Par Mary Galbraith
À la mémoire de Janyce M. Wiebe, traduit de l’anglais par Sylvie Patron
Deixis (dont l’adjectif correspondant est déictique) est le terme sémiotique utilisé pour renvoyer à un ensemble d’indices personnels, temporels et spatiaux spécifiques (voir Bühler 2009 [1934, 1999], 262-347). Le centre déictique, appelé « origo » chez Karl Bühler, coïncide a priori avec notre propre vécu corporel, inséré dans le temps et l’espace réels. Cependant, à travers des processus psychologiques comme l’identification et la mimèsis, nous avons également la possibilité d’entrer dans la réalité d’êtres imaginaires, dans des espaces et des temps imaginaires, en nous appuyant sur les indices apportés par le texte fictionnel. L’étude de la façon dont les lecteurs déplacent leur centre déictique de la situation spatio-temporelle et personnelle dans laquelle ils se trouvent vers la situation spatio-temporelle et personnelle imaginaire du texte fictionnel constitue la tâche d’investigation prioritaire de la théorie du déplacement déictique.
Le terme « théorie du déplacement déictique » (deictic shift theory, en abrégé DST) a été choisi comme terme englobant pour les travaux d’un groupe de recherche interdisciplinaire basé à l’Université d’État de New York à Buffalo dans les années 1980, travaux qui ont commencé par l’examen approfondi de récits fictionnels ou non fictionnels, ou encore construits, dans le but d’étudier le fonctionnement des indices déictiques dans le texte narratif. Le groupe s’est ensuite concentré sur la question de la subjectivité dans les textes fictionnels existants (non construits pour les besoins de l’étude). C’est là un des premiers projets spécifiquement centrés sur la littérature dans le nouveau champ de recherche des sciences cognitives. Des professeurs et des étudiants issus de départements d’informatique (William J. Rapaport, Stuart C. Shapiro, Janyce M. Wiebe, Michael J. Almeida, Albert Hanyang Yuhan), de philosophie (Rapaport à nouveau), de linguistique (David A. Zubin, Naicong Li, Soon Ae Chun), de psychologie (Erwin M. Segal, Gail A. Bruder), d’étude des troubles de la communication (Judith F. Duchan, Lynne E. Hewitt), de géographie (David M. Mark et Michael D. Gould) et de théorie littéraire (Mary Galbraith) ont collaboré à cette entreprise et l’essentiel de leurs découvertes a été publié dans Deixis in Narrative (Duchan, Bruder et Hewitt, éds, 1995, rééd. 2009).
Selon l’ouvrage fondateur de Käte Hamburger sur la nature de la fiction, « la fiction narrative a une structure qui la distingue catégoriellement de l’énoncé [de réalité] » (1986 [1957, 1968], 124). Cette différence se révèle paradigmatiquement dans la disparition du centre déictique de l’auteur au profit de celui du ou des personnages désignés à la troisième personne. Dorrit Cohn résume adéquatement la thèse de Hamburger comme « [l]e déplacement du “je-origine”, d’un moi doué de parole à un “autre” muet » (Cohn 2001 [1989, 1999], 44 ; le terme traduit par « déplacement » est ici dislocation [NdT]).
Dans la conversation ordinaire, les locuteurs s’affirment eux-mêmes en tant que « je » et s’adressent à leurs interlocuteurs en tant que « tu » (ou « vous » en français [NdT]) ; ils font part de leur expérience subjective, par définition privée, en utilisant le pronom de première personne. Dans la fiction narrative au contraire, l’intériorité d’un personnage est souvent exprimée à la troisième personne sans modalisation épistémique. En japonais, par exemple, l’expérience privée de personnages désignés à la troisième personne dans la fiction « qui n’est pas de type rapport » (nonreportive, terme dû à S.-Y. Kuroda [NdT]), est présentée comme émanant directement de l’expérience subjective des personnages. Kuroda utilise la phrase suivante : Marie wa sabisii (« Marie est solitaire », 2012 [1973], 61), pour expliquer cette différence. Cette phrase paraîtrait anormale dans un contexte non fictionnel ; la forme qui serait attendue à sa place indiquerait que le sentiment de solitude est prêté à Marie sur la base d’une observation extérieure : Marie wa sabisii ni tigainai (« Marie doit être solitaire », ibid., 58). En tant que lecteurs de fiction compétents, nous acceptons la représentation directe de la subjectivité de troisième personne comme un phénomène normal, et ce malgré le fait que, dans la réalité, nous n’ayons jamais accès « de l’intérieur » aux sentiments, pensées, etc. de tierces personnes. Nous savons que les personnages de fiction sont créés par les auteurs et que ceux-ci peuvent présenter la vie intérieure de leurs personnages sans marquage médiatif, puisque la source de l’information n’est autre que leur imagination.
