Valse aux cyprès
de Julien Mages / collectif Division / Théâtre l’Arsenic à Lausanne / du 26 novembre au 5 décembre 2013 / Critiques par Jehanne Denogent, Aitor Gosende, Sabrina Roh et Aline Kohler.
26 novembre 2013
Par Jehanne Denogent
Les étrangers

A l’Arsenic, le collectif Division présente une création au message puissant et corrosif sur le monde contemporain : il y a comme quelque chose d’absurde qui mine notre société.
Aujourd’hui, le monde est mort. Ou peut-être hier, ils ne savent pas. Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier… Ils sont quatre, quatre jeunes personnes, grains de poussière perdus dans les intempéries du XXIe siècle. Plus capables d’intégrer, d’accepter ou de s’accepter dans les rafales d’informations quotidiennes : 11’000 enfants morts en Syrie, la terre qui commence à vaciller, la disparition de l’ours blanc, la radicalisation politique en Suisse, … Comment l’individualité moderne peut-elle se construire là ? Elle tangue dans la culpabilité de ne rien pouvoir faire et même de ne savoir tenir un rôle infiniment trop grand pour ces quatre-là et pour nous. Le monde reste impénétrable aux coups portés pour le comprendre, à jamais campé dans l’absurde. Le moyen que ces personnages ont trouvé pour exister, seule retraite salvatrice, c’est la destruction, l’envie que tout disparaisse, de s’effacer soi-même pour ne plus souffrir la réalité. Les quatre âmes, face au vide qui se crée en eux, commencent à perdre leur ancrage, à dévier.
« Comment penser ce phénomène moderne que sont les tueurs de masser ? » Voici la question qui guide et sous-tend le travail du collectif Division. Ce sont des figures étranges et taboues, ces personnes qui, un jour funèbre, ont sombré dans l’extrême violence. Tenter de les déchiffrer, c’est déjà leur reconnaître un semblant d’humanité. Pour la plupart d’entre nous, ils resteront des monstres, immondes et étrangers. Pourtant Julien Mages et son équipe en font un portrait bien différent, celui d’êtres qui n’ont pas réussi à résister aux failles de la société et qui en concentrent les tares jusqu’à en défaillir. Ils effectuent une valse nerveuse qui les rapproche toujours plus près de la mort. C’est la fascination du morbide qui les attire, l’envie de se « foutre définitivement en l’air ».
Des destins si anormaux ne peuvent se tracer que de manière solitaire. Le monologue est ainsi une forme qui se prête avec justesse à la confession et à la solitude des personnages. Par ailleurs, elle donne aux talents des comédiens le temps de se développer : ils arrivent la plupart du temps à nous emmener au creux de leur monde. Pour rythmer ces textes, ils usent d’une série d’interrupteurs à même le sol, chacun de ces boutons enclenchant une lumière sur une partie de la scène et symboliquement de leur vie. Les paroles sont, comme les histoires, fractionnées. Le sens n’est pas à chercher dans un récit construit et linéaire mais dans la musique que créent ces différents morceaux d’univers. Il faut toutefois réussir à tenir ces particules ensembles ; elles ne sont malheureusement pas ici toujours aussi denses et égales.
Le questionnement qu’amène le collectif est cependant mille fois assez consistant pour combler les quelques moments creux. On y sent l’ébullition d’un théâtre actuel et engagé. L’écriture de Julien Mages est cousue dans les tumultes du XXIe siècle. Le jeune dramaturge a écrit et mis en scène plusieurs pièces depuis sa sortie de la Manufacture dont Etats des lieux en 2012 et Ballade en orage en 2013. Avec Frank Arnaudon, Roman Palacio et Athéna Poullos, ils forment le collectif Division. Ce magnifique collectif a fait le pari de bousculer l’opinion, de heurter et d’interroger. Pour que le spectateur les accueille avec cris de haine ou murmures d’approbation, mais qu’il ne reste jamais indifférent.
26 novembre 2013
Par Jehanne Denogent
26 novembre 2013
Par Aitor Gosende
Valse aux idées

« – Êtes-vous épileptique ? – Non, pourquoi ? – Parce qu’il y aura une scène avec un stroboscope, on est obligés de demander, au cas où ». Nous voilà prévenus et, en effet, une demi-heure plus tard, nous assistons à une scène de folie frénétique soulignée par l’usage prolongé d’un stroboscope.
