souviens des corps qui tombaient malades, puis ceux qu’on enterrait. Je me souviens de l’odeur du tabac froid et de la chaleur de l’alcool qui s’enfonçait dans la gorge. Je me souviens des bruits de la révolte humaine, des cris des cortèges dans les rues. Je me souviens des prédictions sur les catastrophes écologiques, des ribambelles de titres d’articles sur l’effondrement des sociétés. Je me souviens d’un monde où l’inquiétude de la mort accidentelle ou naturelle était encore d’actualité… »
31 mars 2019
Par Jade Lambelet
Comment être humain : notice explicative à l’attention des androïdes, cyborgs et autres humanoïdes.
31 mars 2019
Par Sarah Juilland
Ce petit manuel s’adresse à deux types de publics distincts et poursuit un double objectif. D’une part, il concerne les androïdes qui prolifèrent en société et vise à perfectionner leur programmation, afin qu’ils se mélangent harmonieusement à leurs voisins humains (ou du moins à ce qu’il en reste) sans trop perturber leurs habitudes. D’autre part, il est destiné aux êtres d’origine humaine (autrement dit, aux humains ayant subi des améliorations cybernétiques) qui, de moins en moins nombreux, tendent à oublier leurs fondamentaux et désirent recouvrer la pratique de l’humanité. Ce texte contient donc les informations élémentaires constitutives du « bastion humain », selon les mots de Joël Maillard, l’un des derniers représentants de l’espèce Homo sapiens ressuscité grâce aux récentes innovations de la médecine régénérative. Le présent article vous guidera à travers les étapes et processus de la vie d’être humain, dans le but d’amener les différentes créatures peuplant la planète Terre (ou du moins ce qu’il en reste) à une cohabitation agréable et à une entente cordiale.
Règle n°1 : Répondez (ou, pour les androïdes, simulez une réponse) aux besoins physiques de base
Afin d’éviter une mort prématurée et douloureuse, les êtres humains doivent absolument satisfaire un certain nombre de besoins vitaux, essentiels à leur santé physique et mentale. Si vous ne respectez pas ces quelques codes fondamentaux, les étapes plus avancées seront insurmontables. Au strict minimum, les humains se trouvent dans l’obligation de :
- Respirer de l’oxygène : chez l’humain, la ventilation pulmonaire est le renouvellement de l’air contenu dans les poumons par l’action des muscles respiratoires. La respiration procède en deux temps, que les androïdes pourront aisément mimer : l’inspiration (l’air entre dans les poumons provoquant le gonflement du thorax) et l’expiration (l’air sort des poumons provoquant le dégonflement du thorax).
- Manger des aliments comestibles et s’hydrater à l’aide d’eau (H2O) : pour survivre, les êtres humains doivent absorber des nutriments leur procurant des quantités suffisantes de glucides, protéines, graisses, vitamines et minéraux, nécessaires au bon fonctionnement de leur organisme. Par exemple, l’aliment « fromage » est indispensable à la préparation du met « fondue » ; remuer une spatule dans un caquelon n’est pas suffisant pour les humains.
- Dormir : bien que de nos jours cette pratique soit devenue caduque – il suffit de se brancher à une borne de recharge pour être à nouveau opérationnel –, les êtres humains doivent se reposer. Pour entrer dans un état de somnolence, il suffit de s’allonger dans un endroit confortable et de rester immobile durant environ six heures. Conseils pour rendre l’acte de dormir plus vraisemblable : certains humains s’agitent, grognent ou laissent échapper de légères brises odorantes durant leur sommeil.
Règle n°2 : Assurez votre sécurité
Pour prospérer, les humains doivent se trouver dans un état de quiétude et ne pas être obnubilés par leurs angoisses (au sujet des angoisses, se référer à l’article « Les émotions humaines »). Afin de se sentir en sécurité, les êtres humains évitent les lieux ou les situations susceptibles de causer des dommages physiques à leurs corps (les blessures risquant d’affecter leur santé physique, voire même de les amener à mourir) et se construisent ce qu’ils appellent des « maisons » (abris constitués au minimum de quatre murs et d’un toit).
Règle n°3 : Tissez des relations humaines
Dans votre vie d’humain, vous serez amenés à rencontrer des gens. Certains vous seront agréables – ils seront appelés « amis » – d’autres pourrons vous faire éprouver une attraction physique – ce seront des « intérêts romantiques ». Pour faire partie d’un cercle d’amis, il vous faudra observer certains codes :
- La maladresse sociale : les humains sont faillibles, il leur arrive régulièrement de « gaffer », c’est-à-dire d’engendrer des situations de malaise avec autrui en prononçant des paroles ou en effectuant des gestes incongrus et/ou gênants.
- La pulsion : les humains sont impulsifs. Pour leur ressembler, il vous suffira de gesticuler, vitupérer, maugréer ou grimacer lorsque vous rencontrerez une situation contrariante. Exemples de situations contrariantes suscitant l’insurrection parmi les humains : un retard de train (l’être humain est pressé et impatient), un climat trop chaud, trop froid, trop humide, trop sec (l’être humain est difficilement satisfait concernant le climat météorologique).
- « Boire des verres » : évidemment, il ne s’agit pas de consommer le verre mais son contenu (c’est une métonymie).
Règle n°4 : Pratiquez l’art de la conversation phatique
Les humains aiment se retrouver pour badiner, débiter quelques futilités, débattre et se quereller au sujet de problématiques existentielles, ou encore refaire le monde autour d’un verre (cf. explication ci-dessus). Exemple de sujet de conversation phatique : la situation météorologique est toujours un excellent sujet de conversation à adopter lorsque l’on souhaite parler dans le vide (comme mentionné ci-dessus, il s’agit d’un sujet éminemment polémique chez les humains).
Règle n°5 : Adonnez-vous à la procrastination
La procrastination est l’une des activités favorites des êtres humains. Il s’agit d’une tendance, proprement humaine, à remettre systématiquement au lendemain une action à accomplir. Le procrastinateur n’est pas pour autant passif et amorphe, mais il dépense toute son énergie dans des activités variées et souvent saugrenues, qui ne possèdent aucun rapport avec la tâche problématique.
Règle n° 6 : Cultivez un goût pour les objets inutiles
Dans leur frénésie consommatrice, les êtres humains raffolent des objets superflus et souvent absurdes, dont ils regrettent instantanément l’achat dès leur sortie du magasin. Exemples d’accessoires inutiles mais à acquérir absolument pour être humain : chaussons lampe torche en cas d’envie pressante durant la nuit, l’oreiller bonnet pour ceux qui bougent dans leur sommeil, les mini-parapluies pour chaussures afin d’éviter les pieds mouillés en cas de météo pluvieuse, etc.
Voilà, en appliquant ces quelques conseils, vous ressemblerez à de véritables êtres humains. Attention toutefois à ne pas vous y méprendre et pensez à recharger vos batteries à la fin de la journée.
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31 mars 2019
Par Sarah Juilland
Jeux intellectuels
31 mars 2019
Par Ivan Garcia
Dans une salle, une personne cachée dans l’obscurité ; nous n’entendons que sa voix. Puis, dans la même salle, une autre personne, également cachée dans l’obscurité ; nous n’entendons, bien entendu, que sa voix.
La Voix :
C’est un peu près comme ça que ça a commencé. Moi, au départ, j’étais pas très d’accord avec ce que le Joël il proposait de faire. Mais bon, il voulait une mise en scène futuriste alors bon, j’ai signé. «Tu vois», me disait-il, «Ton rôle ce sera simplement de descendre, dans le noir, depuis le plafond». «Je vois, je vois», que je lui ai répondu. «Mais, dis-moi, Joël, comment vas-tu faire pour que je descende ?» – «Eh bien, c’est très simple» qu’il m’a encore répondu.
Alors là, il a commencé à me décrire de quelle manière il voulait mettre en scène «sa» performance (ces artistes postmodernes, pas foutus de faire une pièce «classique»…). Que d’abord ça devrait se faire à l’Arsenic parce que – tu comprends – ailleurs, c’est pas la même chose, qu’il m’a dit. Que j’étais le seul et l’unique sur lequel il pouvait compter pour monter ce coup. Que c’était une chance exceptionnelle pour moi et patati et patata. Bref, il avait besoin de matériel et de décor et – uniquement pour cela – il avait besoin de mon entière collaboration.
Alors nous discutâmes. A la base, le sujet était très simple : dans un futur lointain, l’humanité – ou ce qu’il en reste – découvre un manuscrit de Joël et fait revivre celui-ci, ainsi que ses souvenirs. Bref, un retour vers le futur inversé quoi…
Mais là, sur ce coup, Joël avait besoin de moi. Alors il m’a expliqué :
– « Je t’attacherai à une corde, afin que tu descendes et crée un effet mystérieux. »
– « Je savais que tu voulais ma peau, espèce de traître », lui ai-je répondu.
