Par Dan Shen
Traduit de l’anglais par Raphaël Baroni
Le terme auteur implicite (parfois traduit « auteur impliqué ») a été introduit par Wayne C. Booth dans The Rhetoric of Fiction (1961, voir aussi Booth 2005; 1977) et il est devenu courant dans les cercles internationaux de la narratologie (Nünning 2005; 2017; Baroni 2009; Couturier 1995; Phelan 2005: 38-49; 2017; Kindt & Müller 2006; Schmid 2014). Pour saisir l’essence du concept, il faut comprendre ce que le terme « créer » signifie dans l’affirmation de Booth selon laquelle l’ »auteur réel » crée l' »auteur implicite »:
Pour certains romanciers, il semble, en effet, qu’ils se découvrent ou se créent eux-mêmes en même temps qu’ils écrivent. Comme le dit Jessamyn West, c’est parfois « seulement en écrivant que le romancier peut découvrir – non pas son histoire – mais son écrivain, le scribe officiel, pour ainsi dire, de cette histoire ». […] Aussi impersonnel qu’il puisse être, son lecteur construira inévitablement une image du scribe officiel qui écrit de cette manière. […] Ses différentes œuvres impliqueront différentes versions, différentes combinaisons idéales de normes. De même que chaque lettre de notre correspondance implique une version différente de nous-même, en fonction des relations spécifiques que nous nouons avec chaque correspondant et du but de chaque courrier, de même l’écrivain expose un aspect différent de lui-même en fonction des nécessités de chaque œuvre particulière. (Booth 1961: 71)
De toute évidence, l’auteur implicite n’est autre que « l’écrivain [qui] expose un aspect différent de lui-même » ou la personne « qui écrit de cette manière ». La différence entre l’auteur réel et l’auteur implicite (le « second moi ») est celle qui existe entre une personne dans sa vie quotidienne et la même personne qui adopte un certain « air » ou une certaine « manière » durant le processus d’écriture. Étant donné que, dans la création littéraire, l’écrivain peut adopter un état d’esprit très différent de celui qu’il adopterait dans la vie quotidienne, il semble se « créer » lui-même lorsqu’il écrit. Fait significatif, Booth met la « création » sur un pied d’égalité avec la « découverte » – il s’agit de se trouver dans un état d’esprit particulier lorsqu’on écrit (pour une discussion détaillée, voir Shen 2011: 81-88).
En ce qui concerne le processus de décodage, l’auteur implicite est l’image textuelle de cet auteur que le lecteur doit inférer: le « lecteur construira inévitablement une image du scribe officiel qui écrit de cette manière ». Le schéma suivant peut aider à clarifier la situation :
Processus d’encodage
l’auteur implicite = la personne qui écrit d’une certaine manière, en opérant tous les choix textuels (une « combinaisons idéales de normes »)
Processus de décodage
le lecteur déduit de tous ces choix faits par l’auteur implicite (= la personne qui écrit d’une certaine manière) une image de cet auteur implicite (= la personne qui a écrit le texte d’une certaine manière)
Malheureusement, l’utilisation métaphorique du terme « créer » par Booth a généralement conduit les narratologues à considérer l’auteur réel comme l’auteur du texte qui, en écrivant, aurait littéralement créé un auteur implicite supérieur, et ce serait cet auteur implicite créé qui aurait ensuite opéré tous les choix textuels et aurait établi une « combinaison idéale des normes ». Il s’ensuit que l’image d’auteur déduite du texte est jugée supérieure à celle de l’auteur réel qui a écrit le texte (Shen 2011: 87-93). Il s’agit apparemment d’un illogisme: comment l’auteur implicite, qui n’a pas écrit le texte, pourrait-il être celui qui a opéré des choix textuels? Ou comment l’auteur réel, qui a écrit le texte, pourrait-il être celui qui n’a pas opéré ces choix textuels? Et comment serait-il possible que l’image textuelle de l’écrivain soit supérieure à celle de l’écrivain en personne?
