Sous le vernis

par Maëlle Andrey

Vernissage / de Václav Havel / mise en scène Matthias Urban / du 26 février au 7 mars 2015 / Grange de Dorigny / en tournée jusqu’au 28 mars 2015

© Fabrice Ducrest
© Fabrice Ducrest

Avec une mise en scène contemporaine de la comédie en un unique acte Vernissage de Václav Havel, le metteur en scène lausannois Matthias Urban et trois remarquables comédiens réactualisent le texte avec intelligence, poésie et délicatesse. La question de l’homme, du changement perpétuel et des apparences, souvent trompeuses, est soulevée. Sous un vernis laqué, clinquant et pourtant craquelé.

Vernissage est la troisième et dernière pièce d’un triptyque (avec Audience et Pétition), composé entre 1975 et 1978 par le chef d’Etat, dissident politique et dramaturge tchèque Václav Havel. Dans ces trois pièces, l’auteur, très influencé par Beckett et Pinter, donne naissance à un personnage dans lequel il voit son double imaginaire : Ferdinand Vanek.
Dans Vernissage, ce dernier est reçu chez un couple d’amis, Michael et Véra, afin d’inaugurer et fêter leur nouvelle décoration d’intérieur…

Le public du Théâtre de la Grange de Dorigny découvre, avant Ferdinand (François Florey), l’intérieur en demi-cercle blanc, sobre, épuré du couple. Les parois sont des barreaux verticaux blancs et mobiles. Véra (Valérie Liengme) et Michael (Yves Jenny), chacun dans une douche de lumière, exécutent avec une grande application leurs exercices de yoga. Tous deux, vêtus de couleurs criardes, semblent posés, sûrs d’eux. Leurs mouvements sont distincts et séparés, avant de devenir communs et identiques : une harmonie apparente règne au sein du couple. Dans cette cage, légère comme une bulle, tout est blanc, brillant, éblouissant : ça en jette.
Fiers de mettre en avant leur « bon goût » et leurs nombreuses acquisitions (divers objets et œuvres, métaphorisés par les spectateurs), Michael et Véra accueillent Ferdinand. Enfermés dans leur prison dorée, certains de maîtriser le monde qui les entoure, les deux amoureux affirment qu’un « homme ressemble à son gîte ». En effet, l’« intérieur » est polysémique : c’est l’habitat, mais aussi la personnalité. Pourtant, dans cette pièce, l’intérieur clinquant des amoureux ne reflète aucune « profondeur ». Il symbolise en réalité l’extérieur, la vitrine, l’apparence des locataires, qui se sont construit une identité sociale qui ne cesse d’évoluer…
La musique, émanant d’un juke-box high-tech blanc qui remplace la pendule à musique rococo du texte original, rythme la pièce comme une chanson : un refrain de musiques ramenées de Suisse par Michael et des couplets faits de petites scènes. A chaque nouvelle saynète, le couple se transforme et progresse : changements de vêtements, de coupes de cheveux (tantôt attachés, tantôt sur les épaules), de manières d’être… d’apparences.

Dès son entrée chez ses amis, Ferdinand, qui est le seul à vraiment rester lui-même, est pris au piège de cette cage, dont l’effet d’enfermement est accentué par les astucieux jeux de lumière. Cet espace brillant est parfois ouvert sur l’extérieur : Véra et Michael en sortent aisément. En franchissant les barreaux, atteignant alors le sol noir (en contraste avec la blancheur pure du sol de la « bulle ») de l’arrière-scène, les deux protagonistes quittent également leurs apparences pour n’être qu’eux-mêmes : une femme et un homme irrités, vexés, sensibles. Pour Ferdinand la cage est infranchissable. Prisonnier des idéaux et convictions de ses hôtes, il est contraint de se voir asséner des leçons de morale. Michael et Véra se donnent comme modèle de perfection. Ils se complimentent. Se vantent. Se comparent. Entre monstration, démonstration et exhibition, ils « enseignent » à leur invité la vie de couple et de famille, la vie sexuelle, les divertissements, la santé, la nourriture, la profession idéale… La tension monte et tient le spectateur en haleine. L’excellent jeu des trois comédiens de la Compagnie générale de théâtre (fondée en 2006) sublime la mise en scène symbolique, dynamique et truffée d’humour de Matthias Urban, comédien présent aussi bien dans le monde théâtral qu’au cinéma et à la télévision.

« Nous te voulons du bien », « on t’aime énormément », « tu es notre meilleur ami » : paroles répétées à plusieurs reprises, qui sonnent de plus en plus faux. Peu à peu les apparences s’estompent : les personnages de cire deviennent humains. Les caractères refont surface. Le vernis, si lisse et brillant, se craquèle, jusqu’à éclater. Véra, véritable « poupée Barbie », sophistiquée, stéréotypée, qui symbolise le mieux la superficialité des apparences, est détruite. « Tu ne peux pas nous laisser », « que veux-tu qu’on fasse sans toi ? » demande-t-elle à Ferdinand, avouant ainsi que son couple n’existe vraiment que par le regard (admiratif si possible) d’une tierce personne…

Méfiez-vous des apparences, mais rendez-vous chez Véra et Michael, pour le vernissage de leur décoration d’intérieur, au Théâtre de La Grange de Dorigny jusqu’au 7 mars ; du 10 au 22 mars au Théâtre des Osses à Givisiez et du 26 au 28 mars au Petithéâtre de Sion.