La théorie du déplacement déictique investigue donc la nature du temps, de l’espace et de la personne fictionnelles en étudiant le comportement des termes déictiques dans les récits de fiction existants, ainsi que la façon dont les lecteurs s’appuient sur ces indices. J’énumère ici quelques-unes des questions sur lesquelles s’est penché le groupe de recherches en sciences cognitives de l’Université de Buffalo :
• Que faisons-nous en tant que lecteurs, sur le plan déictique et phénoménologique, lorsque nous déplaçons notre attention de la situation immédiate dans laquelle nous nous trouvons vers une situation contenue dans une œuvre d’imagination (voir Bühler 2009 [1934, 1999], 262-347 ; Segal in Duchan, Bruder et Hewitt, éds, 2009 [1995], 61-78) ?
• Comment reconnaissons-nous les moments où l’œuvre de fiction passe du champ d’expérience d’un personnage subjectif vers celui d’un autre, ou de la narration objective au champ d’expérience d’un personnage subjectif ? (voir Banfield 2018 ; Galbraith, Wiebe, Hewitt, Bruder et Wiebe, in Duchan et al. 2009 [1995], resp. 19-59, 263-286, 325-339, 341-356) ?
• Outre les pronoms personnels, quelles sont les catégories grammaticales et linguistiques spécifiques – articles définis, expressions adverbiales de temps et de lieu, temps verbaux, modalités, éléments expressifs, verbes de processus intérieurs, enchâssements de phrases, etc. –, qui se comportent différemment dans les récits « de type rapport » (reportive) et dans les récits « qui ne sont pas de type rapport » (nonreportive) (voir Hamburger 1986 [1957, 1968] ; Fillmore 1997 [1975] ; Banfield 2018 ; Kuroda 2012 ; Cohn 1981 [1978] ; Bruder in Duchan et al. 2009 [1995], 243-260) ?
• En termes d’expérience de lecture et de structure de croyances, en quoi la lecture d’un récit de fiction se distingue-t-elle de celle d’un récit non fictionnel (voir Hamburger 1986 [1957, 1986] ; Kuroda 2012 ; Rapaport et Shapiro in Duchan et al. 2009 [1995], 107-128) ?
• Comment les connaissances et les croyances non fictionnelles du lecteur ou de la lectrice sont-elles mises en jeu dans la lecture d’une œuvre de fiction (voir Segal, Shapiro et Rapaport, Rapaport et Shapiro, in Duchan et al. 2009 [1995], resp. 3-17, 79-105, 107-128) ?
• À quel âge les enfants sont-ils capables de produire des histoires imaginatives déictiquement organisées (voir Duchan in Duchan et al. 2009 [1995], 227-241) ?
• Peut-on concevoir un programme informatique capable de repérer les déplacements déictiques dans les récits de fiction (voir Shapiro et Rapaport, Almeida, Yuhan et Shapiro, Wiebe, in Duchan et al. 2009 [1995], resp. 79-105, 159-189, 191-225, 263-286) ?
• Comment les personnages-SOI (ou les personnages subjectifs, ceux dont l’intériorité est représentée dans une œuvre de fiction) sont-ils créés dans les romans écrits dans d’autres langues que l’allemand, le français, le japonais ou l’anglais, soit les quatre langues utilisées dans les exemples illustratifs de Hamburger, Kuroda et Banfield (voir Zubin et Hewitt, Li et Zubin, Chun et Zubin, in Duchan et al. 2009 [1995], resp. 129-157, 287-307, 309-323) ?
• La langue d’un texte fictionnel est-elle elle-même fictionnelle (voir Galbraith in Duchan et al. 2009 [1995], 19-59) ?
La théorie du déplacement déictique a développé sa propre heuristique pour étudier la deixis et la subjectivité fictionnelle en se basant sur les travaux de Bühler, Hamburger, Fillmore, Banfield et Kuroda. Il y a eu un consensus général au sein du groupe de l’Université de Buffalo concernant : 1) les avantages de la collaboration interdisciplinaire pour la recherche sur notre sujet ; 2) la force des arguments déployés par Hamburger, Banfield et Kuroda en faveur de l’idée que les œuvres fictionnelles sont des créations de l’imagination et que les narrateurs fictionnels ne sont pas structurellement nécessaires pour raconter une histoire ; 3) les caractéristiques de la narration objective et subjective ; 4) la possibilité de créer un algorithme capable de repérer les indices déictiques dans les textes fictionnels. Il y a eu des désaccords en revanche sur la question de savoir si les objets manufacturés s’approcheraient un jour d’une forme de sensibilité et sur ce qui pourrait constituer une preuve de cette sensibilité.
