Jean-Philippe Ceppi, producteur de l’émission Temps présent, est désormais docteur en lettres. Le reporter vient de terminer une thèse à l’UNIL sur l’histoire de la caméra cachée dans le journalisme de télévision. Rencontre.
« Il y a une sorte de frisson, des battements de cœur, des sensations fortes, à filmer en caméra cachée. Au moment de préparer l’opération d’abord, puis de tourner, et ensuite de découvrir les images », décrit Jean-Philippe Ceppi, producteur de l’émission Temps présent. Il poursuit, de sa voix rocailleuse : « Dans le fond, il y a peut-être un peu de ce que ressent un voleur ou un cambrioleur. Mais aussi, constamment, l’émotion plus rationnelle de révéler des choses importantes à travers ce procédé. » Sa première expérience avec cet outil ? En 2003, dans un bordel, pour une enquête sur le proxénétisme en Suisse. « J’y suis allé muni d’une caméra embarquée. J’ai détesté. J’avais le sentiment de trahir. J’étais si nerveux que je me suis cassé la figure dans un escalier en sortant ! »
Nous sommes à Genève, au siège de la Radio Télévision Suisse (RTS) en compagnie du présentateur bien connu des téléspectateurs romands. Vêtu de son habituel costard noir sur une chemise blanche, il nous reçoit entre deux tournages pour évoquer la thèse de doctorat qu’il vient de soutenir le 7 octobre à l’Anthropole. Un pavé de 675 pages et plus de 1700 notes, consacré à l’histoire de la caméra cachée dans le journalisme de télévision, rédigé sous la direction de François Vallotton, professeur à la section d’histoire de la Faculté des lettres de l’UNIL.
« Cette thèse a été réalisée durant neuf ans, en parallèle de mon emploi à temps plein à la RTS, sur des week-ends, des vacances, des soirées, ainsi que sur quelques mois de congé sabbatique », explique le docteur en histoire fraîchement diplômé. Neuf ans, durant lesquels ce Jurassien d’origine aura mené une double vie et traversé des moments difficiles. Mais la passion était au rendez-vous : « Malgré de temps en temps la souffrance, malgré les nuits sans sommeil, cette recherche n’a été pour moi quasiment que du plaisir. Et mon directeur de thèse y est pour beaucoup. »
La Suisse, « îlot répressif »
Pourquoi une étude sur la caméra cachée ? Tout commence en 2008. Alors qu’il travaille pour Temps présent, le producteur apprend que le Tribunal fédéral décide de condamner l’émission de consommation Kassensturz de la Télévision Suisse Alémanique (l’équivalent d’À bon entendeur en Suisse romande) pour son usage de cet appareil dissimulé. En cause ? Une séquence montrant un agent d’assurance filmé à son insu alors qu’il démarche une cliente jouée par une journaliste. L’engagement de ce dispositif est jugé disproportionné par rapport à la gravité de l’atteinte à la personnalité de l’assureur.
Deux ans plus tard, lorsqu’il organise la sixième Conférence globale des journalistes d’investigation à Genève, le reporter se rend compte de la singularité du cas helvétique dans le contexte international. La situation l’interpelle, d’autant plus qu’en 2012 des directives plus restrictives à propos de la caméra cachée sont mises en place au sein même de la RTS. « Comment est-il possible que dans une des plus vieilles démocraties du monde une pratique journalistique soit condamnée, alors qu’elle est partout ailleurs considérée comme une nécessité démocratique dans l’exercice du journalisme d’enquête ? » questionne-t-il.
2015, date historique
Afin d’y voir plus clair, l’ex-reporter de guerre (songeant d’abord à mener une recherche sur le génocide au Rwanda, qu’il a couvert comme journaliste en 1994) décide finalement de consacrer son projet académique à cette question brûlante. Pour ce faire, il choisit quatre pays : la Suisse, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, qu’il compare pour retracer l’histoire de cet outil de télévision, depuis ses débuts dans le journalisme undercover des années 1960 jusqu’en 2015.
Cette dernière date marque une étape historique : la caméra cachée est considérée officiellement comme moyen légitime d’obtenir des informations par la Cour européenne des droits de l’homme, qui donne tort au Tribunal fédéral dans l’affaire Kassensturz. La condamnation d’un journaliste pour y avoir recours est ainsi déclarée « contraire à la liberté d’expression ».
Même si la fin de sa thèse coïncide avec un relâchement des normes en Suisse liées à la caméra cachée, cette recherche aura permis à l’historien de faire quelques trouvailles. Notamment le constat de la survenue « presque simultanée » de plusieurs crises éthiques en rapport avec cet outil dans les années 1990 et 2000, sur une décennie. « D’abord en 1992 aux États-Unis, puis en 1995 pour la France, en 1998 pour la Grande-Bretagne et en 2003 pour la Suisse. Cette situation s’explique par un contexte de dérégulation économique qui pousse l’industrie audiovisuelle à user de mises en scène toujours plus spectaculaires de l’information, afin de mobiliser massivement les audiences », détaille-t-il. À cette époque, la caméra cachée est alors vue comme un objet de « tentation » journalistique, servant à « épicer les plats de l’information ». La condamnation en Suisse par le Tribunal fédéral est une conséquence de l’héritage de ces crises, analyse le chercheur.
Réticence « saine »
Depuis 2015, Temps présent a recommencé à utiliser la caméra cachée « relativement timidement », affirme Jean-Philippe Ceppi. Il note encore une forme de réticence au sein de la rédaction. « Ce qui est plutôt sain. »
L’émission a tout de même mené quelques expériences, comme Tourisme humanitaire, le business de la honte, diffusé le 11 novembre 2021. Dans cette enquête sur les dérives du « volontourisme », la journaliste Isabelle Ducret et le réalisateur Mauro Losa se font passer pour des volontaires et filment les coulisses d’un projet humanitaire en caméra cachée. « Nous sommes aujourd’hui dans le droit fil de la BBC : nous employons la caméra cachée avec parcimonie, lorsque cela est justifié par un intérêt prépondérant, et nous associons notre hiérarchie », expose-t-il.
Une nouvelle enquête sous couverture est-elle en cours ? « Oui », répond le producteur. Nous n’en saurons pas plus.
Pour aller plus loin…
« Glisser sur une glace dangereusement fine » : la caméra cachée en journalisme de télévision. France, États-Unis, Grande-Bretagne, Suisse (1960-2015).
Thèse de Jean-Philippe Ceppi prochainement publiée par l’éditeur neuchâtelois Alphil.