L’idée est intéressante, l’effet produit déroutant. L’utilisation d’une caméra de surveillance qui retransmet en direct, projetée au fond de la scène, la silhouette des comédiens qui parlent au premier plan sert également le propos en rappelant ces images effrayantes des tueries de Columbine ou, plus récemment, celles de Westgate.
Pourtant, noyé au milieu d’une infinité d’autres mécanismes scéniques (le plan d’une maison projeté au fond de la salle, des interrupteurs au sol activant tantôt des projecteurs, tantôt de la musique, un vestiaire suspendu, un tas de briques sur une palette, des poubelles servant de cachettes, etc.), ce procédé participe à un immense déploiement de moyens auxquels le spectateur n’arrive plus vraiment à donner sens.
Julien Mages avait déjà exploré avec brio des thèmes proches, notamment dans sa trilogie Cadre Division, Division Familiale et Divisions III qui abordaient l’univers de la psychiatrie, de la folie ou de l’enfermement. Dans l’anamnèse d’un prochain massacre, il traite pêle-mêle de la solitude, la désindividualisation, la banalisation du mal, le porno, la haine, l’ennui, l’orgueil, l’influence, le fanatisme, la pression sociale, le physique ingrat, la stupidité, la drogue, le fantasme, la sensibilité, la Suisse, la réalité rêvée, la littérature, la philosophie, la guerre, etc. L’anamnèse, récit des antécédents, se veut donc une exploration des motivations qui auront poussé des individus normaux à devenir des tueurs. Ainsi, Frank Arnaudon, Roman Palacio, Athéna Poullos et Diane Müller incarnent, tour à tour, certains « types » de meurtriers : le sensible enfermé dans un corps de roublard, l’introverti laid et amoureux, l’idiote laissée-pour-compte, etc. Frank Arnaudon sert la prestation de la soirée en donnant vie à une sorte de monstre fasciste, froid et intelligent, qui n’est pas sans rappeler Anders Breivik, l’auteur des attentats de juillet 2011 en Norvège.
Le texte, parfois trop didactique, donne lieu à de longues tirades explicatives. S’agissait-il pour l’auteur d’exemplifier ce qu’il dénonce dans les premiers instants de la pièce : l’artificialité du langage et la prison qu’il représente pour certains individus? En choisissant un sujet aussi médiatique et hyper-commenté, Julien Mages risquait de tomber dans le piège du cliché. De fait, la manière de présenter certains meurtriers en devenir tient parfois trop du stéréotype. Mais le metteur en scène vaudois aura aussi plusieurs fois visé juste avec des idées brillantes et des formulations frappantes. Ainsi, quand Athéna Poullos lâche au milieu d’une harangue sur la Suisse que « nous vivons dans un pays si riche qu’on peut se payer le luxe de mourir pour rien », la phrase tombe comme une lame et fait mouche. Un peu plus tard, encore une fois, une nouvelle fulgurance: le sang du Christ a-t-il été versé pour pardonner nos péchés ou s’agissait-il de « sang versé pour exciter l’ardeur du sang » ? Sujets à réflexion qui, même la pièce finie, continueront à nous faire cogiter.
La pièce se clôt en à peine plus d’une heure. Malgré le léger sentiment de confusion produit par cette mise en scène surinvestie, nous quittons la salle en retenant ces instants de grâce disséminés ici et là. Le collectif Division, composé de Julien Mages, Frank Arnaudon, Roman Palacio et Athéna Poullos, présentera à partir du 9 janviers, au théâtre de Vidy, son nouveau spectacle : Ballade en orage. La Valse aux cyprès, quant à elle, est à voir au théâtre de l’Arsenic jusqu’au 5 janvier prochain.
26 novembre 2013
Par Aitor Gosende
26 novembre 2013
Par Sabrina Roh
Massacre chorégraphié

En ce moment, à l’Arsenic à Lausanne – avant Sion en février, le collectif Division présente la chorégraphie morbide de la préparation d’un massacre. Valse aux cyprès, texte de Julien Mages, dépeint de manière effrayante la fragilité humaine. Une vision sombre de la société malgré une ambition paradoxalement comique.
