Du 29 juin au 1er juillet, l’Institut des sciences du sport accueille un congrès international d’envergure dédié à l’étude des arts martiaux. Un champ d’étude émergent, exploré par de nombreux scientifiques à travers le monde, et notamment à l’UNIL.
Disséquer la notion de badassness (« méchanceté »). Discuter de krav-maga, jujitsu, capoeira, aïkido, taekwondo, sambo (discipline créée en URSS) ou de combats vikings. Tel est le programme de la septième édition du Martial arts studies congress, qui se tiendra sur le campus de l’UNIL du 29 juin au 1er juillet, puis à l’Université de Genève le 2 juillet. Un congrès international de référence, organisé pour la première fois en Suisse, consacré à un champ d’étude interdisciplinaire naissant : la recherche sur les arts martiaux.
Au travers de 25 conférences et tables rondes, une centaine de spécialistes de sciences sociales, politiques ou humaines, issus de différents continents, aborderont les sports de combat et leur diffusion sous divers angles, tels que l’histoire, la pédagogie, le genre, les contextes sociaux. Le tout sous le prisme des deux thèmes retenus pour cette année : tradition et globalisation.
« Avec la présence du Musée olympique et de l’Institut des sciences du sport de l’UNIL (Issul), il nous paraissait essentiel de programmer ce congrès à Lausanne », commente Daniel Jaquet, secrétaire général du comité d’organisation de l’événement et chercheur à l’Université de Berne.
Cette édition 2022 est mise sur pied par l’Issul, en collaboration avec les réseaux anglais et allemand de recherche en étude des arts martiaux, ainsi que l’Institut Confucius de l’Unige.
Les Martial arts studies, quésaco ?
« Théorisé en 2015 au Royaume-Uni sur l’impulsion de l’Université de Cardiff, ce domaine de recherche est principalement basé sur les sciences du sport et les études en journalisme et médias », résume Daniel Jaquet. L’idée ? Analyser de façon transdisciplinaire la réception du concept des arts martiaux à travers les cultures et comprendre sa place au sein des sociétés.
À l’origine : Paul Bowman, de l’Université de Cardiff, qui a construit sa carrière académique autour de la question de la diffusion de ce concept en Europe et aux États-Unis, à partir de la réception des films de Bruce Lee. Mais aussi Ben Judkins, de l’Université de Cornell à Washington. Ce dernier a travaillé sur l’utilisation des arts du combat chinois comme éléments de propagande dans les années 1910 à 1920, « une période durant laquelle la culture du corps est mise en avant à des fins nationalistes dans plusieurs pays ».
Un domaine exploré aussi à l’UNIL
Parmi les membres du comité d’organisation du congrès, trois doctorants de la Faculté des sciences sociales et politiques effectuent une thèse dans le domaine des arts martiaux. Certains d’entre eux présenteront leurs travaux lors de cet événement. Tour d’horizon.
Kung-fu en Afrique et soft power chinois
Alexandre Mathys s’est rendu au Gabon et au Cameroun pour y mener ses travaux de terrain. C’est en enquêtant sur la diplomatie culturelle de Pékin et ses répercussions sur la population locale que ce doctorant au Laboratoire capitalisme, culture et société a constaté un engouement pour les arts martiaux de l’Empire du milieu sur le continent africain, où « de nombreux clubs se créent un peu partout de façon informelle ». Un phénomène que le sociologue explique par la mise en place d’un soft power chinois.
« Depuis son ouverture économique il y a 20 ans, ce pays communiste a instauré dans différents États ses Instituts Confucius, qui diffusent sa culture notamment via des ateliers de calligraphie, des cours de langue et d’arts martiaux gratuits. En Afrique, certains pratiquants peuvent même bénéficier de bourses pour aller se former en Chine. Souvent sans autre opportunité, ils sont nombreux à saisir ces offres, car ils y voient la possibilité d’acquérir des compétences, de changer de statut, de développer un réseau, de mener une carrière. »
Pour mieux comprendre cette situation, Alexandre Mathys a mené des observations, parfois participantes, dans des clubs de kung-fu et de wushu (nom donné au kung-fu dans sa forme strictement sportive, telle que pratiquée dans les compétitions). Entretiens avec de grands maîtres africains, rencontres avec des institutions chinoises présentes sur place, analyses d’interactions sur WhatsApp, sont autant de méthodes qui lui ont permis de suivre à distance un réseau de boursiers partis étudier quelques mois à Shaolin. Un monastère chinois fondé au Ve siècle, présenté comme le berceau du kung-fu.
« Parmi ceux qui ont bénéficié de ces formations il y a dix ou vingt ans, certains sont devenus de brillants athlètes, ont parfois mené une carrière dans le cinéma et ont connu la célébrité. Quelques-uns vivent aujourd’hui en France, en Angleterre, aux États-Unis. Ils y ont créé des clubs, organisent des compétitions et deviennent des ambassadeurs de la culture chinoise. »
Avec l’arrivée du Covid-19, « Pékin a désinvesti sa diplomatie culturelle en Afrique, a remarqué Alexandre Mathys. Mais ces structures sont aujourd’hui récupérées par les acteurs locaux qui, déjà organisés sous forme de fédérations, ont tout intérêt à les faire perdurer. »
Lors du congrès sur l’étude des arts martiaux à l’UNIL, cet assistant diplômé présentera le cas de la diffusion des sports chinois au Cameroun. Puis il se rendra à Taïwan pour poursuivre ses travaux de recherche.