– « Mais non, mais non, ne t’inquiète pas. L’idée, c’est de disperser, partout au-dessus du plateau, plein d’objets qui tomberont afin de créer des effets comiques. »
– « Des cordes qui tombent, c’est comique ou c’est tragique ? »
– « On pourrait discuter mais… un perroquet qui tombe, c’est comique, non ? »
– « Sans doute »
– « Imagine, deux types entrent dans un bar et parlent de leurs problèmes ; l’un consulte un psy humain et l’autre un andro’. Et les deux sont à bout, alors le perroquet tombe. Tu saisis ? »
– « Absolument pas l’ami. Mais pourquoi pas ? Et donc, je reviens sur le coup de m’attacher à une corde… »
– « Ah oui, oui… Donc pourquoi la corde ? Parce que tu dois descendre progressivement. Sur le plateau, tu occuperas la gauche. Cependant, afin d’y parvenir de manière correcte, tu devras descendre depuis les cintres tel un parachutiste. En faisant un plongeon vertical progressif, tu finiras dans une cuve ! N’est-ce pas, merveilleux ? »
– « Je loue ton imagination mais… en quoi cela sert-il ton propos ? Explique-moi steuplaît. »
La Voix de l’Artiste (avec un accent vaudois, cette fois-ci) : « Parce que tu vois, tu comprends, n’est-ce pas ? Il faut montrer l’autoréflexivité de ma démarche créatrice, l’herméneutique de mon propos, la poétique kinesthésique de ma gestuelle crypto-orientale. En somme, il faut métalepsiser tout ça, briser le quatrième mur. »
La Voix :
– « Ah oui… mais comment tu veux briser le mur si tu parles si doucement ? Il me semble qu’il faut aller plus vite, non ? »
La Voix de l’Artiste :
– « Pas le mur du son, andouille, le quatrième mur, celui qui sépare la fiction et les spectateurs. Jouer sur la distanciation, «Verfremdungseffekt», comme y disait Brechteuh. Il faut que tout ce beau monde cogite sur mon spectacle. »
La Voix :
– « Ah oui, c’est très juste. Faut que ça critique. Mais, dans tout cela, quel est le rapport ? »
La Voix de l’Artiste :
– « Mais c’est pourtant évident ! Nous allons mettre en scène une pièce alternant différents tableaux. Ce faisant, évidemment, nous nous permettrons d’interrompre, fréquemment, la fable contée en alternant entre le passé et le futur, ce qui aura pour conséquence nonobstant nécessaire de rompre la linéarité de la narration ; ainsi, nos chers spectateurs seront à la fois perdus et réflexifs. »
La Voix :
– « Désormais, je comprends tout, cher Joël. Mais je reviens encore sur cette histoire de corde car…«
La Voix de l’Artiste (alias Joël) :
– « Ta fonction narrative est bien plus importante que tu ne veux le croire, mon ami. »
Quelqu’un appuie sur l’interrupteur et la lumière éclaire la salle. La lumière éclairant la salle dévoile un cerveau dans une cuve et un artiste du nom de Joël qui parle avec l’organe dans la cuve.
Le Cerveau dans la cuve :
– To be or not to be ? That is the question. Ô diantre, je suis démasqué !
La Voix de l’Artiste (alias – toujours – Joël) :
– Exactement, c’est typiquement l’effet que je souhaite produire chez nos spectateurs ! Imagine ce cliffhanger de malade qu’on pourrait réaliser ! Ça marquera les critiques pendant longtemps, crois-moi !
Le Cerveau dans la cuve :
– To be or not to be a brain in a vat ? That is the question.
L’Artiste (qui a, bien entendu, toujours sa voix) :
– Imaginons que tout cela ne soit qu’un rêve produit par toi, le cerveau dans la cuve, et qu’en fait, toute ma superbe pièce, ne soit que le résultat de tes projections mentales. Ce serait intense, non ?
Le Cerveau dans la cuve :
– Il y aurait de quoi cogiter, effectivement…. Mais, au niveau marketing, tu crois que ça marchera ? Et pis, si ça marchait tant bien que ça, pourquoi que t’as pas voulu le rendre plus explicite, l’autre soir ?
L’Artiste :
– Souviens-toi du titre de ma pièce : Imposture posthume. Faut quand même que je brain[1] un peu le public, non ?
Le Cerveau dans la cuve :
– J’admire le jeu de mots.
Rideau
Fin
[1] Pour les joueurs de jeux vidéos en ligne, to brain signifie grosso modo « être plus intelligent que son adversaire et éviter ainsi la mort ».31 mars 2019
Par Ivan Garcia
Episode 826 : les joutes murales asynchrones
31 mars 2019
Par Brice Torriani
« Ouiiiii salutations à touuuus, et bienvenue à cette nouvelle conscientisation multisensorielle collective sur le patrimoine préhistorique de la proto-humanité. Je crois que nous n’attendons plus qu’une seule connexion et… aaaaah je la ressens à présent bienvenuuuue à toi, entité FauxReveurYoung492710. Nous allons pouvoir commencer l’exposé.
Lors de cette session nous nous pencherons sur un amas de matière rocheuse que les êtres primitifs dénommaient mur, et que des chercheurs ont récemment eu la chance de découvrir dans un état de conservation tout à fait remarquable. Grâce à un tout nouveau système de… eh bien disons que c’est un procédé qui extrait les couches… disons un tout nouveau processus de déstratification de la matière, nous allons pouvoir revivre ce que nous avons identifié comme un jeu littéraire, c’est-à-dire une voie de communication créative asynchrone qu’utilisaient les anciens pour communiquer. Ce genre de medium n’est pas unique, plusieurs ont été auparavant découverts dans de nombreuses localisations, essentiellement dans cette sorte de sanctuaire que nous avons déjà abordé dans une session précédente, quelqu’un s’en souvient ? Oui ? Les toilettes, exactement.
Sans plus attendre, déportons nos esprits dans cette série de dialogues reconstituée pour vous, par nos ingénieurs les plus expérimentés. »
Transition / flash-back
« Octobre 2038. Ici, passa Joël, dans un instant de réconfort et de volupté, et surtout de soulagement. Bien qu’un tantinet emmanché éméché, je souhaite passer un message de paix à la prochaine personne humaine qui comme moi, utilise encore cet archaïque mais au combien plaisant palais des centaures des senteurs. Ce message le voici : Je crois. »
« Je crois. en l’homme »
« Je crois. en l’homme BLANC »
Transition / flash-forward
« Ouiiiiii je crois qu’il est bon de repréciser pour ceux qui n’ont pas assisté à notre session consacrée à la racialisation de la proto-humanité que celle-ci était divisée entre ceux qui jugeaient élémentaire et irréfutable de catégoriser leur ensemble de molécules en fonction de la pigmentation épidermique, ceci afin d’affirmer une prétendue supériorité, et ceux qui jugeaient indispensable de supprimer tout adjectif qualificatif discriminant de leur langage, et qui on grandement contribué à la démocratisation et des espaces de vidanges gastriques comme nous l’appelons parfois, et qui ont milité pour en faire des espaces communs à tout genre, toute espèce et toute forme androïdique. N’hésitez pas à vous abonner à la chaîne pour ressentir ou re-ressentir cette session, et bien d’autres encooooore. »
Transition / flash-back
« Je crois. en l’homme BLANC ouvairt et tolérent»
« Je crois. en l’homme BLANC ouvaiert et toléreant»
« Je crois. en l’homme BLANC ouvaiert et toléreant aux reformes ortografiques»
« Jenecrois.plus en l’homme BLANC ouvaiert et toléreant aux reformes ortografiques»
« Eh toi qui cherches la lumière du Dieu, procure-toi le nouveau compagnon androïde Spirituon12XS. Il te guidera vers le bon chemin du neo-pastafarisme. »
« Contre les dégâts des eaux et dégradations de vos biens immobiliers, faites confiance au Groupe Mutuel et à sa nouvelle formule couverture semi-complète, sans engagement au-delà de 15 ans. »
« Je rêve où ils laissent entrer les entités publicitaires dans les toilettes publiques maintenant ? C’est nos impôts qui payent leur entretien, et on en fait des espaces de pub ? Si je te chope, entité publicitaire, je te renvoie à l’usine. »
« Monsieur, pour toute remarque concernant l’utilisation des murs de cet établissement, adressez vos remarques à noreply@admin.ch. Merci pour votre compréhension. »
« Jenecrois.plus en l’homme BLANC ouvaiert et toléreant aux reformes ortografiques»
« Attends un peu, je vais te fumer, toi. »
« Jenecrois.plus en l’homme BLANC ouvaiert et toléreant aux reformes ortografiques JE CROIS EN L’ANDR…»
Transition / flash-forward
« Voilàààààà très chères entités connectées, il en temps pour nous de mettre un terme à cet exposé, le reste de la bande étant malheureusement illisible dû au nombre incalculable de fluides corporels s’étant agglutiné au fil des siècles. J’espère que vous avez passé un instant tout à fait stationnaire, et je vous dis à la prochaine pour une nouvelle intégration cellulaire d’informations accessoires.
A bientôt !»
31 mars 2019
Par Brice Torriani
Anti-charisme opérant et autres tribulations au travers d’une représentation
31 mars 2019
Par Océane Forster
Tu es déjà en scène quand le public fait son entrée. Tu verras tu vas être surpris parce que ce n’est pas très souvent qu’on en fait l’expérience dans un théâtre, mais la présence d’un comédien ne suffit pas au silence. Tu vas expérimenter par ta corporalité, à quel point une entrée de comédien sur scène est acméïque et comme ton ethos en prend un coup face à l’aréaction générale du public, qui pourtant est venu ce soir jusqu’ici pour te voir jouer, à ta coprésence, rendue banale par l’anéantissement d’un point P qui aurait sûrement cristallisé le fracas de ton entrée.
Toi, malin, tu vas jouer avec cet anti-évènement, puisque tu ne vas rien faire pour empêcher ton anti-charisme d’opérer. Tu ne vas pas te nimber de lumière, elle aussi va jouer le dédain avec toi, tu ne vas pas occuper le centre du plateau, tu ne vas pas forcer le contact avec les gens du premier rang. Et tu vas voir, je sais que pour l’instant tu n’y crois pas encore, mais tu verras sur le moment, les gens, et ce malgré la présence dont tu feras acte, les spectateurs n’arrêteront leurs triviales – ou vitales hein, cela dit, ne jugeons pas hâtivement, d’autant que la nature de ces babillages ne change rien à l’affaire – leurs donc plus ou moins triviales sinon existentielles discussions qu’une fois les spots éteints.
Ta performance, alors qu’elle aura pour toi déjà commencé depuis bien 10 minutes, ne commencera dans l’esprit du spectateur qu’au moment du noir.
Ce moment où, et même durant lequel ton scénographe te bénit d’offrir à son travail une si belle exclusivité. Pendant plusieurs secondes, les yeux paresseux du public, qu’il clignera nonchalamment, passivement habitué à se retrouver plongé dans l’obscurité au cours des créations contemporaines de l’Arsenic, ne percevront que la douce luminescence du tube/aquarium étrange et pénétrant en fond de scène. Puis les Pierres de Rosette en polymère solide, transparent, que tu auras dressées en équilibre attireront l’œil qui doucement étendra sa pupille.
