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Dans cette série d’interviews, nous vous proposons les réflexions de notre communauté de recherche sur les pratiques de terrain et leur évolution. Sur ce sujet, vous pouvez aussi lire :
- Vers plus d’inclusivité sur le terrain : un guide en gestation
- Vers une paléontologie plus inclusive et plus éthique
- Histoire de fossiles : témoignage d’un domaine en transition
- Enquête à Madagascar – ethnographie de terrain dans un paysage rural
- L’éthique de la recherche de terrain – partage d’expérience
En tant que paléontologue, prof. Allison Daley se passionne pour les événements majeurs de l’histoire de la vie et l’évolution précoce des espèces animales. Son approche consiste à se pencher sur des spécimens d’une rare qualité de préservation, ce qui lui permet de lever des mystères sur des animaux depuis longtemps disparus.
Travaillant en laboratoire à l’Institut des sciences de la Terre (ISTE), mais aussi sur des sites fossilifères au Maroc, elle nous raconte les mutations qui s’opèrent dans son domaine et ses actions pour un travail d’équipe plus inclusif.
Quelle est la particularité de votre travail de terrain ?
Dans mon domaine de paléontologie, il existe deux grands types de travaux de terrain.
Les premiers sont l’exploration, dans le but de trouver de nouvelles localités fossilifères. C’est une quête difficile, même si on dispose de bonnes cartes géologiques et qu’on essaie de cibler des affleurements où l’on a des chances de trouver de nouveaux fossiles. L’accès est aussi parfois ardu, on peut avoir besoin d’un hélicoptère.
Les seconds consistent en la collecte d’échantillons dans des sites qui sont connus pour être riches et intéressants. On passe des semaines ou des mois à échantillonner des spécimens, en documentant leur contexte stratigraphique et sédimentologique.
Où se situe votre travail de terrain principal ?
Mon travail est basé essentiellement au Maroc. Je travaille beaucoup sur le site de Fezouata de l’ordovicien inférieur, qui comprend des fossiles dans un état de conservation exceptionnel. On y retrouve des parties molles d’animaux, parfois même leurs organes internes. Et ce site date d’une période qui me passionne : il se situe juste après l’explosion du Cambrien (il y a entre 541 et 530 millions d’années), mais avant une deuxième grande radiation évolutive qui a suivi l’Ordovicien. L’analyse de ces fossiles ouvre de passionnantes perspectives sur les premiers moments de l’histoire de la Terre et sur les origines de la biodiversité.
Avec quels partenaires locaux travaillez-vous ?
Mon équipe et moi y allons en moyenne une fois par an. Mais la plupart des échantillons sont prélevés par un collecteur professionnel de la région, Mohammed Ou Said Ben Moula et sa famille, avec qui nous travaillons beaucoup. C’est lui qui a trouvé cet affleurement exceptionnel, qu’il a fait découvrir aux paléontologues. Il n’a aucune formation en géologie, mais il connait le terrain comme sa poche et il a acquis une connaissance incroyable.
M. Ben Moula attache de l’importance à la recherche scientifique et il sait reconnaitre les fossiles rares et qui ont une grande valeur pour la paléontologie. Il propose donc ces échantillons à des musées et instituts de recherche du domaine (à Lausanne, Harvard, en République Tchèque…). Il tient également une boutique de fossiles, où sont vendus les spécimens standards, de moindre importance scientifique, provenant de tout le Maroc.
Dans certaines régions du Maroc, l’économie est basée sur la vente des fossiles. Des villages entiers sont dédiés à la recherche et à la préparation des spécimens – comme les trilobites vendus dans des « fossil fairs » – et à la vente de roches contenant des fossiles incrustés, souvent utilisées comme pierres de construction décoratives.
Quel est le devenir des fossiles provenant du Maroc ?
La vente de fossile suscite aujourd’hui de vives controverses. Dans l’état actuel des choses, l’exportation permet d’étudier ces spécimens et de les préserver sur le long terme de façon optimale. Mais cette pratique est perçue parfois comme un « pillage » du patrimoine naturel d’une région. Pour ma part, je comprends l’aspiration de conserver les fossiles localement au sein d’une institution marocaine, et j’espère qu’à terme, cela sera possible grâce au développement des infrastructures au Maroc.
Des changements majeurs sont déjà en marche dans le domaine de la paléontologie. On assiste par exemple à une prise de conscience d’un passé colonialiste. Il est vrai que des pays occidentaux ont collecté et se sont appropriés de nombreux spécimens, souvent sans aucune contrepartie pour les régions dont ils sont issus. Heureusement, l’attitude et les mentalités changent, et il y a de l’espoir quant à l’amélioration de la situation.
Des initiatives intéressantes commencent à voir le jour. Par exemple, chaque échantillon de la collection Fezouata, importé du Maroc, et actuellement conservée à l’Université Claude Bernard Lyon, se voit maintenant attribuer un numéro de spécimen dans les collections l’Université Cadi Ayyad de Marrakech, en vue d’un éventuel retour dans un futur musée à Marrakech. Pour le moment, Lyon héberge les fossiles marocains, en attendant la mise en place d’une infrastructure locale et la restitution des échantillons.
Cette initiative m’a personnellement inspirée et, en plus des collaborations avec Lyon et Marrakeh, je développe actuellement des collaborations avec des professeurs et musées à Rabat et Agadir. J’espère que lorsque des équipements adéquats seront disponibles sur place, nous pourrons transférer les collections dans ces institutions marocaines. Ainsi, nous contribuerons à la préservation du patrimoine paléontologique du pays et favoriserons la recherche scientifique au niveau local.
« Je pense que les pratiques évoluent dans le bon sens, et je voudrais participer au changement. »
Allison Daley
Quelles collaborations locales existent avec les chercheurs et chercheuses ?
