Par Hans Färnlöf
La motivation littéraire est une notion introduite par les formalistes russes (groupe actif environ entre 1915 et 1930) sous le nom de motivirovka, désignant la motivation spécifique de l’œuvre littéraire, à distinguer de la motivation extralittéraire, appelée motivacija. Ella a ensuite été reprise par différentes théorisations et s’est vu attribuer une multitude d’acceptions[1]. Cela explique l’existence d’une certaine confusion autour de ce terme, d’autant plus que son emploi ne se limite pas au domaine littéraire (cf. la motivation du signe linguistique, la motivation psychologique, la motivation économique, etc.).
Pour clarifier son utilisation, il est nécessaire de retourner aux sources de cette notion. Malgré le nom de « motivation », qui semble renvoyer avant l’heure à la théorie cognitive d’actions et d’intentions (Doležel 1998), le terme de motivirovka est à prendre, toujours selon les formalistes russes, au sens d’une explication et d’une justification compositionnelle (Chklovski 2008). Son emploi est donc double : la motivirovka désigne d’une part l’articulation des actions et des évènements dans l’histoire racontée (ce qui rejoint les polémiques sur l’« effet de réel », la lisibilité, la naturalisation, la vraisemblance, le discours réaliste, la mimésis, le post hoc ergo propter hoc, etc.) ; d’autre part, elle décrit les principes téléologiques du récit, qui conditionnent la mise en œuvre des éléments narratifs au nom de la construction artistique (c’est la poétique du récit, la stratégie auctoriale, le jeu narratif, l’effet textuel, etc.).
Cela veut dire que le même fait textuel peut être envisagé selon un double schéma : l’histoire (la fabula) progresse selon une certaine logique repérable dans le récit, mais cette progression est en même temps conditionnée par la finalité de la composition littéraire (le syuzhet). Par exemple, le héros affronte le méchant à la fin parce qu’il est courageux, rival, élu, etc., ce qui peut expliquer son comportement ; en même temps, le récit prend soin de doter le héros de ces « compétences » afin de pouvoir conduire l’histoire jusqu’au duel final. Les formalistes parlent ici d’une motivation « commune » (bytove), qui désigne la causalité du récit, et d’une motivation artistique, qui désigne la corrélation entre la motivation et l’effet poétique à produire ou à préparer. On a ensuite pu proposer différentes paires terminologiques pour désigner ces dimensions, soit en identifiant des niveaux (par exemple intradiégétique/extradiégétique) soit en identifiant des modes (par exemple mimétique/artistique)[2].
Cette bipartition se défend, mais on peut aussi envisager une terminologie affinée permettant de distinguer différents niveaux (en fonction du type de relation entre la motivation et le monde diégétique) et différents modes (qui concernent la nature conceptuelle de la motivation, quel que soit le niveau où elle apparaît). Ainsi, d’après Färnlöf (2022 : 41-56), il serait avantageux de commencer par faire la différence entre quatre niveaux de base :
- La motivation diégétique désigne la motivation telle qu’elle apparaît textuellement dans le récit. Par exemple, comme l’a montré Hamon (1998), la chaleur dans une pièce explique pourquoi le personnage se déplace vers la fenêtre dans l’incipit de La Bête humaine. La motivation diégétique correspond alors à ce passage : « Mais, le matin, avant de descendre à son poste, la mère Victoire avait dû couvrir le feu de son poêle, d’un tel poussier, que la chaleur était suffocante. Et le sous-chef de gare, ayant ouvert une fenêtre, s’y accouda. » Au niveau de l’histoire (fabula), on peut diviser la motivation dans sa partie motivante (couvrir le feu, chaleur suffocante) et sa partie motivée (ouvrir la fenêtre pour s’y accouder).
- La motivation téléodiégétique désigne la finalité poétique de la motivation. Toujours en nous référant à l’exemple de Hamon, le déplacement vers la fenêtre rend possible une description du quartier à travers le regard du personnage. Au niveau de la composition (syuzhet), le déplacement sert donc la fin poétique d’introduire une description de façon souple.