Tu n’es pas sans savoir non plus que l’apparente automisation et la cinétique intimiste conférée au polygone médusal qui flotte de bas en haut à l’avant-scène va provoquer, chez les plus sensibles spectateurs, des tendances à l’animisme, et il ne serait pas étonnant que l’avancée pulsatile de ce polygone des profondeurs soit tout autant, si ce n’est plus, scrutée que le sur-titrage flegmatique sur le mur côté jardin, qui est pourtant un des ressorts comiques de ta pièce, réservé au public bilingue il faut bien se le dire, drôle parce qu’il dit, il actualise, avec un certain laisser-aller, ce que tu fais et énonce sur scène, avec la promesse initiale de traduire efficacement ton texte en anglais, et puis progressivement faillit à cette intention qu’on lui a volontairement attaché dans l’esprit du public qui se laisse, de prime abord, tenter par l’explication d’un ajout d’une dimension internationale qu’apporterait ce surtitrage à ta pièce.
Quand la lumière reviendra, parce qu’il faudra bien faire revenir de la lumière sur ton plateau sinon tu risques de sombrer dans le soporifisme, dans la semi-pénombre tu vas parler, tu vas énoncer, et tu te proposeras de proposer, puisque c’est bien là la visée ton discours artistique, au public qui viendra ce soir te voir jouer cette création que tu as composée spécialement pour un public comme celui-là même qui sera présent dans le noir, un futur composé d’inspirations dystopiques, pseudoscientifiques et cybernétiques, futur que tu as partiellement inventé puisqu’il n’a pas le loisir d’être déjà tout à fait envisagé ce qui est un processus que tu réitères puisque c’est cette même façon d’opérer qui t’as valu, lors de ta précédente mise en scène, d’être titré « futurologue loufoque », futur dont tu esquisses les contours principaux par le truchement d’une fable qui, et c’est plus porteur ainsi, tu le penses encore, a pour protagoniste ton toi du futur, ce qui a pour effet de situer ton hypothèse proleptique dans un étrange intermédiaire entre autofiction et biographie projective. Ce que je dis je te le dis vite, mais c’est pour que tu actualises bien dans ta pensée, que tu mettes d’ores et déjà en avant dans ta tête, que, somme toute, tu conscientises les enjeux, les tentants et les aboutissants de ce que tu es en train de porter à la scène.
31 mars 2019
Par Océane Forster
Défossilisation des sons posés sur les choses
31 mars 2019
Par Julia Cela
Je descends les marches. L’escalier est taillé à même la roche. J’entends le son de gouttes d’eau qui s’écrasent au sol et l’écho. De l’eau suinte des minuscules interstices dans les parois et je m’arrête un instant pour approcher mon visage de l’une de ces toutes petites fentes. Les deux bords de l’interstice sont couverts de minuscules pierres lumineuses. Chacune d’elles murmure et j’entends leur timide litanie :
« L’autre jour papi a mangé une salade. Quand j’ai regardé dans son bol j’ai vu des plumes de corbeau. Mon papi mangeait des plumes de corbeaux avec de belles baguettes japonaises, laquées et très fines. J’avais presque l’impression de les entendre crier leur détresse à chaque bouchée :
– Oh non mais par pitié ne me mangez pas, si vous saviez tout ce que j’ai vu, moi ! je me rappelle notamment super bien le goût qu’a l’air en Afrique du Sud. Je vous jure que c’est vrai ! C’est que mon hôte était en réalité le seul corbeau absolument pas sédentaire de son temps. Je suis le seul corbeau qui sait pourquoi le vin d’Afrique du Sud est trop sucré et pourquoi le rooibos a ce goût de vanille. C’est parce que ça flotte dans l’air, je me rappelle glisser à travers des effluves sucrés. D’autres fois ça sentait la mer.
J’ai pensé que je rêvais que ce n’était pas possible, d’une part que mon papi soit en train de manger des plumes d’oiseau, et d’autre part, que les plumes prennent la parole, pour faire leur petit plaidoyer frémissant. Alors j’ai passé le reste du repas à regarder les quelques plumes qui s’envolaient de son bol, chassée par l’expiration de mon papi alors qu’il mâchait bruyamment. Le bruit d’une plume mouillée c’est si léger, et en même temps c’est vraiment atroce. »
Ou encore :
« Je suis cristallier de métier. Je descends en ville une fois par année pour vendre ma récolte de l’année. Le reste du temps je parcours les Alpes. C’est un travail qui vous fait un œil. Je m’explique. Aucun problème pour trouver de quoi me nourrir quand je marche en montagne. Je suis extrêmement bien habitué à mener mon œil là où il faut pour qu’il trouve, consécutivement à des échelles bien différentes. De loin, je laisse glisser mon regard sur une paroi jusqu’à repérer un myrtillier. Je me rapproche en le fixant pour ne surtout pas perdre de vue mon butin. Une fois devant le buisson, c’est le même travail à une autre échelle. Je laisse glisser, je laisse glisser, je laisse glisser jusqu’au petit fruit le plus brillant. Je ne le quitte pas des yeux jusqu’à le sentir entre mon pouce et mon index. Je serre et je le porte à ma bouche. Je procède de la même manière pour trouver le quartz prase, mon préféré. C’est une petite pierre curieuse. Quand on la cogne avec un petit objet dur, elle émet un son merveilleux. C’est comme un chant minuscule, avec une sublime voix de contre-alto :
– L’amour est un oiseau rebelle. Que nul ne peut apprivoiser. Et c’est bien en vain qu’on l’appelle. S’il lui convient de refuser. Ma solitude m’assassine et je, je dois le confesser, j’y crois encore, j’y crois encore.
C’est amusant. Quand j’y pense, je procède exactement dans la même manière quand je cherche à trouver une femme qui me plaît dans le paysage d’un café. J’ai un certain goût pour les voix graves. »
Je décolle mon visage de la fente. Je fixe encore un instant les petites pierres vertes et lumineuse et je poursuis ma route. En bas de la volée de marche, un cordon barre le passage. Je l’enjambe et pénètre dans la caverne. Des milliers de fissures, remplies de pierres brillantes, jettent une lumière mouvante et bleuâtre sur l’homme au centre de la cave. Il est debout, les mains posées sur une sorte de pupitre que lui fait la pierre. Un oiseau perché sur son épaule, croasse doucement :
« S’observe depuis quelques années un phénomène tout à fait exceptionnel. En Roumanie, des pierres poussent à un rythme qui rend impossible leur observation. Les immense concrétions, rondes et lisses ont envahi les jardins et les parcs publics. Impossible d’expliquer géologiquement la rapidité du phénomène. Tout ce dont les habitants et experts sont certains, pour le moment, c’est que ces pierres produisent du son :
– pv zk bschk pv zk pv bschk zk pv zk bschk pv zk pv bschk zk bschk pv bschk bschk pv kkkkkkkkkk bschk
Coprésence infiniment surprenante d’un phénomène géologique jamais observé et d’enchaînements sonores s’apparentant à la performance de MB14 aux championnats du monde de beatbox en 2018. »
L’oiseau s’est interrompu pour s’envoler à l’autre bout de la pièce, où est déposé un bol rempli de baies. Entre deux bouchées brusques, il lève son bec vers moi :
« Le concert va commencer ».
L’homme lève ses mains, une expression d’intense concentration sur le visage. Il les dépose à plat sur le pupitre de pierre. Le chant s’élève. Des archives sonores d’entre le paléocène et l’anthropocène supérieur. J’écoute s’élever dans l’air des centaines de témoignages, simultanés, cruciaux ou anodins, monologues intérieurs ou proférés. J’entends le bruit que fit le premier dinosaure qui un jour trébucha. J’entends le son que produit la chaussette de ma première amante lorsqu’elle la retire de son pied. Je regarde les mains de l’homme extraire les sons de la roche par frottement. La paume qui effleure les aspérités semble à la fois attirer et projeter le son. J’entends certains de mes propres souvenirs :
« Et toujours des croassements sur le fonds de nos conversations. Je m’en rappelle parce qu’on s’est séparés cette automne-là, il y avait des corbeaux partout, qui chantaient :
– L’amour est un oiseau rebelle.
C’était une rupture d’un commun accord, élégante et tacite. »
C’est à ce concert que tout a commencé. J’ai commencé à m’intéresser à l’archéologie de la musique et des sons. Parmi toutes les découvertes de ce jour-là, une, à valeur de récit de vocation. C’était une archive sur les pratiques musicale patrimoniales. Fascinant. C’est justement ça qui m’a donné envie d’apprendre le chant lyrique comme on le pratiquait dans les années 2000.
31 mars 2019
Par Julia Cela
Traduire Joël
31 mars 2019
Par Noé Maggetti
Tu prends toujours trop, il faudrait apprendre à dire non, trois jours ce sera jamais assez pour faire le job, en plein week-end en plus on avait des projets, c’est pas cool, c’est vrai il a pas tort, il a rarement tort mais faut bien bouffer, et c’est pas comme si les mandats tombaient du ciel depuis que la boîte zurichoise s’occupe des daubes d’Hollywood qu’elle sous-titrait avant, alors bon, ma foi il faut bien quoi, on a voté non à ce putain de revenu de base, faut prendre ce qui vient, et de toute façon le ski ça coûte cher, et même si le chalet de Charles c’est gratis, il aurait fallu payer l’essence, l’abonnement, le pass télésiège et en plus c’est pas comme si la neige fin mars était réputée pour sa qualité. Donc, autant restée cloîtrée mais gagner du fric, on skiera ensemble l’année prochaine, et t’inquiète pas tu vas bien t’amuser avec Charles et ses potes, vous pourrez parler de ta copine chiante et de son job tout pourri qui lui gâche la vie, vous foutre de ma gueule, rigoler des meufs en général, de leur stress c’est votre truc non, mais oui c’est pour rire, évidemment j’ai pas d’humour, mais putain c’est pas toi qui vas rester enfermé tout le week-end, oui je sais que j’aurais pu dire non, bon Nico tu m’emmerdes profite de ton week-end, oui c’est ça, moi aussi je t’aime. Elle lui a quand même dit je t’aime avant de raccrocher un peu sèchement, mais il fallait se mettre au travail, rendez-vous dans vingt minutes avec ce Joël et son équipe, Google Maps dit trente-deux minutes jusqu’à l’Arsenic en utilisant un bus puis ses pieds, super première impression les sept minutes de retard, mais bon, elle courra les cent derniers mètres, entre Chauderon et le théâtre.
