Par Jan Baetens
L’analyse temporelle du récit aborde généralement trois domaines: ordre, fréquence et durée (Genette 1972). Souvent pensée en termes de vitesse, l’analyse de la durée se donne pour but de décrire le rythme du récit. Elle regroupe un certain nombre de questions, tantôt formelles et tantôt thématiques, que Kathryn Hume énumère ainsi : a) descriptions en prose de vitesse physique, b) retardement narratif, c) le calcul du temps diégétique par page, d) les réflexions fictionnelles sur la vitesse comme donnée culturelle (Hume 2005 : 105).
En pratique toutefois, la plupart des analyses du rythme se concentrent sur l’approche strictement formelle proposée par Gérard Genette, qui définit la vitesse comme « le rapport entre une mesure temporelle et une mesure spatiale […] la vitesse du récit se définira par le rapport entre une durée, celle de l’histoire, mesurée en secondes, minutes, heures, jours, mois et années, et une longueur, celle du texte mesurée en lignes et en pages (1972 : 83). Le modèle de Genette distingue ainsi entre quatre types de vitesse, qu’il nomme ellipse (avec omission de certains éléments de l’histoire), sommaire (où le discours résume ce qui se passe au niveau du récit), scène (caractérisée par l’égalité des temps de l’histoire et du discours, comme dans un dialogue) et enfin pause (qui suspend le temps de l’histoire). La plupart des récits mélangent ces quatre types, qui du reste ne se distinguent pas toujours très clairement les unes des autres.
Contrairement à l’analyse de l’ordre et de la fréquence, la durée fait figure de parent pauvre dans l’analyse temporelle du récit, ce qui est paradoxal, puisque, comme le note Genette, s’il est possible d’envisager un récit sans anachronies (et partant sans modification de l’ordre ou manipulation de la fréquence), il est difficile de raconter sans anisochronies ou « effets de rythme » (1972 : 88). La moindre attention donnée à l’analyse du rythme s’explique de plusieurs façons. Premièrement, la vitesse du récit telle que définie par Figures III n’est pas toujours facile à mesurer, faute de précisions au sein du texte même sur les limites temporelles du récit (comment calculer par exemple l’étendue exacte d’expressions comme « autrefois » ou « plus tard » ?). En second lieu, l’analyse narratologique est souvent déconnectée de l’expérience de la lecture, dont le rythme est loin de répéter mécaniquement celui du texte proprement dit (Baetens et Hume 2006). Enfin, la notion de rythme est trop souvent axée sur la seule problématique de la vitesse, au sens de rapidité (sous-entendue : excessive, immaîtrisable), alors que les effets de lenteur ne sont pas moins importants (Kukkonen 2020).
Les limites de l’analyse traditionnelle du rythme narratif ont ainsi conduit à un changement de perspective, qui accorde une plus grande place à l’expérience de la lecture, c’est-à-dire à une approche qui ne part pas du récit comme un tout achevé mais comme une structure dynamique qui se déploie progressivement (Baroni 2007). Il en résulte une approche du rythme qui ne s’appuie plus seulement sur les rapports entre temps de l’histoire et temps du discours, mais qui favorise l’analyse des anisochronies et qui le fait plus particulièrement en termes de ralentissement ou d’accélération (à la fois au niveau de l’histoire et au niveau du discours), avec toutes les combinaisons possibles à partir de ce couple fondateur. Cette nouvelle analyse bénéficie souvent d’apports venus d’autres horizons disciplinaires (voir Yahav (2013) pour l’exemple de la musicologie et l’importance des aspects physiques du rythme lectoral comme « embodied experience » : on sent le rythme du texte comme on sent le rythme d’une musique).
Une contribution essentielle à cet égard est faite par les chercheurs en narratologie cognitive. Karin Kukkonen (2020) propose ainsi de reprendre l’analyse du rythme à partir de ce qu’elle appelle le rythme de l’intrigue (« plot speed »), définie de la manière suivante :
La vitesse de l’intrigue peut alors être définie comme le temps et le mouvement entre les événements de l’intrigue dans la conception probabiliste du texte, et c’est une sorte de vitesse conceptuelle qui s’enracine dans la vitesse physique du monde de l’histoire et/ou dans celle du discours[1]. (Kukkonen 2020: 79)
Autrement dit : en suivant l’intrigue, le lecteur n’arrête pas de spéculer sur la manière dont le récit pourrait continuer. Telle interaction dynamique détermine une autre forme de rythme qui dépend de la vitesse ou de la lenteur avec lesquelles on est amené à revoir et à modifier ses idées sur la continuation et la fin du récit. Pour Kukkonen, ce rythme, qui dépend bien sûr et de l’histoire et du discours, influence à son tour aussi bien la perception du temps de l’histoire (ce temps va ralentir ou accélérer en fonction de la manière dont le lecteur se voit obligé ou non d’ajuster ses idées sur l’intrigue) que le vécu du temps du discours (en fonction de la manière dont on reçoit ou plutôt construit l’intrigue, on lira plus ou moins vite).
Enfin, il convient de noter que la question du rythme est inséparable de questions plus larges comme par exemple celle des genres (chaque genre gère la question du rythme à sa façon), de l’histoire (la manière dont le roman alterne par exemple scènes d’action et scènes descriptives a beaucoup changé au cours du temps), des supports matériels de l’écriture (le passage du livre au feuilleton ou inversement illustre bien ce phénomène) et, si possible, de tous ces éléments pris ensemble.
Références en anglais
Baetens, Jan & Kathryn Hume (2006), “Speed, rhythm, movement: A Dialogue on K. Hume’s Article ‘Narrative Speed’”, Narrative, n° 14 (3), p. 351-357. URL: https://www.jstor.org/stable/20107396?seq=1#metadata_info_tab_contents
Hume, Kathryn (2005), “Narrative Speed in Contemporary Fiction”, Narrative, n°13 (2), p. 105-124. URL: https://muse.jhu.edu/article/182405
Hume, Kathryn (2012), « Narrative Speed in Contemporary Fiction« , in Aggressive Fictions: Reading the Contemporary American Novel, Ithaca, Cornell University Press, p. 14-39. URL: https://www.jstor.org/stable/10.7591/j.ctt7v8kr
Kukkonen, Karin (2020), “The Speed of plot. Narrative acceleration and deceleration”, Orbis Litterarum, n°75, p. 73-85. URL: https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/oli.12251https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/oli.12251
Amit Yahav, Amit (2013), “Sonorous Duration: Tristram Shandy and the Temporality of Novels“, PMLA, n° 128 (4), p. 872-887. URL: https://www.cambridge.org/core/journals/pmla/article/sonorous-duration-tristram-shandy-and-the-temporality-of-novels/50B72E036CFC16E97D4D2D68538C8586
Références en français
Baroni, Raphaël (2007), La Tension narrative, Paris, Seuil.
Genette, Gérard (1972), Figures III, Paris, Seuil.
Note
[1] En version originale : « Plot speed can then be defined as the time and movement between plot events in the probability design of the text, and it is a conceptual kind of speed that gets rooted in the physical speed of the storyworld and/or discourse ».
Pour citer cet article
Jan Baetens, « Rythme / Rythm », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 8 janvier 2021, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2021/01/rythme-rythm/