Songe d’une nuit d’été
D’après William Shakespeare / Mise en scène de Joan Mompart / La Grange de Dorigny / du 27 octobre au 3 novembre 2018 / Critiques par Sarah Juilland et Maxime Hoffmann.
27 octobre 2018
Par Sarah Juilland
Voilage de nuit
À l’image de la forêt crépusculaire abritant l’action – lieu topique de la transgression –, Le Songe d’une nuit d’été participe d’un esprit subversif et déroutant, entremêlant enchevêtrement d’intrigues amoureuses, mise en abyme de la création artistique et renversements carnavalesques. Amants fugitifs et ensorcelés, comédiens confus et créatures fantasmagoriques se télescopent au sein d’un brouillard extravagant, où fusionnent imaginaire et réalité. Revendiquée comme « fête aux conventions rompues, à l’artifice », l’adaptation de Joan Mompart exacerbe le trouble d’une pièce déjà complexe, en mélangeant poésie, burlesque, absurde, rêve et humour. À la manière d’un bâton d’encens, l’onirisme émanant du Songe infuse l’espace, se répand entre les sièges et envoûte les sens.
L’espiègle lutin Puck – interprété par Philippe Gouin –, se faisant tout à la fois conteur, marionnettiste, chorégraphe et chef d’orchestre, officie devant un simple rideau transparent, laissant deviner un espace scénique dépouillé. L’apparente sobriété du décor et des costumes peut déconcerter celui qui s’attend à être transporté dans une forêt magique, peuplée d’elfes et de fées excentriques. À l’instar du voile qui s’offre aux regards, les spectateurs sont priés de « faire page blanche » et d’estomper leurs a priori, de sorte à se laisser surprendre par la représentation. Le rideau s’ouvre pour dévoiler un monticule de terre comme unique élément de décor. Pourtant, la matière organique est essentielle : elle finit par recouvrir l’intégralité de la scène ainsi que les comédiens, qui s’y roulent et s’en jettent régulièrement des poignées au visage. Il s’agit d’un geste symboliquement chargé, exprimant le retour à la nature et à l’animalité que prône Joan Mompart : « Le Songe est une ode jouissive au théâtre et à la nature, une loupe grossissante sur notre humanité et notre animalité ». Des voiles de différentes dimensions, sortes de filtres oniriques, habillent également le plateau, permettant une infinité de possibles : plusieurs zones scéniques sont créées, des ombres sont projetées et des lueurs multicolores se succèdent. Ces astucieux jeux d’ombres et de lumières reproduisent l’univers chimérique du Songe. Un fond sonore omniprésent – évoquant esprits des bois et enchantements – achève de transformer la Grange de Dorigny en forêt, grouillante et habitée. Comme le déclare l’un des comédiens, « le but n’est pas de représenter le réel, mais de rendre la représentation réelle » : l’essence du Songe est transmise par un décor sobre mais authentique et subtil, rendant la forêt d’Obéron et Titania plus vraie que nature.
Le jeu de brouillage entre rêve et réalité – caractéristique du Songe – est poussé à son paroxysme par la mise en scène de Joan Mompart, qui confond personnage et comédien et propose une réflexion sur l’art du spectacle. La mise en abyme du théâtre – déjà présente dans la version shakespearienne et visant à railler les prologues et épilogues d’antan –, raconte de manière cocasse les difficultés du travail de mise en scène et le souci de satisfaire le public. Les acteurs quittent brusquement leurs personnages, constatant qu’ils se sont mépris sur le spectacle à jouer : « Je ne sais pas si on est en train de jouer la bonne pièce ! » Ce soudain chaos comique est intensifié par un brouhaha généralisé et un assemblage disparate de performances : chacun de leur côté, les comédiens chantent, dansent ou boxent. Les frontières et repères sont abolis, et le public lui-même est invité à prendre part au spectacle. « Et si on jouait avec eux ? », s’exclame Puck.
L’adaptation de Joan Mompart, rajeunissant le classique shakespearien en le pensant comme « un conte d’ici et maintenant », semble également délivrer un message écologique, à travers un roi des elfes assailli par les quintes de toux et une reine des fées exténuée et plaintive. Implicitement, certains personnages paraissent dénoncer la crise écologique contemporaine, évoquant la déforestation et le dérèglement des saisons. À travers son interprétation du Songe, le dramaturge et comédien souhaite mettre en exergue la condition de l’être humain et son rapport au monde qui l’a fait naître. Piétinant le sol de leurs pieds nus et s’engouffrant dans la terre qui tapisse la scène, les personnages du Songe appellent à recouvrer le lien à la nature et aux racines.