On lui avait déjà parlé de ce Joël, mais elle l’imaginait pas comme ça, plus grand, moins maigre, plus intello dans l’allure, peut-être avec des lunettes. En tout cas, quand elle entre dans la salle où le spectacle sera joué, elle est bien accueillie, on ne lui reproche pas ses minutes de retard, moins que prévu grâce à la course et à la précision parfois discutable de Google, on lui dit assieds-toi on peut se tutoyer et une fille au rôle un peu flou, qui s’occupe de la logistique, de la communication mais qui parfois aide aussi pour des choses « plus artistiques » lui fait un résumé de la situation, le spectacle de Joël va être joué dans une sorte de festival, un truc pour lequel elle avait vu des flyers dans un café, elle s’en souvient, et le public risque d’être assez international, donc les organisateurs du festival tiennent à ce que tous les événements soient sous-titrés en anglais, c’était pas prévu du tout à la base, c’est pour ça qu’on t’a appelée, Mathilde t’a chaudement recommandée, il paraît que tu bosses vite et bien, que t’es à l’écoute des artistes ; elle se dit que Mathilde l’a survendue, elle a très rarement fait du sous-titrage pour le théâtre, mais bon, ça devrait être faisable. Donc voilà, je te propose d’assister au filage d’aujourd’hui, et puis on te donnera le texte, il faudrait idéalement avoir une première traduction d’ici dimanche, trois jours c’est court mais ça peut aller, et puis ensuite la semaine prochaine on verra comment on synchronise ça avec le déroulement réel du spectacle, tu pourras aussi revoir ta traduction ensuite, évidemment, ça peut bouger. Alors du coup Joël t’es prêt ? On va commencer, je te laisse t’asseoir et regarde si tu penses pouvoir assurer ça, c’est un spectacle très bavard, très écrit, mais Joël aime bien improviser, c’est aussi ça qu’il faudra coordonner avec lui, enfin tu vas voir.
Elle est assise sur un siège un peu trop dur, et ça commence dans le noir. Des accessoires bizarrement éclairés, en bleu, une voix distordue, celle de Joël, on est dans le futur, l’an 2099. Elle commence à prendre des notes, c’est un long discours d’un archéologue du futur, les locutions anglaises lui viennent au fil du texte, elle prend quelques notes sans regarder son calepin, les yeux rivés sur la scène, récit enchâssé, c’est un homme du passé – donc d’aujourd’hui, plus ou moins – qui parle maintenant, Joël joue tous les rôles lui-même, passe d’un cadre temporel à un autre, le sujet c’est les intelligences artificielles, le monologue de Joël sera amusant à traduire, elle sourit régulièrement, rit même de bon cœur deux fois ; ça continue encore un moment, jeux de lumière et monologue, et puis soudain, c’est la rupture : Joël rallume les lumières, ça devient méta, il se met à parler de son enfance à la campagne, de l’élevage porcin de son père et de pratiques vétérinaires, Joël improvise, elle sent qu’il s’éloigne du texte, cette partie va être un casse-tête à sous-titrer, il faudra peut-être mettre quelque chose de général, the artist is talking about his childhood, et tant pis pour le public étranger, mieux vaut qu’il puisse improviser librement et ne pas risquer que les sous-titres aient l’air mal foutus, elle va lui proposer ça, pour cette partie. L’interlude joué dure une dizaine de minutes, Joël s’en donne à cœur joie, et mine de rien replonge dans le récit, il met en scène deux hommes du futur dans un bar qui parlent de leurs intelligences artificielles respectives, de leurs qualités et de leurs défauts, Joël a disposé deux chaises vides sur la scène et il fait les deux voix, là aussi, il improvise, il va falloir en parler avec lui, s’arranger pour que les sous-titres soient plus ou moins cohérents, trois jours pour les écrire ça devrait aller, mais la synchronisation va être laborieuse, Nico va lui en vouloir, c’est pas juste le week-end, mais tout le début de semaine qui va être consacrée à son job, au moins jusqu’à la première de mercredi. Le spectacle se termine par l’irruption d’une deuxième comédienne, elle incarne un androïde, au service de l’homme du passé du futur mais du futur du présent, elle s’embrouille avec ces temporalités, bref, le spectacle s’achève, les techniciens applaudissent, Joël sourit, il a l’air satisfait, tout fonctionne comme prévu ; elle le félicite, sourit et suit la troupe hors du du bâtiment, sort ses Camel et s’en allume une, il va s’agir de se mettre rapidement au boulot. Joël la rejoint, lui tend le texte de la pièce, la remercie pour sa disponibilité et lui demande si ça va aller ces sous-titres, elle lui dit oui oui on se voit lundi, on regarde ça ensemble, super, et puis elle serre la main à Joël, fait un signe aux techniciens qui fument dans un coin avec la fille qui l’a accueillie, et s’éloigne de la devanture du théâtre, pour aller travailler.
31 mars 2019
Par Noé Maggetti
Transgression métaleptique
31 mars 2019
Par Xavier Balli (Atelier d’écriture)
Ceci est la dernière ligne de la dernière page du dernier roman imprimé, on va pas finir là-dessus quand même ? Eh bien oui ! pensa cyniquement Galaad, refermant le livre avant de le jeter à la poubelle. C’était quand même un comble ! s’écria-t-il, le dernier soubresaut de l’ultime maison d’édition, et elle produisit une bouse pareille. Selon toute vraisemblance, le livre ne lui avait pas plu. Aucune chance qu’un exemplaire finît un jour dans un musée, et en effet, quelque décennies plus tard, plus personne ne se souviendrait du « Pamphlet d’une Humanité à la dérive ». De quoi ça parle chéri ? lui lança Guenièvre depuis la cuisine.
-Euh… rien. C’est un type, un peintre je crois. Et il est fou. L’histoire, simple et très mal écrite, était celle d’un peintre talentueux, Van Chotz, qui souffrait de troubles de mémoires. Le récit étant rédigé à la première personne, les incohérences étaient nombreuses et désagréables. Van Chotz se réveilla donc un matin et n’arrivait plus à faire la différence entre ses dessins et de véritables photos. Plus sûr, même de sa propre autobiographie, il questionnait Dieu et le Destin, regardant mélancoliquement par la fenêtre, avant de se rendre compte qu’il s’agissait également d’un de ses tableaux. Seul et sans repères, Van Chotz se mit à peindre alors frénétiquement jusqu’à finir noyé sous ses propres œuvres et suffoqua en étouffant. Le bruit du mixer à ordure au fond de la poubelle, déchirant en milliers de petits confettis l’ultime ouvrage de l’humanité, retentit alors depuis le salon.
-Tu as jeté le livre ?! Mais… Je voulais le lire ! S’exclama Guenièvre, la larme à l’œil.
-Pardon ma biche. Mais de toute manière, c’était nul… ça t’aurait pas plu. Il n’aurait pas dû le jeter tout de suite, il aurait dû lui demander si elle comptait le lire elle aussi. Il s’en voulait, mais elle ne ratait pas grand-chose.
-Tu es un peu à cran, il me semble. Tu veux fumer ta pipe ?
-Ah ce serait adorable. Guenièvre alla la chercher. Il lui était, depuis peu à nouveau autorisé de fumer. Sans que l’on sache exactement pourquoi, le gouvernement avait levé l’interdiction de consommation de tabac. Guenièvre arriva la pipe à la main. Il l’aimait tendrement et elle aimait s’occuper de son mari. Elle savait qu’il aimait faire le vide le matin et partir serein au travail. Il la trouvait belle, si belle, avec ses cheveux longs et son sourire discret. Il s’assit alors sur le confortable siège du salon et elle vint se mettre sur ses genoux. Cette position n’était pas très pratique pour fumer la pipe mais ils appréciaient tant se cajoler longuement.
-Savais-tu que 2038 fut la dernière année où homme a gagné un concours littéraire ? lui dit Guenièvre.
-C’est vrai ? Peut-être que c’est le même qui a écrit ce dernier livre imprimé… ils rigolèrent naïvement.
-J’espère que tu ne vas pas rentrer trop fatigué du travail, ce soir, dit elle en caressant le torse de son mari à travers sa chemise entrouverte. Coquinement, ils se regardait, ses cajoleries étaient agréables.
-J’espère pas non plus, lui dit-il en la scrutant d’un regard lourd en sous-entendus.
Le réveil de sa montre sonna alors. Décidément, cette lecture lui avait pris plus de temps que prévu.
-Pardon ma chérie, mais je dois y aller. Je retrouve Yohann en ville pour boire un verre avant le boulot, lui dit-il en l’embrassant.
-Amuse-toi bien, et ne rentre pas trop tard. Je vais faire du rôti ce soir. Il se serrèrent fort dans les bras.
Galaad et Yohann s’étaient connus lors de leur cérémonie d’immortalité. C’était ainsi que l’on nommait la célébration du dix-huitième anniversaire des humains. Tous les adolescents de la ville atteignant la maturité ce jour-là étaient conviés à une grande fête où ils signait le « serment de non-décès », une attestation officielle remplaçant celle de leurs parents, qui était enregistrée sur leur puce personnelle et permettant au personnel hospitalier de leur remplacer les organes sans devoir demander leur consentement au préalable. C’était particulièrement pratique pour les victimes d’accidents qui, inconscientes, ne pouvait activement montrer leur approbation pour se faire remplacer membre, organe ou tout autre morceau par des prothèses. Cette cérémonie n’était, certes, qu’une formalité, mais une tradition en était née. C’était, après tout, une nouvelle excuse pour faire la fête. Seuls quelques objecteurs de conscience étaient décidés à « rester humains » et n’acceptaient pas qu’on leur remplaçât quelque portion du corps que ce soit. Bien longtemps, à cause d’eux, on n’eût le droit d’apporter des modifications au cerveau et c’est par leur initiative que cette « cérémonie d’immortalité » avait été mise en place. Auparavant, on remplaçait systématiquement tout débris tombé chez un humain. Mais eux, de manière incongrue, préféraient mourir ou rester estropiés. Sans surprise, ils se faisaient de plus en plus rares.