Les approches phénoménologiques et épistémologiques du déplacement déictique se marient aisément avec la théorie de l’énaction et de la cognition incarnée appliquée au récit, car elles définissent le SOI fictionnel comme le sujet-support d’expériences préréflexives plutôt que comme un locuteur dans une situation de communication. Les approches énactives partagent avec la théorie du déplacement déictique l’accent mis sur les caractéristiques performatives et motrices de l’immersion du lecteur, ainsi que sur l’importance des expériences inconscientes pour la création du SOI fictionnel (Caracciolo 2012). Dans son effort pour concilier la définition épistémologique de la fictionnalité proposée par Kuroda et les idées radicales de Hamburger concernant les différences entre l’énoncé de réalité et la création fictionnelle, la théorie du déplacement déictique considère que la narration imaginaire à la première personne est tout aussi fictionnelle que la narration qui alterne narration objective et représentation d’une ou de plusieurs subjectivités de troisième personne.
En définitive, le traitement du thème du déplacement déictique se prête à l’utilisation conjointe de méthodes phénoménologiques et empiriques, telle que Maurice Merleau-Ponty appelait de ses vœux (voir 1995). Dans le groupe de l’Université de Buffalo, les modèles utilisés par les chercheurs en sciences informatiques ont incité les chercheurs en humanités et en sciences sociales à opérationnaliser davantage leur identification des indices déictiques. Réciproquement, les chercheurs en humanités et en sciences sociales ont exigé des chercheurs en informatique qu’ils rendent davantage justice à la richesse et à la subtilité des textes littéraires (voir Duchan, Bruder et Hewitt in Duchan et al. 2009 [1995], xi-xvi). L’objectif du groupe consistant à programmer un ordinateur pour qu’il repère les indices déictiques dans le récit de fiction a donné lieu à des débats animés : qu’est-ce que cela signifie de dire qu’un ordinateur « lit » une création artistique telle qu’un roman ? La théorie littéraire de la fin du XXe siècle a largement évité le sujet de l’esthétique et n’a donc pas été en mesure de fournir une distinction claire entre la Verstand (la compréhension telle qu’elle est offerte par l’explication scientifique) et la Verstehen (la compréhension qui vient d’une expérience éprouvée) ; or, cette différence est cruciale pour la définition des déplacements déictiques. Il n’est guère surprenant que ces discussions n’aient pas débouché sur des résultats définitifs ; pourtant, l’utilisation conjointe des méthodes informatiques, phénoménologiques et linguistiques dans les travaux du groupe s’est avérée, de l’avis de tous, remarquablement harmonieuse dans la pratique (Duchan, Bruder et Hewitt in Duchan et al. 2009 [1995], xi-xvi ; Galbraith, communication personnelle avec les membres du groupe).
La théorie du déplacement déictique s’inspire de et contribue à un large éventail de travaux de recherches : théorie narrative, poétique cognitive, linguistique de la littérature, modèles computationnels de la lecture, linguistique évolutionniste, neurobiologie de l’imagination, théorie de la lecture immersive et énactive. Les centres de recherche, revues, colloques internationaux consacrés à la théorisation de la deixis en littérature se sont multipliés au XXIe siècle, et l’importance et la portée des études de la deixis ne cessent d’augmenter encore aujourd’hui.
Références en anglais[1]
Banfield, Ann (2014 [1982]), Unspeakable Sentences: Narration and Representation in the Language of Fiction, London, Routledge & Kegan Paul. Reprinted “Routledge Revivals.”
Banfield, Ann (2019), Describing the Unobserved and Other Essays: Unspeakable Sentences after Unspeakable Sentences, S. Patron (dir.), Newcastle-upon-Tyne, Cambridge Scholars Publishing.
Bühler, Karl (2011 [1934]), Theory of Language: The Representational Function of Language, traduit par Donald Fraser Goodwin, Amsterdam, John Benjamins.
Caracciolo, Marco (2012), “Fictional Consciousnesses: A Reader’s Manual”, Style, n° 46 (1), p. 46-65.