Ils sont quatre. Deux d’entre eux observent avec attention une arme à feu. Les deux autres sont simplement là. Un carré de lumière les éclaire alors que le reste de la scène est plongé dans l’obscurité. Les quatre personnages sont assis sur des briques poussiéreuses, des briques grises et rugueuses comme leur vie, qu’ils ne peuvent plus supporter. Ils sont instables, à l’image du chariot qui soutient leur poids. Un chariot qui menace de dériver au moindre mouvement brusque.
C’est cette fragilité que Julien Mages a souhaité explorer dans sa dernière création, Valse aux cyprès. Auteur, comédien et metteur en scène, il a l’habitude de questionner la fêlure psychique chez l’être humain. Issu de la première volée de la Manufacture, il a déjà un certain nombre de textes à son actif, dont Cadre Division. De cette expérience est né le « collectif Division », compagnie ayant pour objectif de susciter le questionnement et le débat chez les spectateurs.
Dans Valse aux cyprès, il s’agit d’aborder un phénomène devenu tristement célèbre : le massacre de masse. De ce phénomène de mode est née une nouvelle figure: le tueur de masse. Peut-on parler de phénomène de mode alors que cela ne concerne qu’une infime partie de la population ? C’est justement ce à quoi Julien Mages souhaite nous rendre attentifs: en tant que simples témoins il est toujours facile de paraître horrifiés devant la violence dont certains sont capables. Mais sommes-nous vraiment à l’abri de cette haine qui menace de déborder à tout instant ? Dans Valse aux cyprès, trois personnages sont résolument décidés à tuer. Ils apparaissent tantôt comme des monstres assoiffés de sang parcourant la scène en hurlant « tuer, tuer, tuer », tantôt comme des personnages vulnérables arrivés à un point de non retour tant leurs blessures intimes sont profondes. Des blessures qui n’ont finalement rien d’extraordinaire : un chagrin d’amour, une enfance solitaire ou un physique disgracieux. Personne n’est réellement immunisé contre ce genre de menaces. La comédienne Diane Müller, qui, comme l’énonce l’un des personnages, « joue le rôle de la victime », incarne avec force et subtilité cette inquiétante ambivalence présente en chacun de nous. Alors que les trois autres, vêtus de noir, érigent déjà un plan sanguinaire, elle, de son côté, est effrayée. Debout sur les briques, elle se crispe : « Je ne comprends pas ! » hurle-t-elle. Elle n’est pas violente, elle en est sûre. Elle a pourtant des envies de meurtre qui lui traversent parfois l’esprit. Mais elle ne passe pas à l’action. Par amour de son prochain ? Non, par lâcheté. Elle préfère « se bouffer elle-même ». Sommes-nous donc tous des monstres par la pensée ? Le fait de tuer est-il finalement un acte de bravoure ? Effrayant.
Le but de Julien Mages n’était pourtant pas, malgré ce thème, de faire un spectacle noir. Par la distance que permet d’avoir le théâtre, il pense, et à juste titre, que l’on devrait pouvoir traiter de la plus effroyable réalité avec humour. En effet, la force de l’art est de pouvoir adopter un point de vue différent de celui, froid et objectif, que proposent les médias. D’ailleurs, dans Valse aux Cyprès, on se surprend à rire pour quelques plaisanteries lancées par-ci par-là, une perruque blonde ou encore un bonnet de bain. Mais on rit de manière ponctuelle et ces touches insolites ne font que souligner le côté sombre qui sous-tend le projet sanguinaire des personnages. Ce rire est jaune et la toile de fond reste pessimiste du début à la fin : la Suisse, ce « pays de merde », où l’ennui fait sa loi. Malheur à nous, pauvres Occidentaux corrompus par le capitalisme. Malheur à nous, jeunes Européens menacés par la dépression et le suicide. Un refrain qui nous parle, nous touche, mais que l’on a entendu trop de fois.