Faisant la synthèse des débats concernant l’auteur implicite, Nünning (2005: 240) ainsi que Kindt et Müller (2006 : 7-8) soulignent à juste titre les contradictions impliquées par une telle compréhension du concept. Mais comme beaucoup d’autres chercheurs, ils situent l’illogisme dans la formulation de Booth, qui est en réalité parfaitement logique et cohérente. En réalité, l’illogisme est né des discussions des critiques, qui ont pris pour littérale l’expression métaphorique de Booth concernant l’auteur réel créant l’auteur impliqué (Shen 2011: 80-93; 2013: 143-148).
Fait significatif, Booth a introduit ce concept à l’apogée de la critique formaliste, incarnée en particulier par la Nouvelle Critique, qui excluait la prise en compte de l’auteur. L’auteur implicite est une expression ingénieuse désignant à la fois le texte – grâce à l’épithète « implicite[1] » – et le producteur de ce texte – grâce au substantif « auteur », qui réfère à la personne « qui écrit de cette manière ». Cela permet ainsi à Booth de mettre l’accent sur le texte, puisque l' »auteur implicite » est une personne (ou plusieurs personnes, dans le cas d’œuvres co-écrites) seulement en tant qu’elle participe au processus de rédaction du texte, et donc les lecteurs ne peuvent inférer son image que du texte, et non de documents biographiques ou historiques. En même temps, le terme de Booth oriente ses utilisateurs vers la manière dont l' »auteur » communique aux lecteurs ses objectifs et opinions rhétoriques. De plus, Booth a souligné l’importance de distinguer différents auteurs implicites en fonction des textes (même s’ils portent le même nom d’auteur), parce que chaque œuvre présente un aspect différent « en fonction des relations spécifiques » nouées avec le public auquel elles sont adressées et « des nécessités de chaque œuvre particulière ». Pour déduire les images des différents auteurs implicites, nous devons donc examiner attentivement les textes concernés.
Étant donné que dans le contexte actuel qui, contrairement à la période formaliste, aurait plutôt tendance à accorder parfois trop d’attention au contexte historique et à l’auteur biographique tout en négligeant plus ou moins les textes et les différentes postures adoptée par un même auteur au sein de chacun d’eux, la dimension textuelle du concept d’ »auteur impliqué » tel que le conçoit Booth apparaît encore plus importante[2].
Mais à la différence de Booth, qui insiste de manière unilatérale sur la différence entre l’auteur implicite et la personne historique, nous devrions également prêter attention aux connections qui peuvent être établies entre ces deux entités, puisque l’auteur implicite est, après tout, cette même personne lorsqu’elle adopte une certaine posture en écrivant, et par conséquent, les expériences de vie de l’individu historique peuvent apporter des éclairages sur les choix textuels de l’auteur implicite (Shen 2010). En outre, contrairement à l’accent mis par Booth sur les dissimilitudes entre différents auteurs implicites – qui sont, après tout, une même personne assumant des manières différentes lorsqu’elle écrit des textes différents – nous devrions prêter attention à la fois aux contrastes et aux similitudes parmi eux.
Il faut noter par ailleurs que le concept d’auteur implicite est souvent utilisé en lien avec celui de narrateur non fiable, également introduit par Booth (1961). En effet, dans une narration jugée non fiable, le lecteur est supposé capable d’identifier l’intention d’un auteur implicite, qui communique par-dessus l’épaule du narrateur un message différent de celui explicitement exprimé par ce dernier. Ainsi que l’explique Booth, pour saisir la nature parfois ironique d’un récit littéraire, il faut donc tenir compte de la distance potentielle entre l’auteur implicite et le narrateur auquel il délègue parfois sa parole :
Quand on parle de point de vue en fiction, la distance la plus gravement négligée parmi toutes est celle située entre le narrateur capable d’erreur, ou indigne de confiance, et l’auteur implicite, ce dernier entraînant le lecteur avec lui, aussi bien que contre le narrateur. (Booth 1977: 105)
Références en anglais
Booth, Wayne C. (1961), The Rhetoric of Fiction, Chicago, University of Chicago Press.
Booth, Wayne C. (2005), « Resurrection of the Implied Author: Why Bother? », in A Companion to Narrative Theory, J. Phelan & P. J. Rabinowitz (dir.), Oxford, Blackwell, p. 75-88.
