Vers une paléontologie plus inclusive et plus éthique

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Farid Saleh, Institut des sciences de Terre

Dr Farid Saleh est paléontologue, spécialiste de la formation des gisements fossiles. En août 2023, il commence à l’Institut des sciences de la Terre (ISTE) son projet Ambizione sur la préservation des fossiles du Cambrien datant de plus de 500 millions d’années.

Responsable de la diversité à la Palaeontological Association, il s’est engagé activement dans des initiatives visant à promouvoir la diversité. Son expérience internationale – au Liban, en France, au Maroc et en Chine – lui a permis de s’interroger sur les changements de pratiques dans le domaine de la paléontologie. Il nous expose comment il souhaite favoriser la collaboration et l’inclusion dans son propre travail.

Vous êtes responsable de la diversité à l’Association paléontologique (Palaeontological Association). Comment en êtes-vous venu à endosser cette fonction ?

En 2018, la Palaeontological Association a réalisé une étude sur la diversité parmi ses membres1. Les résultats ont révélé que plusieurs communautés étaient sous-représentées, en particulier les personnes issues de minorités ethniques et de milieux défavorisés. C’est suite à cela que l’association a décidé de nommer un responsable de la diversité, afin d’élaborer une stratégie d’égalité et de diversité et de mettre en place un plan d’action.  

J’ai obtenu le poste que j’occupe pour une durée de trois ans, jusqu’en fin 2023. Mon expérience en tant que chercheur libanais ayant travaillé en France, en Chine, et maintenant en Suisse me permet en effet de comprendre les visions du Global South et des pays européens historiquement privilégiés. 

Quelles ont été vos premières actions en tant que responsable de la diversité à la Palaeontological Association ? 

Nous avons abordé, par exemple, la question des conditions de vie de certains membres, qui n’étaient pas prises en considération. Les frais d’adhésion à l’association, bien que très faibles, représentent une grosse somme pour une personne dont le salaire a fondu du fait de la crise économique, comme cela est le cas au Liban, ou pour des étudiant·es de certains autres pays. Nous avons donc réduit le prix pour les personnes de pays à revenu faible. 

Nous avons aussi mis en place un nouveau système d’attribution des « Undergrad Research Bursaries », afin d’éviter les biais dans l’évaluation et d’augmenter la diversité des candidat·es. Le principe est celui d’une loterie aléatoire, mais avec une priorisation pour les communautés sous-représentées. Je m’explique : la commission vérifie que les projets candidats sont faisables et que les frais sont justifiés. Si ces critères sont validés, les projets rentrent dans le processus du tirage au sort. Par ailleurs, les candidat·es ont la possibilité de renseigner leur nationalité, leur ethnicité, leur orientation sexuelle, etc. Ces données, si elles sont fournies, restent confidentielles. Mais elles sont utilisées dans le tirage au sort pour favoriser les communautés sous-représentées.

L’Association paléontologique a également travaillé à un Code de conduite2, qui s’applique à tous ses membres dans le cadre de leurs activités professionnelles. Ce code vise à « créer un environnement inclusif et diversifié au sein de la paléontologie et à protéger ses membres contre le harcèlement et la discrimination ». Les membres doivent ainsi « promouvoir une culture d’intégrité scientifique et de recherche, de respect, d’équité et d’inclusion et éviter les conflits d’intérêts ».

Enfin, un système de tutorat (mentorship) international permet maintenant à des juniors d’être guidés dans leur trajectoire professionnelle, dans la recherche de poste, par une personne plus expérimentée. L’appui de scientifiques de différents instituts dans le monde permettra de réduire les inégalités d’accès à une supervision et expertise de qualité.

La paléontologie, en tant que discipline scientifique, a hérité d’une histoire coloniale qui a longtemps exclu les communautés locales de certains pays de la constitution de leurs collections. Qu’est-ce qui a changé dans la prise en compte des questions d’inclusion dans la profession ? 

La situation s’est beaucoup améliorée durant les dix dernières années. Autrefois, les paléontologues considéraient qu’il était normal de récolter du matériel dans un pays lointain, de le ramener et de publier les données, sans tenir compte des personnes et de la région d’origine des échantillons. 

La volonté d’intégrer les communautés locales, l’importance de documenter l’origine des fossiles dans la recherche ont émergé. Ce sont vraiment des changements radicaux, car quand j’ai commencé ma thèse en 2017, personne ne parlait de ces questions éthiques. J’étais moi-même peu conscient de ces enjeux.

Certains pays, comme le Brésil ou la Chine, ont maintenant des lois qui interdisent l’export des fossiles (certaines datent même des années 80). Au Maroc, où je travaille beaucoup, la volonté politique de protéger le patrimoine est de plus en plus présente.

