Par Jan Alber
Traduit de l’anglais par Raphaël Baroni
Les narratologues postcoloniaux s’intéressent au lien entre les stratégies narratives et l’idéologie du colonialisme. Ils s’intéressent principalement à la question de savoir si les techniques narratives et le récit dans son ensemble reproduisent ou critiquent les postulats de la pensée colonialiste, qui fonctionne sur la base d’oppositions binaires (telles que civilisé vs barbare, sophistiqué vs primitif, culture vs nature, supérieur vs inférieur) pour justifier le fait de prendre le contrôle d’autres pays. La question de savoir où se situent les récits et quel type de pensée ils favorisent est primordiale : un récit colonialiste prône la domination sur les territoires d’autres peuples ; dans un récit néocolonialiste, « les anciens maîtres continuent d’agir de manière colonialiste à l’égard des États anciennement colonisés » (Young 2001 : 45) ; un récit postcolonial tente au contraire de dépasser « les récits et les idéologies propres au colonialisme » (Williams 2005 : 451) ; et un récit décolonial implique « une lutte actuelle pour combattre l’héritage colonial, c’est-à-dire la forme de pensée introduite […] dans les années 1500, dans laquelle les identités et les savoirs européens en sont venus à être considérés comme supérieurs à tous les autres » (Arias 2018 : 2).
Il n’y a évidemment pas de lien intrinsèque ou permanent entre les stratégies narratives et les implications idéologiques : on peut toujours utiliser la même technique pour faire valoir un point de vue différent, ou un dispositif différent pour faire valoir le même point de vue. En même temps, le lien n’est pas purement accidentel : les récits défendent toujours des points de vue en utilisant des stratégies spécifiques. Les narratologues postcoloniaux s’intéressent donc à ces choix, c’est-à-dire à la question de savoir pourquoi tel récit déploie les techniques qu’il utilise (plutôt que d’autres).
La narratologie postcoloniale est une manifestation spécifique de la narratologie éthique critique (c’est-à-dire liée à l’idéologie). Qu’est-ce que cela signifie exactement et comment ces deux narratologies sont-elles liées ? Roy Sommer fait la distinction entre les approches narratives basées sur les corpus et celles orientées vers le processus. Les approches basées sur le corpus se concentrent sur des récits choisis sur la base de critères spécifiques (formels, politiques, thématiques, etc.). Les approches axées sur les processus, en revanche, étudient les « conditions et processus de compréhension des récits » de manière plus générale (Sommer 2012 : 152). En suivant ces définitions, on peut affirmer que la narratologie postcoloniale est une narratologie basée sur des corpus qui utilise les méthodologies de la narratologie éthique (qui est orientée vers les processus).
Les narratologues éthiques s’intéressent aux implications morales des stratégies narratives, ou à ce que l’on pourrait appeler l’éthique des techniques narratives en général. Nora Berning, par exemple, étudie les incidences éthiques des situations narratives, des temporalités, des espaces-personnages et des corps. Elle affirme que ces éléments sont « interprétés, évalués et appréciés en fonction de la manière dont ils thématisent, problématisent, mettent en avant/en arrière-plan ou consolident des valeurs spécifiques » (2013 : 56). De même, Liesbeth Korthals Altes cherche à relier « les argumentations interprétatives aux conceptions [de la littérature, par exemple] et aux chemins interprétatifs qui les sous-tendent, eux-mêmes chargés de valeurs » (2014 : 99). En suivant ce programme de recherche, il est possible de se concentrer sur la relation réciproque entre les stratégies narratives utilisées et les idéologies par lesquelles elles sont influencées et qu’elles expriment en même temps.
Les narratologues postcoloniaux opèrent de la même manière sur la base d’un corpus spécifique, à savoir les récits qui traitent des cadres idéologiques du colonialisme et de l’impérialisme ainsi que de la période qui a suivi la dissolution des empires européens. Robert Young soutient qu’au XIXe siècle, l’impérialisme s’est progressivement développé à partir du colonialisme. Pour lui, l’impérialisme est une version plus tardive et plus systématique du colonialisme. Le colonialisme et l’impérialisme impliquent tous deux des formes d’assujettissement d’un peuple par un autre. Cependant, alors que le colonialisme est principalement motivé par un désir économique d’espace vital et de richesse, l’impérialisme est motivé par des projets de pouvoir grandioses (comme celui de l’Empire britannique) (Young 2015 : 52-53).