-Deux perroquets ! demanda Yohann sans plus ample politesse. Alors, il était bien ?
-Bof…la lecture était vraiment déplaisante et l’histoire, je m’en souviens à peine. Tu l’as lu toi ?
-J’ai l’air d’avoir du temps à perdre ? Si un jour ils en font un film, ouais, pourquoi pas. Mais attendre de moi que j’apprenne à lire pour apprécier cette… relique alors là, non. T’as appris où à lire, toi, d’ailleurs ?
-Ben… c’était y’a longtemps maintenant… Mais je me suis toujours un peu intéressé à l’histoire. Alors, comme on a tout le temps qu’on veut maintenant, je me suis dit que je voulais lire les originaux et pas que croire tout ce que me raconte International Geographic. Tu savais que du temps de nos parents, un tiers des humains devait travailler ?
-Sans blague ? La serveuse arriva avec les deux perroquets et les posa sur la table en souriant. Ben c’est pas trop tôt, dit alors Yohann. Il ne reçut qu’un sourire gêné et un discret excusez-moi comme réponse. Ça fait un bout de temps qu’elle n’a pas reçu sa mise à jours celle-là… Mais un tiers ? C’est énorme. Tu sais que tu es le seul que je connais qui travailles encore ?
-Ouais, c’est assez prenant et compliqué mais heureusement qu’on a plus besoin de sommeil. Combien de millénaires a-t-on été esclaves de nos besoins primaires ? La remarque de Yohann lui revint alors à l’esprit : Pourquoi tu dis ça, la mise à jour ?
-Ma remarque déplaisante, c’était un test. Déjà, c’est rare que les jobs aussi emmerdants que serveuse soient tenus par des humains. Alors en plus, quand t’es aussi agréable et que t’évites la confrontation avec un connard comme moi… c’est un androïde, je pourrais presque lui mettre une mauvaise note sur gogol, c’est à la limite de briser le contrat.
-Y’a pas tout le monde qui remarque que c’est un androïde, et bientôt elle aura sa mise à jour. Et elle osera te remettre à ta place, dit Galaad avec un sourire. Il se leva et saisit sa veste. Tu as pris du poids dis donc…
-Ouais je vais me faire enlever tout ça tout à l’heure, dit-il en lui serrant la main. Tu en penses quoi ?
-De quoi ? répondit Galaad, curieux.
-De mon bras ! Haha ! Ils me l’ont posé hier. On voit vraiment pas la différence, non ? Les mains encore serrées, Galaad scrutait longuement le bras de haut en bas. Impossible d’y voir une cicatrice de lien avec la partie encore biologique, la couleur et la textures étaient parfaites, les poils indiscernables de vrais. Du coude jusqu’à la main, elle comprise, plus rien, même pas l’os n’est à moi, dit, hilare, Yohann. J’ai la force de trois ours, m’a dit le docteur. Je sais pas ce que ça veut dire, mais j’ai compris que je suis très puissant. Adieu la muscu ! Ce que Yohann appelait « la muscu » était en fait des séances de mouvements que des machines, trimbalant le corps dans tous les sens, faisaient faire aux humains pendant qu’ils regardaient un film, totalement immergés dans la réalité virtuelle, ne remarquant pas même les piqûres de protéines et de testostérone qu’ils recevaient. Galaad, souffrant de nausées, n’avaient essayé qu’une fois et l’avait amèrement regretté. Il n’aurait jamais le corps d’apollon des autres hommes, mais tant pis. Il fallait bien se garder quelques défis, et difficultés, dans la vie.
Après que Galaad et Yohann prirent congés l’un de l’autre, notre protagoniste se rendit dans sa voiture de fonction, avec chauffeur, qui l’attendait déjà dehors. En chemin, il passa devant une grande bâtisse qu’il ne connaissait que trop bien : la « retraite pour anciens et anticonformistes ». Ceux-là étaient atteint de sénilité aigüe et ceux-ci d’accès de lucidité, tous deux intraitables avec les moyens de la médecine conventionnelle. Il s’agissait d’un problème qui prenait toujours plus de place : il fallait construire encore et encore plus de ces hôpitaux psychiatriques. Les tumeurs au cerveau laissant de gros trous béants, les synapses fondants à cause d’implants défectueux ou enfin les télomères se raccourcissant fatalement toujours plus, les cerveaux des plus anciens étaient toujours moins fonctionnels. Au contraire des autres parties du corps qui, constamment remplacées, étaient par contre en parfait état de marche. Euphémistiquement, ces patients étaient un esprit simple dans un corps sain. Ils étaient toujours plus nombreux, car bien que la recherche fît d’énormes progrès, elle était maintenant confrontée à des difficultés que l’on savait insurmontables. Toutefois, les scientifiques étaient en passe de contourner la quadrature du cercle en faisant, en quelque sorte, une copie de la conscience et de la personnalité des gens et en l’implantant dans un cerveau factice, qu’on placerait alors dans la tête… et le tour était joué. La technologie était là mais les humanistes, pénibles comme à leur habitude, criaient sur tous les toit que ce simili-cerveau ne permettait pas de ressentir, juste de simuler les émotions vers l’extérieur. Ces mêmes humanistes étaient d’ailleurs bien souvent logés à la même enseigne que les petits vieux, dans ces hôpitaux psychiatriques. Il s’affaiblissaient toujours plus et refusaient catégoriquement de signer le serment de non-décès. Alors, le personnel hospitalier étant déjà qualifié pour s’occuper de personnes faibles et insensées, on les mettaient dans ces cliniques où ils côtoyaient dès lors, des zombies mécaniques fort peu enclins à la conversation, avant de mourir de vieillesse. Comble du ridicule, le propre psychiatre de Galaad avait fini dans l’une de ces cliniques, finissant par se tuer en court-circuitant son cœur de titane.
« Baicent, vivez simplement » ce slogan en devenait presque écœurant, pensa Galaad en entrant dans le gratte-ciel, reconnaissable entre mille. Les deux géants chinois ayant fusionné en milieux de siècle, l’entreprise marchait plus que jamais. À la pointe de la technologie dans tous les domaines, le monopole était devenu mondial après le rachat de gogol, dernier concurrent de taille. Les nombreux exploits de Baicent étaient devenus omniprésents au quotidien : le bras de Yohann, déduisit rapidement Galaad, était le modèle dernier cri dont se vantait tant le secteur santé. Films en full immersion, musculation automatique, sommeil en poudre instantané, humains de synthèse, mais encore ascenseur spatial, hélicoptères personnels et automatiques, soleil artificiel ou « armes intelligentes à mort douce et humaine », Baicent semblait n’échouer nulle part. Galaad se dirigea vers l’ascenseur discret à double vérification d’identité, direction le cent-troisième sous-sol. Là se trouvait son centre de recherche, hautement secret et sécurisé. Après une longue descente, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur un couloir, au bout duquel se trouvait l’énorme chambre accueillant en son centre un gigantesque ordinateur. Devant lui, sur une console qui paraissait minuscule en comparaison, un homme frêle mangeait des chips en se balançant sur sa chaise de bureau.
-Méléagant, rapport. Galaad devenait méconnaissable au travail, cet homme si courtois devenait sérieux et presque austère dès que les portes du bunker se fermaient derrière lui. Son subordonné lui répondit rapidement sous le stress.
-Euh, oui bonjour chef ! Alors, euh… l’étude sur la captation de personnalité par implant crânien a été concluante, on a de grande chance d’y arriver à distance en réutilisant et détournant les capteurs externes B6Z35 de nos autres machines. Cette nuit, nos services ont aussi…
-Quelles machines utilisent ces capteurs ? interrompit sèchement Galaad.
-Euh… sauf erreur… Méléagant parlait en typant anxieusement sur son clavier. Euh, oui c’est ça, toutes. Le processeur central, standard depuis trois ans, n’est compatible qu’avec ceux-là et ça fait donc quelques années qu’on ne trouve plus que ce modèle…
-Cela équivaut à combien de machine. Galaad ne prenait même pas la peine de ponctuer correctement ses questions.
-En absolu, des milliards. En chiffres relatifs, environ 80 à 85 pour cent de celles utilisées quotidiennement. Y’en a partout de ces machins, lunettes VR, téléphones, écrans, tout.
-Même nos frigos, lampadaires, antennes à hautes puissance. C’était à nouveau une question.
-Je crois… oui. C’est juste que si l’appareil est à distance ou moins puissant ou pas très utilisé, il mettra plus de temps à collecter les données…
-Combien de temps. Méléagant dût réfléchir longuement avant de répondre.
-Euh… six… heures ?
-Parfait, lancez la collecte de données après la pause de midi.
-Sans l’accord de la hiérarchie ?