Les pays qui détiennent de grandes collections de fossiles, comme la Suisse, la France, le Royaume-Uni mettent aussi en place des règlementations et des principes pour clarifier les interactions sur le terrain liées à l’acquisition et au travail avec les fossiles. Certains pays sont toujours en retard par rapport à ces questions, notamment pour la restitution du patrimoine géologique, mais la situation s’améliore et la prise de conscience est internationale.

Bien sûr, la restitution des fossiles est coûteuse et la mise en place des infrastructures nécessaires à leur bonne préservation sur place prend du temps. Afin d’accueillir un plus grand nombre de fossiles, le Maroc, par exemple, est en train de construire de nouveaux musées, en plus de ceux déjà existants. Pour augmenter aussi l’expertise locale, les scientifiques commencent à travailler avec les communautés locales, à les intégrer dans la recherche, à former les étudiant·es.

En parallèle, les maisons d’édition jouent un rôle dans le changement des pratiques. Certaines exigent des preuves sur l’origine des fossiles, demandent le permis d’exportation, le nom de la personne qui les a récoltés, etc. C’est pour elles aussi une garantie, car il est arrivé que des papiers scientifiques soient rétractés, par exemple parce que les auteurs ne pouvaient démontrer la provenance légale de leurs fossiles, ou parce que les fossiles ont été illégalement enregistrés hors leurs pays d’origine.

Dans le cadre de votre travail de responsable de la diversité, avez-vous aussi travaillé sur les questions du genre ou de l’appartenance à la communauté LGBT+ ?

L’étude sur la diversité menée à Palaeontological Association a montré que la communauté LGBT+ n’était pas sous-représentée parmi ses membres, ce qui est une très bonne nouvelle. Nous n’avons donc pas mené de projet de ce côté pour le moment. Néanmoins, nous nous efforçons de créer un environnement favorable et sécurisant dans toutes nos réunions, manifestations et activités parrainées. Toute forme de discrimination ou de harcèlement à l’encontre des membres de la communauté LGBTQ+ est strictement inacceptable et totalement interdite par notre Code de conduite3.

Par contre, les femmes restent minoritaires. L’association encourage maintenant une meilleure représentation des chercheuses. Mon expérience personnelle m’a aussi fait réfléchir à ces questions. Lors de la rédaction de mon premier article scientifique, nous étions quatre coauteurs, tous hommes, aucune femme. Pourtant, dans mon laboratoire lyonnais de l’époque, j’aurais facilement pu frapper à la porte du bureau voisin pour solliciter les conseils de plusieurs paléontologues femmes. Toutefois, j’ai considéré notre travail comme étant d’une qualité suffisante. 

Or, une fois l’article publié, j’ai eu l’occasion de le présenter lors d’un séminaire, et une experte, que je connaissais bien, a émis des critiques constructives et utiles, qui auraient pu améliorer notre travail ! Désormais, j’ai pris l’habitude de présenter mes résultats dans des conférences avant même de les publier. Cette approche me permet de les affiner davantage et de prendre du recul. Bien que certains soutiennent qu’il faut se méfier des risques de spoliation en dévoilant des résultats non publiés, je considère que ces risques sont minimes par rapport aux avantages que je tire des précieux conseils reçus. 

Interagir avec un grand nombre de personnes me permet de découvrir des bases de données et m’offre des perspectives nouvelles et différentes. Je veux éviter de construire des murs autour de moi et je suis convaincu que la diversité des points de vue enrichit notre compréhension.

Pendant votre propre travail sur le terrain, avec quels partenaires travaillez-vous ? Dans quels pays ?

Pendant ma thèse, j’ai travaillé sur le site marocain de Fezouata, très connu pour ses assemblages fossiles exceptionnellement préservés et diversifiés. Au Maroc, ce sont souvent des personnes locales qui récoltent les fossiles. Nous travaillons beaucoup avec Mohamed Ben Moula, un collecteur de fossiles professionnel. C’est lui qui a découvert, à la fin des années 90s, cette formation de Fezouata, sans doute le site fossilifère le plus important du Maroc. L’Association Paléontologique a reconnu la valeur de son travail et de son expertise en lui attribuant le prix Mary Anning4 en 2017. Ce prix récompense les amateur·rices en paléontologie, mais dont la contribution a eu un impact important dans le domaine.

J’ai travaillé ensuite deux ans avec la Chine, pour un postdoc. Et là, je n’ai jamais touché un fossile chinois ! La situation était particulière, car c’était durant la pandémie de COVID et je travaillais à distance. Mais il faut savoir qu’en Chine, c’est presque impossible d’exporter des fossiles. Cela s’explique par des lois très protectrices et grâce à une infrastructure et une expertise locale très fortes. J’ai donc pu mener à bien mon projet depuis mon lieu de confinement. 

