Une critique sur le texte de la pièce:
Quitter la Terre / De Joël Maillard / Pièce créée en juin 2017 à l’Arsenic / Plus d’infos
Imaginer des décennies d’humanité avec seulement deux personnages, c’est le principe de la dernière pièce de Joël Maillard. Identités brouillées, plans d’énonciation confondus : entre théâtre de l’absurde et périple science-fictionnel, Quitter la Terre fait se rencontrer, avec inventivité, cynisme et une touche d’optimisme, des êtres forcés à vivre ensemble.
Pièce d’anticipation, Quitter la Terre projette l’histoire démente d’une fraction d’humanité qui, pour mieux sauver sa planète-mère, est contrainte de la fuir. Dans des vaisseaux spatiaux en forme d’énormes cylindres-ananas s’entassent quelques centaines d’êtres humains privés de mémoire à court-terme, avec des lits pour unique confort et pour seule distraction des carnets vierges et des crayons.
Tout commence comme une conférence :
« JOËL : Tout d’abord, j’aimerais adresser un grand merci aux organisateurs de ce colloque,
c’est une très belle idée, et c’est un grand honneur pour nous d’avoir été invités. Bon voyage
à toutes et à tous. »
Les intervenants, Joëlle et Joël, rétroprojecteur à l’appui, présentent un projet documenté par des documents trouvés dans un carton : offrir à Gaïa une période de résilience en envoyant une partie de l’humanité dans l’espace, tandis que l’autre est destinée à mourir. À cause d’une épidémie de stérilité, semble-t-il ; mais cela, au fond, n’a pas beaucoup d’importance. Ce plan écologico-farfelu pose une question simple : expédiés dans une capsule spatiale, comment survivraient des individus condamnés à vivre ensemble ?
Le projet est celui d’un concepteur anonyme, inquiet pour sa planète et spécialiste de pas grand-chose. Dans son carton, rien n’est vraiment scientifique, mais tout se tient. Joël et Joëlle y trouvent des plans, des maquettes, des carnets, surtout, qui racontent la vie à bord des vaisseaux : le premier réveil de ces élus en orbite et leur recherche immédiate de WC, la première défécation en open-space, la première fornication collective, la deuxième, la troisième… Mais qui est censé avoir écrit ces lignes ? Ces spationautes d’un genre particulier ont-ils vraiment existé, dans cette histoire ? Comme pour couper court à ces questions, Joëlle s’empare d’une maquette et la décrit. Ici, des lits et des oreillers, là une plantation de cucurbitacées. Et une trappe pour se débarrasser des cadavres. Le cadavre de sa petite amie que Joël a transporté sur son dos, raconte-t-il. L’expérience de pensée, alors, s’autonomise et la conférence qui servait de cadre à la pièce, doucement, s’efface. Tandis que les identités des personnages se mélangent, que Joël l’intervenant devient Terrien sexagénaire et que Joëlle l’intervenante se fait spationaute, fille de spationaute et petite fille de spationaute, on embarque à bord du vaisseau et on oublie le concepteur anonyme, ses lettres et son carton…
« JOËL : ‘Vu l’état de l’écosystème planétaire, l’urgence est telle que je me résous à prendre
la plume.’
Par contre c’est pas vrai, c’est pas du tout écrit à la plume. »
Le style est à la fois incisif et nonchalant. Si l’état de cette humanité extra-terrestre est grave et que les situations sont souvent proches du morbide, l’écriture, elle, ne cesse de faire rire. Par éclats, par surprise. Petites touches de couleur qui réchauffent un canevas glacialement (pseudo)scientifique, jusqu’à former un tableau clownesque. Le clown, triste dans ce tableau, aurait les traits de Joël, l’étonnant, qui s’amuse à nous happer dans la morne description du projet de son concepteur au carton, pour brusquement nous secouer de ses commentaires décalés, tantôt naïfs, tantôt cyniques. Et qui, toujours, font mouche.
« JOËL : On a un peu regardé, et on a eu quelques idées pour une extinction indolore et
non-violente de l’humanité.
JOËLLE : Mais on a coupé. »
Les plans d’énonciation se croisent et se chevauchent. Très souvent, on s’y perd. Qui parle ? Qui a coupé quoi ? Sont-ce les présentateurs du colloque, ou les artistes eux-mêmes ? Hésitations. Auxquelles s’ajoutent, toujours, de nouvelles histoires ouvrant d’autres niveaux possibles. Car les spationautes ne sont pas les seuls à peupler ce délire science-fictionnel. Jorge Luis Borges s’invite aussi à bord lorsqu’une spationaute plagie de mémoire l’une de ses nouvelles, Les ruines circulaires. Dans les carnets vierges des vaisseaux, en effet, les habitants, rapidement, se mettent à écrire. Des recettes de cuisine et des romans, « l’Encyclopédie de Tout de dont on Croit se Souvenir ». Petit à petit, la communauté se reconstitue une mémoire et redevient société. Dénués de connaissances techniques, les spationautes retrouvent leurs marques : système judiciaire, poésie, dessins. Danse (souvenir de Pina Bausch) : elle se jette dans ses bras, il la laisse tomber et elle aussi, elle se laisse tomber. Elle se relève. Elle se jette dans ses bras, il la laisse tomber et elle aussi, elle se laisse tomber. Elle se relève… Comme un cycle, tout recommence, et en un peu mieux. Alors, ce qui avait débuté comme un cauchemar beckettien, avec ses êtres semi-amnésiques enfermés sans but et sans identité, devient presque un rêve. Et quelques centaines d’années après sa propulsion dans l’espace, l’humanité extra-terrestre à la solidarité surdéveloppée, revient sur terre.
Le clown n’était donc pas si triste.