Cohn, Dorrit (2020 [1978]), Transparent Minds: Narrative Modes for Presenting Consciousness in Fiction. Princeton: Princeton University Press.
Cohn, Dorrit (1999 [1989]), “Fictional versus Historical Lives: Borderlines and Borderline Cases”, in The Distinction of Fiction, Baltimore (MD), Johns Hopkins University Press, p. 18-37.
Duchan, Judith F., Gail A. Bruder & Lynne E. Hewitt (eds.) (2009 [1995]), Deixis in Narrative: A Cognitive Science Perspective, Hillsdale (NJ), Lawrence Erlbaum Associates. Nouvelle édition numérique: Londres, Routledge.
Fillmore, Charles J. (1997 [1975]), Lectures on Deixis, Cambridge, Cambridge University Press.
Galbraith, Mary (1995), “Deictic Shift Theory and the Poetics of Involvement in Narrative.” In Deixis in Narrative: A Cognitive Science Perspective, J. F. Duchan, G. A. Bruder & L. E. Hewitt, Hillsdale (NJ), Lawrence Erlbaum Associates, p. 19-59.
Galbraith, Mary (2021), “Silent Self and the Deictic Imaginary: Hamburger’s Radical Insight.” In Optional-Narrator Theory: Principles, Perspectives, Proposals, S. Patron (dir.), Lincoln, University of Nebraska Press, p. 203-221.
Hamburger, Käte (1993, 2013 [1957, 1968]), The Logic of Literature. Translated by Marilynn J. Rose. Bloomington, IN: Indiana University Press. 2nd revised edition.
Kuroda, S.-Y. (2014 [1973]), “Where Epistemology, Style, and Grammar Meet: A Case Study from Japanese.” Toward a Poetic Theory of Narration: Essays of S.-Y. Kuroda, S. Patron (dir.), Berlin, De Gruyter, p. 38-59.
Merleau-Ponty, Maurice & Dominique Séglard (2003 [1995]), Nature: Course Notes from the Collège De France, Traduction par Robert Vallier, Evanston (IL), Northwestern University Press.
Références en français
Banfield, Ann (1995 [1982]), Phrases sans parole. Théorie du récit et du style indirect libre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cyril Veken, Paris, Le Seuil.
Banfield, Ann (2018), Nouvelles phrases sans parole. Décrire l’inobservé et autres essais, traduits de l’anglais (États-Unis) par Jean-Marie Marandin, Nicole Lallot et Sylvie Patron, textes rassemblés, édités et présentés par Sylvie Patron, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes.
Bühler, Karl (2009 [1934, 1999]), Théorie du langage. La fonction représentationnelle, traduction de l’allemand, notes et glossaire par Didier Samain, Marseille, Agone.
Cohn, Dorrit (2001 [1989, 1999]), « Vies fictionnelles vs vies historiques. Limites et cas limites », in Le Propre de la fiction, traduit de l’anglais par Claude Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, p. 35-63.
Galbraith, Mary (à paraître), « L’imaginaire déictique et le moi silencieux : la conception radicale de Käte Hamburger », in Sylvie Patron (dir.), La Théorie du narrateur optionnel : principes, perspectives, propositions, manuscrit en cours de soumission.
Kuroda, S.-Y. (2012), « Où l’épistémologie, le style et la grammaire se rencontrent. Examen d’un exemple japonais », Pour une théorie poétique de la narration, essais de S.-Y. Kuroda, traduits de l’anglais (États-Unis) par Cassian Braconnier, Tiên Fauconnier et Sylvie Patron, introduction, notes et édition de Sylvie Patron, Paris, Armand Colin, p. 55-80.
Hamburger, Käte (1986 [1957, 1968]), Logique des genres littéraires, traduit de l’allemand par Pierre Cadiot, Paris, Le Seuil.
Merleau-Ponty, Maurice (1995), La Nature. Notes de cours du Collège de France, établi et annoté par Dominique Séglard, Paris, Seuil.
Patron, Sylvie (2016 [2009]), « La théorie du déplacement déictique », in Le Narrateur. Un problème de théorie narrative, Limoges, Lambert-Lucas, p. 209-222.
Notes
[1] Dans le texte, les références en anglais ont été remplacées par les références des traductions en français [NdT].
Pour citer cet article
Mary Galbraith (traduit de l’anglais par Sylvie Patron), « Théorie du déplacement déictique / Deictic Shift Theory », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 30 juillet 2021, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2021/07/theorie-du-deplacement-deictique-deictic-shift-theory/