Au-delà des collaborations avec des amateur·rices et des paléontologues internationaux, c’est également important pour moi de former des personnes localement, pour qu’elles puissent à leur tour valoriser leur héritage géologique. Quand on était sur le terrain en mai dernier, au Maroc, nous avons par exemple aidé un étudiant motivé à récolter des données et monter un projet de thèse solide en Suisse.

Que conseilleriez-vous aux jeunes chercheur·es pour promouvoir l’inclusivité ?

Un principe fondamental auquel j’attache une grande importance est celui de favoriser la collaboration et de la rendre visible, et c’est un principe que je souhaite transmettre aux jeunes chercheur·es. Une manière de le mettre en pratique consiste à inclure dans la liste des auteur·es d’un article toutes les personnes qui ont rendu cet article possible.

Ce principe est pour moi primordial. Selon certains scientifiques et certaines revues, une personne ne mérite d’être coauteur que si elle n’a contribué à l’aspect « scientifique ». Pourtant, écrire un paragraphe ou changer la discussion est-il plus méritant que découvrir des fossiles ? À mon sens, un article scientifique est le fruit de l’accumulation de divers savoir-faire : de la personne qui a trouvé le fossile, l’a préparé, a permis son exportation, à celle qui l’a analysé ou rédigé les résultats. 

Vous pourrez constater d’ailleurs que mes papiers comportent souvent une longue liste de contributeur·rices ! Par exemple, les collègues qui nous ont permis d’obtenir des permis d’exportation sont inclus dans mes publications de thèse. Sans elles, la thèse n’aurait pas eu lieu et je leur suis reconnaissant pour leur aideEt bien que cela ne soit pas encore largement accepté, je ne suis pas seul paléontologue à inclure des amateur·rices dans mes publications. Cela démontre que, dans le domaine, leur rôle est de plus en plus considéré comme essentiel. Je pense que leur prise en compte révèle aussi l’importance de l’aspect humain dans une recherche paléontologique, au-delà de l’aspect scientifique : ne pas oublier que les échantillons ont une histoire, qu’ils viennent de quelque part. De plus, il manque parfois des paléontologues académiques locaux avec qui collaborer. Cela est en partie dû au passé colonial. Réfléchir à l’élargissement de la communauté scientifique et accorder une valeur au travail de chacun·e est essentiel pour faire progresser l’expertise des pays à revenu moyen et faible.

Farid Saleh, Institut des sciences de Terre

Dr Farid Saleh est taphonomiste : il étudie la dégradation (physique, chimique, biologique) des organismes dans la nature. Sur les gisements fossilifères, cela revient à essayer de résoudre ces questions : à quel point les fossiles trouvés reflètent-ils les écosystèmes d’origine ? À quel point sont-ils biaisés par la préservation ? Si on trouve les animaux A et B dans un site fossilifère, est-ce que cela veut vraiment dire qu’ils étaient seuls présents ? Ou est-ce que d’autres animaux vivaient à cette époque, mais leurs traces ne nous sont pas parvenues ? 

Farid Saleh s’intéresse en particulier aux premiers écosystèmes complexes – remontant à plus de 520 millions d’années. Après des études au Liban et une thèse à Lyon, il travaille aujourd’hui à l’ISTE. Pour mener à bien son projet, il a mis en place de nombreuses collaborations internationales, avec La France, le Maroc, la Chine, l’Australie, le Canada et les États-Unis.


Notes

  1. Les résultats et les recommandations de cette étude sur la diversité sont sur la page de la Palaeontological Association ↩︎
  2. On peut retrouver le Code de conduite sur le site de l’Association paléontologique ↩︎
  3. Le Code de conduite de l’Association paléontologique énonce notamment sa volonté de créer un environnement divers et inclusif. « The Palaeontological Association will not discriminate on the basis of race, colour, ethnic origins, immigration status, religion, age, marital status, parental status, sex, sexual orientation, gender identity or expression, socioeconomic background, educational background, or disability. » ↩︎
  4. Mary Anning (1799-1847), qui a donné son nom au prix amateur de l’Association paléontologique, était une paléontologue et collectionneuse de fossiles autodidacte et pionnière. Les découvertes d’Anning – comme premiers ichtyosaures, plésiosaures et ptérosaures – ont contribué à modifier notre vision sur l’histoire de la Terre. Aujourd’hui encore, ses découvertes constituent des éléments importants des grandes collections du Royaume-Unis. ↩︎

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