L’expertise scientifique et l’intérêt des personnes locales pour la paléontologie ont augmenté. Un exemple : Khadija El Hariri est une chercheuse active et ambassadrice du site de Fezouata, avec qui nous avons coécrit plusieurs articles sur l’analyse de la préservation des parties molles du site de Fezouata. Vice-présidente de l’International Paleontological Association et chercheuse à l’Université Cadi-Ayyad, Khadija El Hariri est extrêmement engagée dans la préservation des sites fossilifères. Avec Khadija et des autres chercheurs de Maroc, de France, de Belgique, d’Espagne et de Suisse, nous avons œuvré pour que le site de Fezouata figure parmi les First 100 IUGS Geological Heritage Sites.
Autre exemple, sous la conduite d’un ensemble d’universités et d’organisations locales, il existe maintenant une initiative visant à la création d’un géoparc UNESCO dans la région de la vallée du Drâa, afin que les sites paléontologiques et archéologiques puissent être reconnus et protégés comme paysage d’importance internationale et puissent contribuer à l’éducation et au développement durable.
Les demandes de géoparcs émanent toujours du pays concerné, car si le projet voit le jour, cela va apporter énormément de changement. Par exemple, la vente directe de fossiles sera interdite, alors que beaucoup de familles vivent de ce commerce. Mais en contrepartie, ce projet pourra valoriser l’héritage naturel de la région et favoriser le tourisme. Cela peut créer de belles opportunités, la création d’un musée local à Zagora, des interventions de sensibilisations dans les écoles. Cela peut renforcer l’attachement des populations à leur région.
Quel est, selon vous, votre rôle en tant que chercheuse dans une institution suisse ?
J’ai été invitée à faire partie du comité scientifique de cette candidature à l’UNESCO. Je commente les documents du dossier, je documente l’importance scientifique du site. Mais je ne suis pas mêlée à la décision politique, qui revient à la région.
Mon rôle en tant que chercheuse étrangère peut aussi résider dans la formation, par exemple aux méthodologies scientifiques de phylogénie et taxonomie [sciences de la classification du vivant]. Ce n’est pas toujours facile. Certains étudiantes et étudiants marocain·e·s, bien que brillant·e·s et motivé·e·s, ne peuvent pas toujours accéder au doctorat chez nous, ou pas directement, s’ils ou elles proviennent d’une université trop technique, par exemple, ou parce qu’on ne parvient pas à obtenir un financement. Il faudrait sans doute mener une réflexion au niveau de notre université, afin de pouvoir accueillir et former des candidat·e·s étranger·ères prometteur·euses.
Je soutiens pour ma part les scientifiques marocains en début de carrière dans leurs demandes de bourses de la Confédération et j’espère accueillir bientôt des doctorants et des postdocs du Maroc ici à Lausanne.
Avez-vous besoin d’autorisations particulières pour échantillonner et ramener des échantillons ?
Oui, nous devons annoncer notre venue au niveau local et régional. C’est important pour la sécurité et la transparence. Lors de notre dernière exploration, ce sont des professeurs d’Agadir qui nous ont aidés à faire ces formalités et à avertir la mairie du village.
L’exportation d’échantillons collectés est aussi régulée par des permis. C’est une procédure assez lourde, qui prend du temps. Mais cela assure la traçabilité des fossiles. La collection de fossiles de Fezouata que nous avons achetée pour l’UNIL a été exportée après l’obtention des autorisations du Ministère de l’Énergie, des Mines et de l’Environnement du gouvernement fédéral du Maroc.
Un conseil pour les jeunes chercheur·es ? Que faut-il prévoir avant de partir sur le terrain ?
L’information sur les démarches à faire avant le terrain n’est pas toujours facile à obtenir. Quels personne ou service contacter ? Qui fournit des autorisations ? Bien s’informer est donc essentiel. Pour cela, bien sûr, un contact sur place est idéal. Car il sera mieux placé pour connaitre les procédures, qui ne sont pas toujours trouvables sur internet.
À quoi êtes-vous attentive lors de la préparation du terrain ? Qu’est-ce qui change aujourd’hui dans la manière d’organiser des fouilles ?
Quand j’ai commencé à mener des travaux de terrain en tant que jeune chercheuse, la question de l’inclusion ne se posait pas du tout. Il m’est arrivé de signaler des situations dans lesquelles je ne me sentais pas à l’aise, voire que je considérais comme dangereuses. J’ai alors été confrontée à des réactions insultantes visant à me ridiculiser.
Ce sont maintenant des discussions que je considère comme essentielles et que je mène au sein de mon groupe. Je ne veux pas que les personnes se retrouvent dans des situations que j’ai vécues. Nous accordons une grande importance au respect mutuel, afin que les inquiétudes et difficultés soient exprimées et prises en compte. Nous avons ces échanges avant de partir sur le terrain, mais aussi pour le travail quotidien. Nous allons donc au-delà des préconisations de la FGSE, qui recommande une évaluation du risque avant le départ!
C’est encourageant de constater que ces réflexions gagnent en visibilité, dans les congrès de paléontologie, mais aussi les revues scientifiques du domaine. Cela témoigne d’une évolution positive de la communauté scientifique. Les discussions abordent également des questions spécifiques aux femmes, telles que la grossesse, afin d’assurer une participation aux travaux de terrain sans discrimination. Il y a encore peu de femmes sur le terrain, même si leur proportion augmente.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Un projet ambitieux qui mêle études paléontologiques avec études du tourisme… Il y a de belles collaborations en perspective, notamment avec un partenaire qui est impliqué dans le Géoparc.
Pour en savoir plus
- Retrouvez le site web d’Allison Daley et son groupe ANOM Lab (Animal Origins and Morphology Lab),
- et ses publications scientifiques