Les récits n’expriment pratiquement jamais une seule idéologie. Ils ont plutôt tendance à fusionner différentes visions du monde de manière souvent complexe, et nous sommes invités à démêler ces complications idéologiques (Dwivedi et al. 2018 : 7). Ce mélange de points de vue est souvent ce qui complique la tâche des récepteurs qui souhaitent traiter de manière critique le récit dans son ensemble. Si nous voulons déterminer ce qu’un récit spécifique fait (ou veut que nous fassions), il est important d’examiner les fonctions de chaque technique pour avoir une idée de la façon dont ces stratégies se combinent pour former un ensemble idéologique (Alber 2018 : 121 ; Klein 2022 : 9). La vision globale du monde peut être cohérente ou fragmentaire (et contenir des lignes de faille ou des points de rupture). En effet, les narratologues postcoloniaux « décrivent souvent comment le choix de techniques narratives spécifiques contribue à transmettre des structures orientalistes ou patriarcales sous-jacentes et comment le récit, par ses choix de focalisation, de structuration de l’intrigue ou d’utilisation du discours indirect libre, résiste parfois à ces structures, les sape ou les déconstruit » (Fludernik 2005 : 45 ; voir aussi Fludernik 2012 : 905).
Voici une liste des stratégies narratives qui peuvent avoir un poids idéologique (en fonction des façons spécifiques dont elles sont utilisées dans un contexte donné) (voir également Alber 2017c : 8-9 et Fludernik 2018 : 200-201) :
- les paratextes (c’est-à-dire les éléments qui encadrent le texte, tels que le titre et la couverture du livre, mais aussi les préfaces, les postfaces, les intertitres, etc.)
- le support (quels sont les effets de l’utilisation d’images, de sons, du langage verbal ou d’une combinaison de ces éléments dans un récit ?)
- les modes et les genres (quelle est l’attitude du récit à l’égard des modes ou des conventions génériques ?)
- les références intertextuelles (quels sont les sources choisies et comment sont-elles traitées ?)
- les récits ou discours enchâssés (comment les enchâssements sont-ils liés au cadre ?)
- l’utilisation de narrateurs ou de scénarios narratifs tels que les récits en « vous », « nous » ou « ils » (à quel type de narrateur ou de voix narrative sommes-nous confrontés et quelle opinion cette instance porte-t-elle sur les personnages ?)
- le système de narration (registre, autorité, manque de fiabilité) et l’utilisation de la langue (par exemple, l’anglais par rapport aux langues indigènes ou à d’autres langues)
- la focalisation (à quel type de restriction de l’information sommes-nous confrontés et quels en sont les effets ?)
- les caractéristiques des personnages (quelles figures sont plates/rondes/statiques/dynamiques et pourquoi ?)
- la mise en avant des composantes mimétiques, thématiques ou synthétiques des personnages
- les hiérarchies ou les déséquilibres de pouvoir entre les personnages
- la façon dont les perspectives ou les points de vue des personnages sont combinés
- le comportement des personnages (registre, autorité, manque de fiabilité) et leur utilisation de la langue
- les noms des personnages (nous présente-t-on des noms évocateurs ou portent-ils une signification supplémentaire ?)
- la construction de l’intrigue (l’intrigue est-elle linéaire ou fragmentée, et conduit-elle à la surprise, au suspense ou à la curiosité ?)
- l’utilisation du début, du milieu et de la fin de l’histoire
- la gestion du temps (qu’en est-il des prolepses ou des analepses, des différences entre
- le temps de l’histoire et le temps du discours, ou d’autres expériences sur la progression temporelle ?)
- les décors et les objets qui font synecdoquement allusion à des décors (quand et où se déroule le récit, et quelles sont les associations de ces lieux ?)
- l’utilisation de métaphores, de simulations et d’autres figures de rhétorique
l’ironie, la satire ou la parodie (qui ou quoi est ridiculisé et pour quelle raison ?)