Le Songe d’une nuit d’été, à travers les yeux et la plume de Joan Mompart, est une invitation au voyage dans les profondeurs du rêve. Toutefois le public prend le risque de se perdre dans les abysses de l’onirisme s’il ne respecte pas la requête initiale de Puck, à savoir pardonner et accepter de prendre part à ce « voilage de nuit » :
« Si nous, les ombres que nous sommes,
Vous avons un peu outragés,
Dites-vous pour tout arranger
Que vous venez de faire un somme
Avec des rêves partagés. »
27 octobre 2018
Par Sarah Juilland
27 octobre 2018
Par Maxime Hoffmann
Une invitation au rêve
Joan Mompart s’est approprié le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare dans une mise en scène poétique et onirique, qui modifie en partie l’histoire originale. C’est bien autour du mot « songe » que se construit cette rêverie théâtrale. Grâce à un décor qui se développe avec lenteur, Mompart et ses comédiens font entrer avec facilité les spectateurs dans un monde rendu complexe et parfois même absurde, avant de les laisser s’éveiller.
Ce soir-là, au centre de la Grange de Dorigny, des gens dansent. Ce n’est que le « foyer » et pourtant, une petite troupe enflammée se déhanche au son d’une musique rythmée. Au milieu de mouvements effrénés, un couple s’embrasse amoureusement. On annonce un mariage. Et, sans livrer plus d’informations, tous se ruent au galop à l’étage supérieur, là où se trouve la scène. Une fois montés derrière eux, les spectateurs sont placés, avec soin, par deux membres de cette troupe tournant le dos à un grand voile blanc et opaque en avant-scène. Les sièges sont attribués avec légèreté, chaque geste s’accompagne d’un rire. Puis les spectateurs accordent de plus en plus d’attention aux dires qui s’élèvent peu à peu de la scène, on y entend : « O What a pleasant surprise. I set my trap for a peasant and I catch a prince! ». La phrase cajole l’envie des spectateurs venus voir une pièce du grand dramaturge anglais, et l’un des membres de la troupe demande : « est-ce Shakespeare ou Walt Disney ? ». Les attentes sont rompues, des rires résonnent. On conseille au public d’abandonner les idées préconçues et on le prie de pardonner. Certes, mais qu’est-ce qui devrait être excusé ? À quoi jouent-ils ?
Justement, ils jouent : voilà dix minutes que la pièce a commencé. Le Songe de cette pluvieuse nuit d’automne s’octroie une licence scénaristique. La scène d’exposition a été remplacée par les réjouissances du foyer et, pour ne pas nous faire perdre le fil, l’intrigue est contée par un comédien seul sur scène. S’adressant directement au public, il l’introduit dans un univers shakespearien délibérément évanescent. Le cadre de la représentation devient flou. Lentement, tout sombre dans un songe, on se laisse rêver derrière notre guide. L’impénétrable rideau qui préservait le plateau des regards indiscrets laisse entrevoir quelques points brillants, des ampoules faisant office d’étoiles. Peu après, il se change, grâce à une lumière projetée depuis l’arrière-scène, en un filtre au travers duquel transparaît l’ombre d’un monticule de terre. Et, finalement, ce mur qui sépare les spectateurs des comédiens s’ouvre et se détache en deux pans, bordant la scène. L’entrée dans le rêve est douce et le spectacle mime l’arrivée du sommeil. La terre entassée au centre ancre l’action en pleine forêt. Pendant la représentation, les comédiens la travaillent incessamment, diffusant de sylvestres senteurs dans la Grange. L’odorat s’éveille et participe, lui aussi, de la force d’immersion de cette mise en scène. Une musique vaporeuse enveloppe les intrigues d’un certain mystère. Ces sonorités sont une orchestration de Laurent Bruttin incarnée durant la pièce par une clarinette, un saxophone ou une cithare, tous électroniquement modifiés. La mise en scène accentue par là aussi la part de poésie et d’onirisme propre aux songes.
Une fois les spectateurs entrés dans le rêve, ils s’avisent que le conteur n’est autre que le lutin Puck, interprété par Philippe Gouin, dont l’énergie semble soutenir une part importante de la féérie. Plein d’humour, il crée le lien entre le réel des spectateurs et la fiction de l’action : la mise en scène le présente comme le trouble-fête. En effet, l’intrigue, simplifiée puisqu’une partie de la pièce originale n’est pas jouée, se complique par suite de sa malice. Les sentiments amoureux s’altèrent, puis se résolvent, suite à une erreur de sa part. Des fils d’intrigue s’entremêlent et font habilement douter de la logique de l’intrigue, comme si celle-ci mimait le sommeil et l’incohérence du rêve. Le travail poétique va chercher le spectateur dans son réel et l’emmène tranquillement jusqu’à un rêve.
27 octobre 2018
Par Maxime Hoffmann