De son propre aveu, elle n’a pas trouvé d’emblée la bonne manière de présenter le défi climatique et environnemental dans son cours de première année en macroéconomie. Après réflexion, Kenza Benhima a pris une initiative plus motivante.
La codirectrice du Département d’économie partage cet enseignement de première année avec son collègue du département, Sébastien Houde, dans un souci d’intégrer la durabilité de manière précoce dans le cursus de HEC. Mais est-ce le rôle des économistes ? « Bien sûr, nous avons énormément de choses à dire sur le sujet, une responsabilité et des outils à partager », relève-t-elle.
Reste qu’elle se sentait « un peu freinée car, à ce stade, les étudiants ne possèdent pas encore les outils scientifiques qu’ils pourront aborder en profondeur tout au long de leur cursus en HEC. Je leur présentais le tableau global, les limites planétaires, le lien entre les activités économiques, l’action de brûler des énergies fossiles et les émissions de CO₂ ainsi que les conséquences climatiques et sociales qui pèsent sur d’autres personnes, proches ou lointaines, et même les futures générations. Il fallait le faire, mais comme première étape. »
Une approche par l’action
Voyant chez les étudiantes et étudiants une forme d’abattement, elle a alors décidé de leur présenter aussi « des recherches basées sur des outils qu’ils approfondiront par la suite. En leur exposant des résultats concrets, chiffrés, pour leur montrer que ça marche, je les ai vus plus motivés », décrit-elle. Car il y a les faits, massifs et décourageants, mais aussi une « approche par l’action » qui met en avant la possibilité de changer ces mauvaises trajectoires. « C’est le message que nous faisons passer dès la première année : avec ce que vous allez apprendre en HEC, vous aurez des outils pour l’action dans la société. »
Faire payer le pollueur
Mais quels sont ces outils permettant de minimiser l’impact des activités économiques sur la planète ou, du moins, de réduire nos émissions ? Kenza Benhima cite, par exemple, le concept d’externalité : « Certaines activités économiques produisent des bénéfices privés mais génèrent un coût social, comme celles qui émettent du CO2. Rendre les émissions plus chères, par une taxe ou un système de quotas échangeables, oblige les acteurs économiques à tenir compte de ce coût social et à réduire leurs émissions. » Un principe pouvant porter également sur d’autres dimensions comme les dommages causés à la biodiversité et aux ressources naturelles telles que les forêts, fortement impactées par certaines cultures.
La durabilité, du luxe à la nécessité
« Tout ça n’est pas pris en compte spontanément car le job de l’entrepreneur, c’est de faire du business, donc il n’a aucune raison en soi de se préoccuper d’autre chose que du moindre coût de production pour un plus grand profit. Certaines entreprises pourront se permettre le luxe de la durabilité mais, au niveau des États, il faut subventionner les activités vertes et / ou taxer les activités brunes », résume la professeure. Le but étant de « corriger les externalités », autrement dit rendre visibles et coûteuses pour les entreprises elles-mêmes les conséquences jusqu’ici externalisées de leurs activités, pour les inciter à produire autrement.
Quels sont les obstacles ?
Les outils existent mais sont-ils bien employés ? Pas sur la majorité des émissions car la volonté politique ne suit pas, comprend-on. Pour passer de la pollution qui paie à la pollution qui coûte, il faut trouver des majorités au sein de la population. « Ces changements comportent un coût pour les producteurs et les consommateurs, mais les faire apportera finalement des bénéfices plus importants », prône-t-elle, en rappelant la nécessité d’introduire dans l’équation la question de la redistribution pour ne pas pénaliser davantage les plus pauvres.
Vers des politiques communes ?
Si l’UE a pu mettre en place dans ses frontières « une politique de décarbonation relativement ambitieuse », avec notamment un système d’échanges de quotas d’émissions entre les entreprises, exigeant en retour une taxe carbone sur les produits importés afin de ne pas pénaliser les entreprises européennes, le problème demeure criant tant qu’il n’y a pas de coordination plus large. Le constat est amer : « Pour l’instant, il n’existe pas de mécanisme juridiquement contraignant au niveau mondial qui permette de gérer la transition ».
Adopter des politiques communes pour le climat s’avère donc crucial. « La recherche en économie nous apprend, par exemple, qu’il existe un effet d’entraînement dans l’adhésion aux politiques climatiques. Lorsque les gens apprennent que le soutien de la population aux politiques proclimat est plus important que ce qu’ils pensaient, ils y adhèrent eux-mêmes davantage. Durant le cours, avec les étudiantes et étudiants, nous répliquons en temps réel les résultats de cette recherche sous forme d’expériences, ce qui leur permet d’apprendre tout en étant actifs », souligne la professeure.
Corriger le PIB dans le canton de Vaud
Ancienne directrice académique de l’institut d’économie appliquée CREA, Kenza Benhima veut produire pour le canton de Vaud des données de PIB corrigées, c’est-à-dire intégrant les coûts externalisés des activités économiques. « Si le PIB augmente d’année en année, c’est qu’on est en croissance », explique-t-elle. Mais cette mesure de la valeur de la production ne tient pas compte des dommages environnementaux et sociaux générés durant le processus de production. Un calcul de la valeur de ces dommages fera donc baisser le PIB, dans une vision plus conforme à la réalité du long terme. L’idée est donc de produire un meilleur indicateur pour l’économie suisse.
« Nous voulons que le PIB soit une vraie mesure du progrès », note-t-elle. À HEC, l’institut E4S a publié une estimation pour la Suisse, mais il semble plus compliqué d’obtenir des données fiables sur les émissions cantonales. Il faut déjà constituer un panel diversifié d’entreprises ; les membre du CREA leur poseront ensuite des questions très concrètes, répétées sur deux ou trois ans, afin d’estimer correctement et de comparer leurs émissions carbone dans le temps. « Cet outil sera intéressant pour la recherche scientifique et pour l’enseignement, il y a donc une vraie complémentarité avec la recherche appliquée », conclut Kenza Benhima.
Lire aussi nos entretiens avec le professeur Sébastien Houde et la doyenne de la Faculté des HEC, Marianne Schmid Mast.