Quels types de récits les narratologues postcoloniaux étudient-ils ? Comme l’ont montré Hanne Birk et Birgit Neumann (2002 : 118-119), certains examinent les stratégies des récits colonialistes qu’ils tentent de réinterpréter dans une perspective critique (postcoloniale ou décoloniale). D’autres analysent les techniques des récits écrits après avoir obtenu l’indépendance des anciens colonisateurs, ou s’intéressent à la question du fonctionnement des récits d’auteurs indigènes. Jan Alber, par exemple, s’intéresse aux implications idéologiques à la fois des autoreprésentations narratives par des auteurs australiens indigènes (Alber 2016b, 2017a, 2021 ; voir aussi Klein 2022) et de la manière dont les identités aborigènes sont négociées dans les récits d’auteurs non indigènes (Alber 2016a et 2017b). Alber montre que les nouvelles autoreprésentations autochtones « impliquent non seulement une résurgence de leur agentivité, mais aussi un certain degré de légèreté ». Dans le même temps, il est important de ne pas « minimiser les mérites des récits de vie antérieurs (et plus sérieux), qui ont préparé le terrain pour les développements ultérieurs : la réappropriation ludique de la capacité à agir des Aborigènes présuppose une reconstruction honnête de l’histoire australienne à partir des perspectives indigènes » (Alber 2016b : 304). Alber montre également que les négociations de la condition aborigène par des auteurs non indigènes « peuvent encore être imprégnées d’un discours néocolonialiste ; ou elles peuvent être classées comme étant postcoloniales ; ou encore elles peuvent […] se situer sur une échelle quelque part entre ces deux pôles » (2017b : 160).
La narratologie postcoloniale envisagée par Gerald Prince privilégie des catégories et des concepts abstraits, qu’il considère comme « plus importants du point de vue d’un narratologue » (2005 : 372). Cependant, on pourrait voir dans l’idée de réduire la fiction postcoloniale à ce que Prince appelle un « stimulus pour la modélisation narratologique » (2005 : 380) une forme d’appropriation théorique que Sommer, pour sa part, critique vivement. Sommer envisage plutôt une narratologie postcoloniale qui implique « un dialogue vivant et un échange mutuel entre […] les traditions critiques » (2007 : 71). Du point de vue de Sommer, l’objectif premier de la narratologie postcoloniale est l’exploration des relations entre les techniques narratives et les concepts fondamentaux des études postcoloniales (tels que l’orientalisme d’Edward Said, les notions d’hybridité et de « troisième espace » de Homi K. Bhabha, ou la subalternité de Gayatri Chakravorty Spivak).
Les travaux futurs en narratologie postcoloniale (voir également Heinen 2021) pourraient se pencher sur la question de savoir comment les récits négocient les concepts suivants : la planification et l’idée raciste du développement (c’est-à-dire le prétendu mouvement du chaos vers l’ordre) ; l’irréalisme critique (qui est une esthétique basée sur les perturbations, les abstractions surréalistes et les temporalités anti-développementales) ; la catachrèse (c’est-à-dire, le besoin de prendre position en étant conscient du danger de la positionnalité) ; le non soi (qui s’oppose à la notion de soi, d’identité ou de personne des Lumières) ; la souillure (qui est souvent utilisée pour marquer les différences raciales) ainsi que le rôle de la répulsion ; la protection (c’est-à-dire l’acte de garder quelqu’un « en sécurité ») qui s’oppose à la notion anticoloniale de liberté ; la dépression postcoloniale (lorsque l’on se rend compte que le colonialisme a eu lieu et qu’il n’y a pratiquement rien que l’on puisse faire à ce sujet) ; l’apocalypse postcoloniale liée à l’imposition colonialiste initiale ; l’importance de la sensation ; et enfin le rôle ambivalent des clôtures.
Références en anglais
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Pour citer cet article
Alber, Jan (traduit de l’anglais par Raphaël Baroni), « Narratologie postcoloniale », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 14 mars 2025, URL : https://wp.unil.ch/narratologie/2025/03/narratologie-postcoloniale/