Du Vietnam à la France, des traditions mondialisées
Mis à part les disciplines japonaises déjà présentes, ce n’est qu’à partir des années 1960 à 1970 que la plupart des sports asiatiques arrivent en Europe. Parmi eux, les arts martiaux vietnamiens, qui comprennent plus d’une centaine de styles, se répartissent principalement en deux grandes fédérations internationales : celle du Vovinam Việt Võ Đạo, discipline créée à la fin de la colonisation dans les années 1945 (connue pour ses célèbres « ciseaux volants »), et la Võ Cổ Truyền, qui regroupe une multitude d’écoles traditionnelles.
Comment ces pratiques se sont-elles diffusées vers la France durant les époques coloniale et postcoloniale ? Cette question intéresse Mickael Langlois. Selon ce doctorant à l’Issul, « leur implantation en Europe résulte très probablement des migrations de travailleurs et d’intellectuels vietnamiens après la Guerre 1914-1918 et de soldats mobilisés lors des deux conflits mondiaux, puis à la suite des guerres d’Indochine et du Vietnam ».
Pour faire connaître leur style, plusieurs grands maîtres choisissent à ces époques de le présenter sous d’autres noms, comme le « karaté vietnamien ». Et cela fonctionne. Le chercheur poursuit :
« En « s’acculturant » et en modifiant leurs normes, ces disciplines martiales sont parvenues à se mondialiser. À l’image de la création du Vovinam Việt Võ Đạo, une sorte de synthèse de l’ensemble des arts martiaux vietnamiens, mélangés à des pratiques sportives étrangères. »
Bien sûr, quelques styles font exception à la règle, comme le Thiêu Lâm, pratiqué au sein de la diaspora chinoise au Vietnam, qui s’est ensuite exporté dans sa version « traditionnelle ».
Pour mener ses analyses, Mickael Langlois utilise des méthodes d’ethnographie, comme des enquêtes de terrain et des entretiens avec des maîtres d’arts martiaux et des pratiquants, pour obtenir des informations historiques afin de compléter les rares sources à sa disposition.
Son travail lui a déjà permis d’étudier historiquement d’autres aspects. Durant Mai 68, certaines techniques de combat ont servi par exemple d’outils politiques. « En France, une école d’arts martiaux vietnamiens aurait servi de lieu de regroupement pour des militants. Un axe de mes recherches montre que des pratiques ont été mentionnées dans les discours issus de milieux contestataires et employées pour se battre dans des manifestations. » Un voyage au Vietnam aura lieu en 2023 afin d’identifier de nouveaux témoins et archives.
Mixed martial arts, migration et précarité en Afrique du Sud
Kevin Roșianu, doctorant à l’Issul, s’est, lui, rendu en Afrique du Sud pour mener ses travaux de terrain. Sa recherche porte, elle, sur les migrations sportives de combattants de mixed martial arts (MMA), une discipline émergente et populaire dans ce pays. C’est en effet dans cet État méridional que s’est implanté en 2009 l’Extreme fighting championship (EFC), l’unique promoteur de combats professionnels de MMA sur l’ensemble du continent.
Par le biais d’entretiens, d’observations durant des entraînements (parfois participantes) ou dans le cadre d’activités informelles partagées avec les athlètes, Kevin Roșianu a cherché à saisir les processus de racialisation et les rapports de domination à l’œuvre dans une « société sud-africaine ultraségréguée, marquée par l’héritage de l’apartheid et les manifestations xénophobes violentes ». Son but : comprendre la façon dont ce nouvel écosystème sportif lié au MMA s’est structuré en Afrique du Sud ainsi que les oppressions et les résistances qu’il génère.
Son travail met l’accent sur l’agentivité des combattants migrants afin de s’éloigner des représentations caricaturales selon lesquelles les dominés seraient des victimes silencieuses et passives de la domination. Il précise :
« De nombreux combattants engagés par l’EFC sont des personnes migrantes venues de République démocratique du Congo, d’Angola ou du Zimbabwe pour tenter de vivre de leur passion. Dès leur arrivée, elles se retrouvent dans des situations de fragilité économique, administrative et sociale. Des précarités générées notamment par leur statut de migrant et par un salaire largement insuffisant, contrebalancées par la promesse de possibilités de carrière réelles mais rares. »
Par ses recherches, Kevin Roșianu espère contribuer à la compréhension des conditions de travail des migrants sur le marché néolibéral du sport. Un premier séjour lui a déjà permis de déceler quelques stratégies de résistance mises en place par ces combattants professionnels exploités. Comme la création de réseaux d’entraide, le fait de trouver du travail dans le secteur de la sécurité (garde du corps, videur de boîte de nuit, vigile) et parfois dans l’enseignement des sports de combat ou dans le coaching. « Ces personnes utilisent ainsi leur notoriété gagnée auprès de ce promoteur pour se faire remarquer ailleurs. »
L’exploitation des athlètes « est un problème répandu, et pas seulement en Afrique du Sud », rappelle le chercheur. Lors du congrès, il présentera le fruit d’un travail commun effectué avec son collègue Bastien Presset, assistant diplômé à l’Issul, avec qui il vient de coécrire un article.