Korthals Altes, Liesbeth (2014), Ethos and Narrative Interpretation: The Negociation of Values in Fiction, Lincoln & London, University of Nebraska Press.
Kindt, Tom & Hans-Harald Müller (2006), The Implied Author: Concept and Controversy, Berlin, de Gruyter.
Nünning, Ansgar (2005), « Implied Author », in Routlege Encyclopedia of Narrative Theory, D. Herman et. al. (dir.), London, Routledge, p. 239-240.
Phelan, James (2005), Living to Tell about It, Ithaca, Cornell University Press.
Schmid, Wolf (2014), “Implied Author”, in Handbook of Narratology, P. Hühn et. al. (dir.), Belin & New York, Walter de Gruyter, p. 288-300, 2e édition.
Shen, Dan (2011), « What is the Implied Author? », Style, n° 45 (1), p. 80-98.
Shen, Dan (2013), « Implied Author, Authorial Audience, and Context: Form and History in Neo-Aristotelian Rhetorical Theory », Narrative, n° 21 (2), p. 140-158.
Shen, Dan (2010), « Implied Author, Overall Consideration, and Subtext of ‘Désirée’s Baby’ », Poetics Today, n° 31 (2), p. 285-311.
Références en français
Baroni, Raphaël (2009), « Ce que l’auteur fait au lecteur (que son texte ne fait pas tout seul) », in L’œuvre du temps, Paris, Seuil, p. 147-166.
Baroni, Raphaël (2016), « Comment débusquer la voix d’un auteur dans sa fiction. Une étude de quelques provocations de Michel Houellebecq », Arborescences. Revue d’études françaises, n° 6, en ligne, URL : https://www.erudit.org/fr/revues/arbo/2016-n6-arbo02664/1037505ar/
Booth, Wayne C. (1977 [1961]), « Distance et point de vue », in Poétique du récit, G. Genette & T. Todorov (dir.), Paris, Seuil, p. 85-113.
Couturier, Maurice (1995), La Figure de l’auteur, Paris, Seuil.
Jouve, Vincent (2001), « Qui parle dans le récit? », Cahiers de narratologie, n° 10 (2), p. 75-90.
Meizoz, Jérôme (2007), Postures littéraires, Genève, Slatkine.
Meizoz, Jérôme (2011), La Fabrique des singularités. Postures littéraires 2, Genève, Slatkine.
Nünning, Ansgar (2017), « Pour une reconceptualisation de la narration non fiable: une double approche cognitive et rhétorique », in Introduction à la narratologie postclassique, S. Patron (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaire du Septentrion, p. 121-146. URL: https://books.openedition.org/septentrion/19127?lang=fr
Phelan, James (2017), « ’Quelqu’un raconte a quelqu’un d’autre’: une approche rhétorique de la communication narrative », in Introduction à la narratologie postclassique, S. Patron (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaire du Septentrion.
Wagner, Frank (2016), « Quand le narrateur boit(e)… (Réflexions sur le narrateur non fiable et/ou indigne de confiance) », Arborescences. Revue d’études françaises, n° 6, en ligne, URL : https://www.erudit.org/fr/revues/arbo/2016-n6-arbo02664/1037508ar/
Notes
[1] Ainsi que l’explique Booth: « différentes œuvres impliqueront différentes versions [de l’auteur implicite], différentes combinaisons idéales de normes ».
[2] On notera au passage que la notion sociologique de « posture d’auteur » telle que définie par Jérôme Meizoz (2007; 2011) vise à décrire les stratégies auctoriales en articulant une approche internaliste, centrée sur la construction textuelle d’un ethos (notion relativement proche du concept d’auteur implicite) avec une approche externaliste, qui prend en compte d’autres manière de gérer l’image publique de l’écrivain : habitudes vestimentaires, portraits officiels, performances, interviews, etc. Pour une synthèse et un rapprochement avec la narratologie rhétorique de Booth, voir Korthals Altes (2014).
Pour citer cet article
Dan Shen (traduit de l’anglais par Raphaël Baroni), « Auteur implicite / Implied Author », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 24 décembre 2019, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2019/12/auteur-implicite-implied-author/