- La motivation exodiégétique déplace la discussion de la motivation vers le foyer extralittéraire auquel renvoie la motivation diégétique. Ce foyer n’est donc autre qu’un champ ou cadre de référence dans laquelle puise la motivation. Dans notre exemple, le comportement du personnage est censé se comprendre d’après un script référentiel : s’il faut chaud dans une pièce, il est logique (normal, raisonnable) d’aller à la fenêtre pour prendre l’air. Les formalistes russes établissent ainsi une différence entre la motivirovka (un élément textuel qui motive un autre élément textuel dans l’histoire) et la motivacija (le référent extralittéraire qui rend compréhensible la motivation).
- La motivation endodiégétique désigne les relations qui se construisent par l’emploi répété de la motivation. C’est-à-dire que le champ de référence ne se trouve plus en dehors du récit mais à l’intérieur. Par exemple, si un personnage a l’habitude d’aller à la fenêtre chaque matin, c’est la peinture de ce personnage qui justifie son comportement répété : le récit construit pour ainsi dire son propre horizon d’attente sans avoir recours à un champ de référence externe au texte littéraire.
Ces quatre niveaux se rapprochent des principes des formalistes, qui distinguaient la motivacija (la motivation exodiégétique) des deux types de motivirovka (grosso modo la motivation diégétique et la motivation téléodiégétique) et qui introduisirent également, par le biais de Tomachevski (2001), une motivation « compositionnelle » (à rapprocher de la motivation endodiégétique). Le comportement d’un personnage peut alors être explicitement justifié dans le texte (par une motivation diégétique), se comprendre par le renvoi au réel ou à un autre cadre de référence (motivation exodiégétique). Ce comportement peut aussi être relié à son comportement antérieur et ultérieur dans l’histoire (motivation endodiégétique) et se justifier par son utilité pour la mise en intrigue, ou la composition du récit plus généralement (motivation téléodiégétique). Il importe alors de voir que ces niveaux ne s’excluent pas, mais se complètent et se superposent.
Quant aux modes mimétique (qui illustre plutôt une causalité) et artistique (qui met plutôt en scène une corrélation), ils apparaissent sur tous ces niveaux. La motivation diégétique n’est pas forcément et toujours de nature causale, même si c’est souvent le cas ; elle peut aussi introduire un élément qui suggère telle suite de l’histoire selon des schémas qui ne se rapportent pas à un cadre référentiel. Tomachevski (2001) donne l’exemple du motif de clair de lune qui contribue à préparer une scène amoureuse. Le rapport établit entre ce motif et la scène qui suit est conforme à un certain topos littéraire. La motivation exodiégétique se retrouve donc ici dans le champ de référence des genres littéraires : les choses se passent dans ce récit comme elles se passent dans d’autres textes appartenant au même genre (et non forcément d’après une causalité rationnelle, objective, déterministe, etc.). Pour cela, elle est bien de nature artistique et non mimétique. De même, l’effet poétique à produire peut être principalement, ou en dernier lieu, de nature mimétique (peindre le réel tel qu’il est) ou de nature artistique (provoquer la catharsis), etc.
Dans la recherche postformaliste, l’accent a été mis sur différents aspects de la motivation littéraire. On peut mentionner les travaux de Hamon (1982, 1998) sur le discours réaliste, qui s’appuient à la fois sur la motivation comme prétexte artistique (Chklovski 1990, vivement critiqué par Medvedev & Bakhtine 1978 et Bakhtine 1978) et comme élément métonymique et vraisemblablisant (Jakobson 2001). Jouve (1998) s’inscrit aussi partiellement dans cette tradition. L’étude de Genette (1968) se focalise plutôt sur le comportement du personnage par rapport au public dans une veine plus proche de Tynianov (1991) et de Tomachevski (2001). La naturalisation de Culler (2002) suit de près l’article de Genette et explicite également les liens avec les idées de Tomachevski. À partir de ces études, la recherche a privilégié la motivation qui préside à la construction des passages descriptifs (comme dans notre exemple cité du personnage allant à la fenêtre) et la relation entre la motivation et la vraisemblance, ainsi que, par association, la relation entre motivation et réalisme. Dans la narratologie contemporaine, l’insistance sur la participation du lecteur, qui s’inscrit dans un paradigme constructiviste inspiré notamment par la « naturalisation » de Culler (2002), a marqué un retour vers la psychologie du personnage et vers la possibilité, voire la nécessité pour le lecteur d’identifier ou de s’identifier avec la motivation psychologique du personnage (Meister 2020). On reprend donc en partie, dans la narratologie contemporaine, cette approche psychologique du personnage que les formalistes russes (et, à leur suite, la génération structuraliste) souhaitaient remplacer par l’étude stricte des formes et des procédés poétiques.