-C’est moi votre hiérarchie, dit Galaad en se dirigeant vers son bureau. Galaad n’aimait pas que les choses traînassent, et une main de fer, au sens figuré, était le meilleur moyen de faire avancer les choses. « Mieux vaut être craint qu’aimé » se répétait-il chaque matin dans l’ascenseur. Il pouvait être aimé à la maison, au travail il fallait avancer sans retard. Car ce qui le différenciait des loques, des flaques entièrement dépendante des machines, c’était ce qu’il avait en vue d’accomplir ici, au cent-troisième sous-sol. Il devait marquer l’histoire, œuvrer pour le bien commun. C’était peut-être bien le point commun de tous les grands hommes. Non c’était même la définition de ce que c’est, que d’être humain. Et humain, il voulait l’être. Ce n’était pas les prothèses ou les organes de remplacement qui différenciaient les humains des autres. C’était bien un problème de principe. Vivre, réellement, pour rendre le monde meilleur que ce qu’il était, ou profiter inlassablement des bas plaisir de l’existence ? Ces gens n’avaient-ils ne serait-ce qu’une raison de vivre ? Vivre parmi ses pairs et se rendre utile envers la communauté, ça les machines savaient très bien le faire, mais non ! il fallait faire le choix du bien, et le faire d’autant plus au détriment de soi-même. Mais les machines ne pouvaient choisir, elles ne pouvaient que faire ce pour quoi elle étaient programmées. « Humains de synthèse », en voilà un terme politiquement correct à en faire vomir plus d’un. Galaad méprisait ces androïdes, bien qu’il dût le cacher. Ce serait un faux-pas extraordinaire de la part d’un homme si haut placé chez Baicent, si cela venait à se savoir, il serait viré, c’en était sûr. Il rédigea donc un courriel à la direction leur faisant part des avancées séduisantes de son programme. Officiellement, il devait aider à mieux comprendre la psyché des humains et pour ainsi créer des personnalités synthétiques ressentant réellement (quel oxymore !) des émotions, mais les plans réels n’en étaient que plus différents. Sauvegarder des humains, en recréer virtuellement sur la toile, comprendre ce qu’est véritablement l’âme et en reproduire sans les contraintes de la matière. Les possibilités de ce projet étaient énormes, tout comme la pression sur les épaules de Galaad. Il avait dû faire miroiter toutes ces options devant la direction pour obtenir les fonds nécessaires et l’accord des plus haut placés pour lancer ce projet hautement illégal. Mais son plus grand rêve était de créer une gigantesque intelligence collective regroupant tous les humains. Une entité parfaite, tout à la fois commune et individuelle, infinie et microscopique, et lui donner les rênes de la société. L’apogée du philosophe roi, incorruptible et parfait.
Fantasmant sur son rêve, il en oublia presque les difficultés actuelles. Pour que le projet soit optimal, il fallait absolument récolter les données d’un maximum d’humains sur terre. Or certaines villes d’Afrique n’étaient pas encore toutes équipées de leur lampadaires Baicent. Il fallait convaincre la direction de leur faire une offre alléchante, et même plus que les lampadaires, complètement tarir les options hors Baicent, rendre la vie sans smartphone impossible, banaliser l’usage de la musculation automatique ou de stations de visionnage en immersion complète. La route était encore longue mais là c’est nul, c’est ridicule ce que j’écris, ça va pas du tout. Mais voilà quoi, essayez de me comprendre, j’ai pas choisi d’écrire ça. Et d’ailleurs je ne choisis rien du tout, si vous croyez encore au libre arbitre, vous êtes un imbécile heureux. Mais bref. Évidemment, quand Joël fait un interlude et nous parle de son enfance, ben ça fonctionne, même si ça détruit tout l’univers construit. Parce que… Parce qu’il a du talent quoi. Il est à l’aise sur scène, ça se voit : il joue même avec les sous-titres en anglais. Alors je suis convaincu qu’il a jamais entendu parler d’éléments extradiégétiques mais passons. Moi je peux pas vous parler de mon enfance. Enfin oui, je peux mais qui ça intéresse ? J’ai pas grandi parmi les porcs ou les vaches, j’ai grandi parmi les suisse-allemands. Alors oui, c’est drôle, j’en entends déjà dire « mais quelle différence ? » haha, on me l’avait jamais faite. Mais sérieusement, ceux qui se moquent le plus des suisse-allemands sont ceux qui les ont le moins côtoyés. Du coup, non, j’ai pas vu d’animal mettre bas, ou un vétérinaire enfoncer son bras entier dans l’anus d’une vache quand j’étais petit, non, je suis pas devenu boulanger avant de faire du théâtre, j’ai pas du garder de gamin insupportable quatre fois plus intelligent que moi. Mais merde ! c’est pas un crime d’être normal ! Bon, Joël le prendrait sûrement mal, mais il est normal, je me corrige, il est peut-être pas très commun. Voilà, « commun » c’est mieux. Y’a des gens moins communs que lui, certes, mais lui il était là hier, à jouer une pièce devant nous et… et il a grandi parmi les vaches et les porcs. Moi je viens d’une famille standard, mes parents sont adorables et fonctionnaires, et la plupart des gens étants communs (car c’en est bien la définition de « commun »), et bien il y avait beaucoup de chance pour que vous lisiez un texte venant de quelqu’un de commun, plutôt que venant de quelqu’un de… y’a pas un mot pour ça ? google… antonyme commun… excentrique. Voilà, c’est un beau mot pour Joël, ça, « excentrique ». en dehors du centre… du centre de quoi ? Du centre de l’attention, ça sûrement pas. Tout le monde pendait à ses lèvres hier. Du centre névralgique de la société, oui c’est mieux. Mais moi, non. Moi alors le centre névralgique de la société je suis en plein dedans. Alors oui, je peux vous raconter deux trois anecdotes drôles ou extravagantes : j’ai passé, un peu par erreur, tout un après-midi à faire un culte avec une secte, j’y étais vraiment pas à ma place. Et une fois, j’ai vu un chat passer sous la moissonneuse batteuse et se faire couper les quatre pattes. Le pauvre, il essayait de courir sur ses moignons, on a dû l’abattre et je suis allé l’enterrer dans la forêt. Et pis une autre fois, ben je sais pas quoi ! pfff… ah non ! ça je peux pas leur dire. Quoi, j’y ai pensé donc je l’écris ? ça fait partie du pacte de lecture ça ? Ben Joël il s’en fiche bien, j’ai l’impression, du pacte narratif, ou de son « contrat de duperie volontaire ». Alors non, je leur dis pas, et d’ailleurs ils s’en fichent mais royalement ! parce que je suis pas sur scène… alors forcément un type qui soliloque au milieu d’une nouvelle, ça fait bizarre. Je pourrais faire comme lui, y raconter des grossièretés, mais de toutes manières, ça en devient trop long [1] et vous avez compris mon propos : Je le dis et j’ai pas honte, j’ai pas aimé son interlude. Cette métaphore filée touche donc à sa fin. Et je n’ai qu’à le dire UNE fois moi, pas comme Galaad qui dut répéter quatre fois que le feu était vert. C’était vraiment étrange, jamais son chauffeur personnel ne faisait de faute, mais là il avait l’air complètement endormi. Il était complètement impossible de le réveiller, alors Galaad ouvrit la porte pour s’approcher de la fenêtre conducteur mais à peine sorti :
-Galaad ! Ça fait un bout de temps dis-donc !
-Ah, Yohann, bonjour. Excuse-moi mais mon chauffeur n’a pas l’air d’aller très bien.
-Bah, t’en fais pas. S’il a vraiment un problème, sa puce l’aurait remarqué et elle aurait appelé les secours. À moins que ce soit un bug…
-Sûrement pas ! Eustache est humain, c’est inquiétant, j’entends pas les secours…
-Humm… pas si sûr… Galaad ne comprenait pas, mais en suivant le regard de Yohann, il s’aperçut que les yeux d’Eustache brillaient d’un bleu surréaliste. Ben voilà, il faisait juste une mise à jour ! dit Yohann, hilare comme à son habitude. Chauffeur, au café Sinaï ! Allez, viens Galaad, on va en boire une. Montant à nouveau dans la voiture, Galaad semblait surpris, même désemparé.
-Je n’avais jamais remarqué qu’Eustache était un humain de synthèse. Galaad était encore sous le choc.
-Ça me semble logique, comme c’est ton boulot qui te le paye… Et y’a que Baicent qui puisse se payer des androïdes avec le semblant de conformité optimal.
-Les androïdes avec un tel niveau de mimétisme sont extrêmement rares, Yohann, répondit Galaad, toujours incrédule.
-Dans les bars, je veux bien, ça sert à rien et c’est trop cher. Mais quand j’ai été voir mon pépé, l’autre jour, à la retraite pour vieux, ben toutes les infirmières étaient très « humaines » en plus d’être canons. C’est Baicent qui la possède d’ailleurs, non ?
-Euh… oui. Je sais pas si je connais une seule enseigne qu’ils ne possèderait pas. Eustache… Androïde. Cette pensée lui glaçait le dos.
-Vous êtes arrivés à destination, dit le chauffeur d’une voix robotique. Cela surprit Galaad, qui n’eut pas plus le temps de réagir que cela, Yohann l’appelant déjà depuis l’intérieur du café. Ils s’assirent et commandèrent, comme à leur habitude, deux perroquets. La serveuse prit, comme à l’accoutumée, son temps pour leur amener leurs breuvages, ce qui ne manqua pas d’énerver Yohann à nouveau :
-Ben c’est pas trop tôt, dis donc ! Aucune réponse, pas même un sourire. La situation était presque surréaliste. Yohann était encore étonné du manque de réaction de leur serveuse habituelle. Ne sachant exactement comment réagir, il regardait Galaad. Lui, était carrément ébahi. Ça va pas, Galaad ? Lui demanda Yohann.
-T’entends ?
-Quoi ?
-Rien… il ne se passe rien. Le café est rempli et personne ne parle, ou ne discute. La serveuse habituellement débordée est là, derrière son bar, le regard dans le vide, à attendre. Elle marchait mécaniquement en venant nous servir, elle nous a même pas demandé si ça allait bien en prenant la commande. Quelque chose clochait. Les … « gens » étaient assis à leur table et attendaient, eux aussi. Ils n’avaient même pas de boisson devant eux.
-Galaad, il se passe quoi, là ? De l’autre côté de la vitre, la vie ne suivait pas son cours. Tous les passants étaient là, debout, droit comme des i. Mêmes les chiens, qui auraient dû gambader çà et là, se tenaient les quatre pattes bien tendues. Aucune voiture ne circulait, toutes étaient parquées, le moteur à l’arrêt et leurs chauffeurs, scrutant droit devant eux, ne sortaient pas.