Julien Mages a donc fait de Valse aux Cyprès une tragi-comédie plus tragique que comique. S’il ne réussit pas à rendre la problématique moins pesante, il montre toutefois avec subtilité la faille présente en chacun de nous. Personne n’est à l’abri d’un trop plein qu’il pourrait finir par diriger contre les autres, voire contre lui-même.
26 novembre 2013
Par Sabrina Roh
26 novembre 2013
Par Aline Kohler
La violence en cadence

La nouvelle création de Julien Mages et le Collectif Division, Valse aux Cyprès, se joue jusqu’au 5 décembre 2013 à l’Arsenic à Lausanne. La pièce, une tragi-comédie contemporaine, amène sur scène la violence sous diverses formes et les tourments de notre société contradictoirement individualiste et conformiste. Le thème, extrême, des massacres de masse ne laisse personne indifférent. Et Julien Mages, avec sa volonté de voir l’art comme « miroir social », réussit une belle prouesse avec ses mots et sa mise en scène efficaces.
Dès le début du spectacle, un son électronique, bitonal et régulier, se fait entendre. Le tempo est lancé. Sur scène, par terre, des interrupteurs. La lumière et la musique surgissent à chaque fois qu’un comédien les presse sans ménagement. Les deux éléments rejoignent alors aussitôt le rythme et accompagnent parfaitement le jeu.
Les premiers échanges entre les personnages restent vagues, mais les dialogues et monologues qui s’enchaînent ensuite presque sans répit construisent sur scène un univers de violence et de souffrance humaines. Une fois amorcé, le texte de Julien Mages est composé de longues phrases à virgules à faire perdre le souffle aux interprètes. Les comédiens déclament souvent leur texte dans un rythme effréné, mettant à rude épreuve leurs facultés d’élocution. Une idée scénique séduisante, mais dont l’effet ne se déploie pas encore entièrement, ne parvenant ainsi pas tout à fait à tenir en haleine le public sur la durée.
Ces tirades en cascade, Julien Mages les a voulues entrecoupées de répétitions de mots et même de dialogues. Elles sont aussi parsemées de listes en tous genres, ce qui rythme d’autant plus la pièce. Le public se retrouve entraîné dans cette cadence, sans toutefois – et cela pro<cède d’un choix dramaturgique de l’auteur – se laisser subjuguer par l’histoire. Les personnages, dans leurs courses de malheur et de philosophie, sont parfois interrompus en plein vol, coupés, moqués ou ignorés par les autres. Le spectateur garde ainsi à chaque fois une distance vis-à-vis du récit fictif. Il est toujours ramené à la réalité et forcé de mettre en perspective l’histoire racontée.
Julien Mages évite aussi les effets d’identification du public avec les personnages, qui restent sans noms. A la fin de la pièce, on se souvient davantage des comédiens qui ont interprété les textes que des personnages. Au lieu de s’identifier avec les personnages sur scène, le public a son propre rôle dans Valse aux Cyprès. Il y est défini comme « une masse ». Il fait partie de la société malade décrite et critiquée dans la pièce. Mais ce rôle ne permet que de mieux solliciter les spectateurs et leur faire prendre conscience de la place qu’ils occupent dans le monde actuel.
Le rythme soutenu des textes aide également à renforcer le statut du spectateur engagé. Pour ne pas perdre le fil, le public est presque forcé à prendre part à la pièce. L’effet désiré, transformer un public passif en un public actif, est atteint. Et même si l’écriture exige un certain degré d’attention de la part du public, toute personne présente dans la salle est à même de tout saisir, et même avec plaisir.
Le rythme de la pièce s’essouffle par moment, mais grâce au choix d’approche du thème des massacres de masse, aussi grave et extrême soit-il, le public rentre chez lui en ayant en tête une problématique réelle de notre société actuelle. Un pari réussi pour le Collectif Division qui espère « parler d’aujourd’hui, [s’]adresser à [ses] contemporains avec [ses] textes, [ses] questionnements et [ses] idées, autour de l’écriture de Julien Mages. Fomenter la révolte, le débat, la division, les prises de positions, s’exercer à regarder la société et dire ce que nous y voyons : l’art comme miroir. »
26 novembre 2013
Par Aline Kohler