Comme le montrent les travaux de Fludernik (1996) ou de Ryan (2001), pour pouvoir s’immerger dans la fiction, le lecteur doit se figurer le personnage comme s’il s’agissait d’une personne réelle pendant la lecture, sans quoi il ne pourrait pas s’immerger dans la fiction. Or, puisque la motivation littéraire renvoie à de multiples rapports qui engagent la mise en intrigue de tout récit, il semble préférable de ne pas limiter son emploi à l’effet de réel, à la « vraisembablisation » ou au discours réaliste. En suivant notamment Tynianov (1991), il est parfaitement possible d’étudier l’emploi de la motivation à travers les époques et ainsi d’identifier comment la poétique se modifie dans et par l’évolution complexe de l’histoire littéraire. Chklovski (1990) analysait la motivation dans un vaste répertoire appartenant à l’histoire littéraire, tout comme Sternberg (2012) dans son bilan fondamental sur la motivation littéraire. Flaker (1964) a offert un autre exemple de cette méthodologie. Il a été suivi notamment par Schmid (2020), qui étudie la présence et la fonction de la motivation depuis la Renaissance jusqu’à la littérature postmoderne. Par ailleurs, rien n’empêche d’analyser le récit invraisemblable (Richardson 1997, 2019) ou même l’absence d’évènements (Hühn 2016) dans la perspective de la motivation littéraire, qui pourrait ainsi devenir un levier d’analyse pour la narratologie non naturelle.
En ce qui concerne la théorisation de la motivation littéraire, on peut mentionner trois textes principaux qui demeurent fidèles à la tradition inaugurée par l’école formaliste. Ils couvrent chacun une sphère linguistique : celui en anglais de Sternberg (2012) est d’essence avant tout théorique et constitue sans doute l’essai le plus important sur la motivation littéraire ; celui en allemand de Schmid (2020) combine une théorisation approfondie de la notion avec un survol historique très large ; celui en français de Färnlöf (2022) constitue le seul bilan prenant en compte toutes les variantes théoriques de la motivation littéraire ; il en propose aussi une méthodologie affinée en harmonie avec la terminologie narratologique actuelle et présente de nombreuses analyses selon des perspectives différentes.
Enfin, il faut mentionner l’utilité de consulter également des ouvrages qui ne traitent pas explicitement de la motivation littéraire, mais qui abordent l’analyse du récit en appliquant la méthodologie des formalistes directement ou indirectement (Ryan 2009, Baroni 2017), de même que les extensions de la motivation littéraire chez Pennanech (2012), qui prolonge les études de Genette sur la démotivation pour désigner un certain manque de motivation attendue. Il est aussi intéressant de penser la relation entre la motivation littéraire et des réflexions avoisinantes, comme celles de Brooks (1984) sur la lecture et l’intrigue, de Charles (2018) sur la composition littéraire ou de Chatman (1978) sur la diégèse en littérature et au cinéma. En faisant de la motivation littéraire un point central de sa réflexion sur les récits littéraires, le formalisme russe a servi d’intermédiaire entre la Poétique d’Aristote et la narratologie structurale et postclassique.
Références
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Färnlöf, Hans (2022), La Motivation littéraire. Du formalisme russe au constructivisme, Paris, Garnier, 2022. Également disponible en ligne : https://classiques-garnier.com/la-motivation-litteraire-du-formalisme-russe-au-constructivisme.html.
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Notes
[1] Voir Sternberg (2012) et Färnlöf (2022) pour des repérages exhaustifs.
[2] Voir Färnlöf (2022 : 37-40).
Pour citer cet article
Hans Färnlöf, « Motivation littéraire / Literary Motivation », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 17 septembre 2022, URL : https://wp.unil.ch/narratologie/2022/09/motivation-litteraire-literary-motivation/