Ancien ministre à qui la France doit l’abolition de la peine de mort, en 1981, Robert Badinter a rédigé une pièce évoquant l’histoire du ghetto de Varsovie, jouée à Lausanne (31 mars 2023) et suivie d’une discussion avec, notamment, le professeur Jacques Ehrenfreund.
Quelques dates pour situer l’action des Briques rouges de Varsovie : en novembre 1940, les occupants nazis murent les rues et ferment les issues d’un quartier de Varsovie vidé pour y concentrer la plus grande communauté juive d’avant-guerre en Europe (plus de 360’000 personnes)…
En été 1942 les nazis déportent 310’000 juifs du ghetto vers le camp d’extermination de Treblinka, en s’appuyant sur l’administration du Conseil juif et sa police corrompue ; Adam Czerniakow, qui avait veillé comme président du Judenrat sur l’installation et la vie des juifs dans le ghetto, se suicide le 23 juillet ; en octobre 1942 une résistance émerge autour de l’Organisation juive de combat (OJC) ; en janvier 1943 Himmler inspecte le ghetto en vue de sa liquidation ; les juifs résistent, beaucoup sont tués mais les survivants se réorganisent en avril autour du chef de l’OJC Mordechaï Anielewicz et de quatre autres combattants, dont Marek Edelman (l’un des plus vieux, 24 ans) ; freinés par cette lutte acharnée, où s’illustrent aussi des jeunes filles, les nazis brûlent le ghetto, dont il ne restera que quelques briques rouges au milieu du mois de mai 1943…
« Je ne suis pas ici pour vivre mais pour tuer »
La pièce écrite par Robert Badinter rassemble, aux dernières heures de l’insurrection, quatre personnages du ghetto : un rabbin de 45 ans qui incarne la pieuse acceptation de son sort et le refus de tuer (« Dieu a donné et Dieu a repris »), un policier juif de 30 ans, qui n’a pas hésité à s’enrichir aux dépens des malheureux conduits à la mort et qui cherche à fuir par les égouts, un ouvrier insurgé de 40 ans, membre du Bund (organisation socialiste attachée à l’idée d’une vie juive en Europe) et bien décidé à emporter des soldats allemands dans la mort (« Je ne suis pas ici pour vivre mais pour tuer »), ainsi qu’une combattante de 20 ans, jeune sioniste qui place tous ses espoirs hors d’Europe, en Israël.
Dans la préface de son récit, Robert Badinter signale que la longue histoire d’une survie juive dans l’adversité a pu pousser certains notables à obtempérer face à la barbarie organisée par les nazis, dans l’espoir de prolonger leur vie et de sauver au moins une partie de la communauté, alors que d’autres voyaient arriver la pire des tragédies, comme Artur Zygielbojm, qui représentait le Bund au sein du Judenrat et avait appelé la foule à ne pas rejoindre le ghetto…
« La quintessence de la Shoah »
Pour le professeur Jacques Ehrenfreund, historien des juifs et du judaïsme à l’UNIL, « l’histoire du ghetto de Varsovie incarne la quintessence de la Shoah et en résume les différentes phases, soit la discrimination, l’enfermement et l’extermination ». Il s’agit du lieu « où la résistance juive a été la plus héroïque, avec très peu d’armes face à l’armée nazie repoussée durant près de quatre semaines, autour d’une jeune génération qui sait qu’elle n’a aucune chance mais qui ne veut plus se résigner et donne tout ce qu’elle a pour mourir debout », résume-t-il.
Destin d’un résistant
Il cite le destin caractéristique de Marek Edelman, l’un des fondateurs de l’OJC dans le ghetto, échappé par les égouts à la fin du soulèvement ; membre du Bund, il n’adhérait pas à une solution israélienne pour les juifs de la diaspora ; en dépit de vagues antisémites successives, il passera ainsi toute sa vie en Pologne, comme médecin cardiologue, actif dans le syndicat Solidarność et l’opposition démocratique au régime communiste, tandis que sa femme pédiatre, Alina Margolis, également bundiste, finira par rejoindre la France en 1967 avec leurs deux enfants, pour y poursuivre sa carrière et un combat en faveur des droits de l’homme. Edelman, lui, mourra en 2009, en juif obstiné à vivre dans son pays.
« Après 1967 on peut dire que la Pologne est pratiquement devenue judenrein », commente le professeur Ehrenfreund. Il souligne que ce pays avait été « choisi par les nazis comme lieu d’implantation des camps d’extermination » car les Allemands pouvaient compter sur « la collaboration d’une partie des Polonais et l’indifférence d’une majorité de la population au sort des juifs ».
Tradition politique juive ?
Concernant les Judenräte et l’hypothèse de la passivité et de la contribution des juifs à leur propre mort, vision propagée – entre autres – par Hannah Arendt, l’historien cite son homologue Yosef Yerushalmi (historien juif américain, 1932-2009), opposé à l’idée d’un judaïsme comme fuite hors de la politique (toujours selon Arendt) et d’un peuple juif qui serait donc incapable de politique. « Yerushalmi estime que le nazisme est l’irruption d’une nouveauté difficilement imaginable pour beaucoup de responsables juifs dont la tradition politique (celle d’un peuple en exil ne disposant pas de l’usage de la force militaire) consistait à passer des alliances verticales en offrant son allégeance au pouvoir politique régnant, en contrepartie d’une protection des juifs confrontés à la haine et aux exactions de nombreuses populations locales. Le nazisme a renversé la table puisque le danger, soudain, venait du pouvoir politique lui-même », résume Jacques Ehrenfreund, pour qui Yerushalmi est « l’un des plus importants historiens du judaïsme au XXe siècle ».
Il y a bien une tradition politique juive, qui a montré son impuissance face à l’événement monstrueux et inédit de la Shoah, ouvrant alors un boulevard à l’idée sioniste qui couvait depuis la fin du XIXe siècle. Cette tradition n’est pas perdue mais elle doit faire face à la résurgence des antisémitismes ici ou là en Europe.
Les Briques rouges de Varsovie, par Robert Badinter, Le Livre de Poche, 2022.
La création de cette pièce en première mondiale à Lausanne (du 30 mars au 2 avril 2023, Centre culturel des Terreaux) est proposée par l’Association pour le développement de la culture juive, avec le soutien de la Société académique vaudoise, à l’occasion de la commémoration des 80 ans du soulèvement du ghetto de Varsovie.
La SAV offre 20 places gratuites aux lectrices et lecteurs de l’uniscope pour assister à la pièce et à la table ronde, inscrivez-vous ici