-J’en sais rien. Il se leva et voulut sortir, la serveuse le rattrapa avec une vitesse ahurissante :
-Vous n’avez pas payé. Ahuris, Galaad et Yohann se regardèrent lentement, puis Galaad tendit son poignet. La serveuse lui demandait s’il comptait payer un ou deux perroquets. Il répondit les deux, puis elle scanna la puce intradermique et retourna derrière le bar. Galaad croyait flancher, il sortit, suivi de près par Yohann. Le temps semblait s’être arrêté. Il s’approcha d’une dame bien habillée, promenant son chien sur place, immobiles.
-Excusez-moi.
-Oui ? répondit-elle. Yohann les regardait, quelques mètres en arrière, étonné que Galaad s’adresse à une inconnue, et surpris qu’elle lui réponde. Aborder les gens dans la rues faisait parties des mœurs d’une autre époque.
-Vous faites quoi ?
-J’attends, dit elle sèchement.
-Vous… attendez quoi ?
-Rien. Galaad se tourna vers Yohann, il avait très bien entendu la conversation. Galaad comprit, par leur échange de regards, que Yohann n’entendait rien non plus à cette conversation. Il se tourna alors à nouveau vers la femme :
-Pourquoi attendez-vous ?
-Parce que je n’ai rien à faire.
-Et pourquoi n’attendez-vous pas chez vous alors ?
-Car je n’ai rien à y faire. Galaad se figurait bien qu’il parlait à un androïde, mais dans ce cas, ces centaines de passants, immobiles, étaient-ils, eux aussi, synthétiques ? Yohann s’était approché de lui :
-Gal…Galaad, il se passe quoi ?
-Je n’en suis pas sûr. Il regardait au loin. Un homme était entré sur la rue en courant, en peignoir et les cheveux encore mouillés. Il lui manquait une pantoufle au pied droit. Il criait, pleurait, riait tout à la fois :
-Tous ! Vous en êtes tooooouuuus ! Ahahahaaaaaa… Il s’approchait de Galaad et Yohann, qui, incompréhensifs, l’observaient. Vous en êtes, hein ? Vous aussi ! Vous en êtes tous ! Je suis dans un rêve ! Enlevez moi mes lunettes ! Il portait les mains à ses yeux, vainement. Noooon ! Non… Je ne peux pas être le dernier. Il disparaissait maintenant au loin, courant toujours.
-Rentre dans la voiture avec moi, Yohann. Le chauffeur les attendait, sans surprise, quelque mètres plus bas. Les deux hommes s’assirent à l’arrière et Galaad alluma l’écran, habituellement transparent car éteint, qui les séparait des sièges avant. Ils tombèrent sur la chaine d’information en direct. À l’écran, deux présentateurs d’un journal, un homme et une femme, assis devant un globe terrestre virtuel. La femme parlait d’un ton monocorde et mécanique en observant fixement la caméra :
-…rnière mise à jour de Baicent, imposée par les nations-unies, a la particularité de ne plus faire simuler de traits sociaux aux humains de synthèse. Le comportement ainsi que les paroles des androïdes ne devront plus être en mesure de leurrer les hommes. Ils ne feront, en outre, que ce qu’il leur sera dit de faire. Les nations-unies ont ainsi cédé face aux humanistes qui prétendaient que le contrat de duperie volontaire était contraire aux droits de l’homme, faisant se complaire les humains dans le mensonge et l’illusion d’une vie…
Le présentateur ne décrochait pas son regard de sa collègue. Il était très mal à l’aise et ne savait que faire. Galaad éteignit sèchement la télévision.
-Hé ben… dit Yohann en soupirant.
-J’aurais dû être mis au courant… Plus que choqué, Galaad était pensif, inquiet. Il se grattait la barbe lentement en regardant dans le vide.
-Ah ben ouais, tu travailles chez eux, pourquoi ils t’ont pas dit que y’aurait cette mise à jour ?
-C’est pas mon secteur. Et ils ont dû prendre la décision dans l’urgence. Il y a dû avoir des manifestations, peut-être des attentats. Ces humanistes sont prêts à tout. Il lâcha sa tête, regarda Yohann et dit : Je te dépose chez toi, je vais passer au boulot, voir pourquoi ils ont fait ça…
« Baicent, vivez simplement », il n’avait pas le temps d’être insupporté une fois de plus par le slogan. Le hall d’entrée du centre de Baicent était rempli de gens debout, attendant. Il les contournait et prit l’ascenseur du centre, passant sa puce sur le lecteur. Il disposait de l’autorisation spéciale pour se rendre au 777ème étage. Il sortit de l’ascenseur et se dirigeait vers l’unique porte au fond du couloir. La secrétaire attendant près de l’ascenseur lui demanda s’il avait rendez-vous. Il répondit qu’il n’avait pas le temps. La secrétaire se déplaça si vite devant lui, qu’il eut l’impression qu’elle s’était téléportée :
-Vous ne pouvez voir le directeur sans rendez-vous. Sa voix robotique trahissait sa nature.
-Poussez-vous. Galaad posa sa main sur l’androïde pour l’ôter de sa route, mais elle était inamovible. Frêle et petite, elle était pourtant bien plus forte que lui. Elle le défiait du regard, Galaad était très mal à l’aise.
-Euh, bien. Pouvez-vous demander à Monsieur Lin s’il a le temps de me voir ? L’androïde continuait de le regarder fixement, il ne se passa rien. Assez longtemps. Galaad, confus, ne savait où se mettre. Finalement, l’androïde réagit :
-Monsieur Lin est débordé, il n’a pas le temps ou l’énergie de vous recevoir.
Jetant les bras en l’air, Galaad reprit l’ascenseur. Il était vrai que, probablement, le directeur était assailli de téléphones du monde entier, Galaad ne devait pas être le seul surpris ce jour-là. Dépité, il se rendit directement au sous-sol. En entrant dans son laboratoire, devant le supra ordinateur quantique, Méléagant mangeait des nouilles.
-Hé ben si y’en avait bien UN que j’espérais être secrètement une machine, c’était vous, cria-t-il en voyant son subordonné. Méléagant, le regardant sans comprendre, aspira sa fourchettée de nouilles.
-Pardon ?
-Vous êtes pas au courant !? Dehors, tout le monde, ils sont… Galaad s’arrêta, baissa son bras. Vous êtes pas sorti depuis combien de temps, Méléagant ?
-Euh…
-Bref, oubliez. Il y a… juste beaucoup plus de gens qui son androïdes que ce que je croyais.
-Ah ouais, je sais. J’ai une amie au département « Bien-être, santé et environnement » qui m’a dit que beaucoup de gens qu’on croisait dans la vie de tous les jours étaient des androïdes. En fait, les modèles indiscernables des naturels sont plus nombreux et disponibles depuis plus longtemps que ce qu’on croyait. Alors on les a lâchés dans la rue pour la repeupler au fur et à mesure que les retraite à vieux se remplissaient…
-Vous saviez !?
-Hé calmez-vous. Ben oui quoi, mais ça doit pas être énorme…Galaad était sidéré. D’autres questions le taraudaient cependant :
-Pourquoi y a-t-il autant de cyborgs qu’on repère aussi facilement alors ? Pourquoi n’y a-t-il pas que des androïdes indiscernables ?
-Ben… euh… Je sais pas, ça ferait louche de ne croiser que des gens normaux. Pour parfaire l’illusion, faut rajouter quelques modèles anciens dans le tas. Comme ça on se dit que tous les autres sont des naturels… En fait, c’est classifié ce que je vous dis, vous le répéterez pas, hein ? Et j’ai même pas eu le temps de vous dire, New Mombassa a fini d’installer nos lampadaires la semaine dernière. La récolte de données peut commencer, parce qu’en plus nos smartphones plus attractifs ont…
-JE M’EN FOUS DE LA RÉCOLTE DE DONNÉES ! OK ? Je suis en train de vous dire que toute la ville est peuplée d’humains synthétiques et vous pensez qu’à votre boulot ! Méléagant était sidéré. Il n’avait jamais vu son chef dans cet état. Galaad soupira, puis il indiqua son clavier de la main.
-Là, recherchez. Combien y’a d’habitants dans cette ville ? Méléagant se mit à taper sur son ordinateur. Devant eux, sur le grand écran holographique, s’affichait son résultat : 32’561’828.
-Bon maintenant enlevez les humains de synthèse, commanda Galaad. Méléagant le regarda, un peu dubitatif. Je sais très bien que vous arrivez à vous introduire dans les fichiers des autres services, je m’en fous que ce soit interdit, je vous ordonne de le faire, dit Galaad un peu énervé. Méléagant se remit alors à taper sur son ordinateur, puis s’arrêta. Galaad lui demanda pourquoi.
-Ben en fait, ça c’est déjà sans les androïdes. Officiellement, c’est pas des habitants.
Galaad était surpris. Rien ne faisait sens : certes la ville était grande, mais si tous les passants étaient des androïdes, où était les humains ? L’esprit de Galaad esquissa alors une idée sordide :
-Combien y a-t-il d’habitants dans les retraites ?
-Les maisons à vieux ? Galaad acquiesça, et Méléagant chercha. « 31’899’037 » annonça-t-il, fier d’avoir trouvé si vite. Galaad le regardait, ahuri. « Abruti ! Vous comprenez ce que ça veut dire ? Y’a plus personne dans cette ville qu’est humain ! » avait-il envie de lui crier. Le choc de la nouvelle était trop fort. Mais où étaient tous ces vieux ?
-Vous… Galaad avait de la peine à trouver ses mots.
-Oui ?
-Vous arriveriez à me montrer les retraites sur une carte ?
-De la ville ? Humm… oui, je devrais y arriver. Une carte en trois dimension s’afficha alors. Les bâtiments en rouge indiquaient les retraites : la ville en était remplie. Toutes les écoles, tous les bâtiments de l’administration, des quartiers entiers d’HLM, ainsi qu’un volume sous-terrain gigantesque. Du rouge, partout, sur toute la carte. On cachait les vieux… et on les remplaçait par des machines.
-Autre chose ? Galaad regardait Méléagant, encore plus ahuri à l’idée que ce jeune homme ne réalisait pas le sérieux de la situation. Il fallait occuper cet imbécile heureux, si avide de travail.
-Euh… ben oui. Trouvez moi les statistiques pour le reste de la planète, les proportions d’habitants actifs pour ceux en retraite. Le nombre d’androïdes aussi dans chaque ville. Lancez en même temps les dernières récoltes de données pour les habitants auxquels nous avons maintenant accès, et compilez les données des différentes personnalités et intelligences…
-D’accord. Et il se mit au travail. Galaad n’en revenait pas.
-Je vais… prendre l’air.
-À tout à l’heure, dit Méléagant sans quitter son clavier des yeux.
Galaad sortit du bâtiment, toujours entouré de centaines d’individus immobiles. Il entra dans sa voiture et indiqua au chauffeur de se rendre chez lui. Le trajet serait rapide. Aucune voiture ne circulait dans cette ville au trafic habituellement si rude. En chemin, ils croisèrent quelques fous qui criaient. Certains frappaient violement les androïdes avec des battes ou des marteaux, criant au mensonge. Des amas d’humains s’étaient formés, et marchaient dans la ville en manifestant fort leur mécontentement. Il valait mieux ne pas traîner.
Arrivé à destination, Galaad ne savait plus quoi penser. Il sortit de la voiture et se dirigea vers sa porte. Il entra et expira un long soupir.
-Chérie !? lança-t-il en ôtant sa veste. La réponse ne se fit pas attendre.
-Bonjour. Mari. Guenièvre, assise au salon, ne se retournait même pas. Assise devant la télévision éteinte, elle attendait. Pétrifié, Galaad la regardait. Il ne pouvait le croire, même elle ? Sa tête tournait, il tombait debout, n’avait plus aucune force. Il n’aurait jamais dû rentrer, il aurait dû s’y attendre, ce n’était pas possible, ce ne pouvait être vrai. Il sortit, erra jusqu’au gazon, synthétique lui aussi, et s’y affala.
Il fallut attendre que les émeutes se calmassent. Les journaux télévisés ne parlaient plus que de cet évènement, partout on lisait « le Happening ». Tout le monde se disputait, à savoir si ce dure réveil était une malédiction ou un mal nécessaire. Se réveillant à l’arrière de sa voiture, Galaad renversa en se soulevant, une des nombreuses bouteilles d’alcool couchées à ses côtés. Elle tapissait maintenant le fond de sa voiture. Reprenant ses esprits il regardait dehors. C’était le petit matin, la ville s’était calmée. Il décida donc de se mettre en route et sortit de la voiture pour se mettre au volant. Une rage destructrice l’avait emporté et son chauffeur gisait maintenant au fond d’un caniveau. Il avait dû réapprendre à conduire, cela faisait bien 70 ans qu’il ne l’avait plus fait, mais il s’en sortait. Arrivé au siège de Baicent, il sortit de sa voiture et se dirigea vers le grand hall. Marchant sur les débris de verres, aucune vitre n’ayant survécu à l’ire de la masse, il contournait les amas de débris d’humains synthétiques pour arriver jusqu’à l’ascenseur. Les portes étaient en piteux état mais peut-être fonctionnait-il encore. Il passa sa puce sur l’interrupteur, aucune réaction ne se fit entendre. Il soupira puis les haut-parleurs résonnèrent :
-Galaad, c’est vous ? Dieu soit loué, vous ne m’avez pas abandonné. Prenez l’ascenseur de service et retrouvez moi dans mon bureau.
« 777ème étage, bureau de Monsieur Lin », Galaad n’eut pas même le temps de sortir que son directeur gras et en sueur, l’attendait à l’ouverture des portes :
-Nous devons trouver un moyen de faire machine arrière. La population est enragée, les nations-unies se tournent vers nous pour trouver une solution. Je ne sais plus quoi faire.
-Bonjour à vous, Monsieur Lin. Galaad était encore ivre et en piteux état : pas rasé et portant les mêmes habits depuis plusieurs jours. Monsieur Lin n’avait cependant pas le luxe d’être gêné par son odeur.
-Oui, Bonjour. Pardon. Écoutez, il faut faire vite. Je vais partir pour l’Antarctique avec l’hélicoptère de service d’ici quelques heures, ma sécurité m’y oblige. Comment avance votre programme ? Il faut qu’on se rachète auprès des humains, et votre programme les comprend au mieux. On saura exactement comment réagir pour les toucher, les charmer. Votre assistant m’avait également parlé d’une histoire de supra intelligence…
-Ah, il l’a fait ? Bon, ben oui. C’est possible. On sait fusionner des personnalités et si on avait suffisamment de données et un ordinateur assez puissant…
-Vous l’aurez ! Je dois urgemment présenter une solution possible à l’ONU. On utilisera celui du CERN. De combien de temps vous avez besoin pour les données ?
-Hé bien…
Les portes du cent-troisième sous-sol s’ouvrirent, Galaad et le directeur sortaient de l’ascenseur lorsque Méléagant les accueillit en criant :
-C’est pas trop tôt ! Ça fait 3 jours que je suis à bout de nouille ! Vous avez vu le bordel que c’est dehors ?
-Où en est la récolte de données Méléagant. Dit sèchement Galaad.
-Ben tout est là, j’ai tout compilé sur l’ordinateur.
-C’est déjà prêt ? Le petit directeur trémoussait sur place.
-La supra conscience collective synthétique vous dites ? Euh, ouais. Il manque deux trois bricoles, quelques petits ajustements, faut faire deux trois manips… et choisir une voix quoi, lui répondit Méléagant.
-Parfait ! Si notre entreprise échappe à la faillite, je vous promeus directeur de notre succursale de Shangaï. Et vous, Galaad, vous pourrez prendre ma place. Je n’ai aucune envie de remuer toute la merde qu’on a faite.
-Euh…. Cool ! Méléagant ne comprenait pas exactement ce qu’on attendait d’un directeur de boîte, mais espérait que cela impliquait de devoir rédiger des kilomètres de lignes de codes, et en paix. Galaad, quant à lui, restait muet, navré par les dires de ce pleutre.
-Sur ce, messieurs, je vous laisse. Le voyage jusqu’en Antarctique est encore long, et je n’aimerais pas vous retarder pour les « petits ajustements » qu’il vous reste à faire. Je donne votre contact à mes représentants à Genève, Galaad, vous verrez avec les Nation-Unies pour les détails.
Dodinant sur ses trop courtes pattes, Monsieur Lin se dirigeait vers l’ascenseur.
-Il y a vraiment tout qui est prêt ? s’étonna Galaad.
-Ben oui, comme vous ne reveniez pas, j’ai avancé tout seul. Et j’avais peur de sortir, alors j’avais pas grand-chose d’autre à faire. J’ai compris qu’il fallait se focaliser sur l’objectif de la supra intelligence quand Monsieur Lin a appelé ici pour la 4ème fois en demandant à vous parler urgemment. Désolé en fait, de lui avoir parlé de ce projet secret.
-Vous avez bien fait. Merci pour le travail. Vous avez incorporé toutes les personnalités ?
-Oui. Pourquoi… Ah merde ! Pardon je vais corriger cela. Je dois enlever les suicidaires, les fous et les animaux captés collatéralement. Ce serait un énorme bordel sinon, et si le monde se retrouve dirigé par un truc supra intelligents mais parasité par tous les vieux dans les retraites…
-C’est bon, je vais le faire. Vous avez assez travaillé. Préparez vos valises pour Shangaï plutôt.
-Ah ouais !? Trop ouf ! Merci beaucoup. À bientôt, j’espère ! Méléagant chantait en partant pour l’ascenseur. Galaad était dégoûté par ces sifflements : la situation du monde était bien trop grave pour se contenter de réconforts égoïstes.
Désormais seul dans le bunker, Galaad méditait. Il alluma l’ordinateur. Le fichier était lourd, très lourd, les consciences de plusieurs milliards d’êtres humains et quelques millions d’animaux. Les statistiques qu’il avait demandées à Méléagant étaient là, elles aussi. Il décida d’y jeter un coup d’œil. La situation du monde était moins grave que celle de la ville : 6 humains synthétiques pour un naturel et actif. C’était cependant toujours trop, ceux qui avaient été créés pour être leurs laquais les remplaçaient petit à petit. La natalité descendant toujours plus, les humains seraient bientôt tous confinés en retraite. La statistique était aujourd’hui de 75% de retraités. Que se passerait-il le jour où tous les humains finiraient dans les cliniques ? Les machines continueraient de faire tourner le monde, à vide. Sans que cela ne s’arrêtât jamais. C’était un bon réflexe de la part de Méléagant, de retirer les retraités du programme de supra-intelligence. Une intelligence pareille, à l’image du genre humain, pour faire des décisions rationnelles, pouvait tolérer un petit pourcentage de fous. Mais pas 75%, car ces gens ne demandaient, après tout, qu’à mourir. Paradoxalement, ils n’y arrivaient pas. Néanmoins, ce réflexe aurait été néfaste. Non, le programme était parfait comme ça, inchangé, accueillants tous les humains. Galaad était déjà impatient de voir son entrée en service. Il savait que son acceptation durerait peut-être quelques années, le temps que tous les pays de l’ONU se décidassent à lui faire confiance. Mais il était convaincu de faire le bon choix, et il attendrait. Sortant sa pipe, il s’assit à son bureau et observa longuement le fond d’écran de son ordinateur personnel : un paysage idyllique, remplit de nature avec le soleil se couchant à l’horizon, le contraste avec son bureau sous-terrain était marqué. Galaad posa alors les yeux sur un dossier que Méléagant avait dû amener pendant son absence se nommant « rapport sur la dernière mise à jour ». Plusieurs centaines de page, il n’en aurait pas eu la patience, alors il le prit et, dédaigneusement, le jeta au mixer. Oui, un gros bordel, pensa Galaad en allumant sa pipe, cette supra conscience collective synthétique « parasitée » par des milliards de séniles ne souhaitant que la mort. Mais un bordel parfait et nécessaire. Jamais, son souvenir de Guenièvre, l’accueillant d’une voix robotique, ne le quitterait.
31 mars 2019
Par Xavier Balli (Atelier d’écriture)