La perspective narrative – fiche élève

Présentation générale

Nous sommes constamment accompagné·e·s par les récits. C’est par eux que nous nous racontons nos vies. Ils apparaissent aujourd’hui sous la forme de livres, de films, de séries, de jeux vidéo, de bandes dessinées, de stories etc. Si l’école continue de privilégier le livre à l’heure d’une telle diversité, c’est peut-être parce que ce support est le plus simple (le plus éthique ? le plus démocratique) à utiliser.

En entrant dans un récit, le·la lecteur·trice est placé·e par la narration dans une certaine perspective par rapport à l’histoire racontée. Par exemple, le récit est orienté sur certains personnages tout en plaçant d’autres personnages dans les marges. C’est ce que nous appellerons, par la suite, la focalisation.

On peut aussi apprendre des choses que les personnages ignorent, ce qui nous permet d’anticiper des dangers qu’ils n’ont pas prévu. Ou alors, on peut être confronté·e·s à des personnages qui détiennent des secrets, ce qui suscite notre curiosité. Ces aspects seront traités sous l’angle du savoir.

Enfin, le récit peut parfois nous mettre dans la perspective subjective d’un personnage, en nous donnant accès à ses perceptions, à son ressenti ou à ses pensées, comme si on était à sa place dans l’histoire. C’est là ce que nous nommerons le point de vue.

Certains récits changent souvent de point de vue, ce qui donne le sentiment que la personne qui raconte est capable d’orienter son récit comme elle l’entend, comme si elle était omnisciente. D’autres récits, au contraire, sont ancrés à l’intérieur d’un personnage du début à la fin, comme si la narration n’était formée que par le flux de ses pensées. Ces questions touchent à la subjectivité de la narration.

La perspective narrative est déterminée par ces paramètres, qu’il va falloir clairement distinguer.

Focalisation : on va d’abord se demander sur quoi, ou plutôt sur qui, le récit est orienté. Le personnage (P2) sur lequel le récit se focalise est généralement le ou la protagoniste de l’histoire, mais il y a des récits qui sont focalisés alternativement sur différents personnages ou groupes de personnages.

Savoir : on peut ensuite s’interroger sur l’extension de la vision (V) qui nous est donnée du monde de l’histoire (M). Plus exactement : est-ce que le savoir dont nous disposons est équivalent, plus limité ou au contraire plus étendu que celui dont disposent les personnages ? Est-ce que l’on est informé d’un danger qu’ignore le ou la protagoniste ? Est-ce qu’un personnage mystérieux détient un secret qu’on aimerait connaitre ? Dans les deux cas, on voit que ces jeux sur l’extension du savoir donnent du piment à l’intrigue !

Point de vue : on peut encore se demander où se situe l’origine du « regard » porté sur les événements. Est-ce que notre « vision » du monde raconté passe à travers la lentille (L) ou le filtre de la subjectivité d’un personnage (P1) ? Est-ce qu’on voit le monde à travers ses yeux, ses oreilles, son ressenti ou ses pensées ? Autrement dit, est-ce que l’on est dans le point de vue interne d’un personnage ou dans un point de vue qui reste externe à celui-ci ?

Narration omnisciente, subjective ou objective : Le dernier paramètre est lié au précédent, mais se situe à une autre échelle d’analyse, plus générale. La question que l’on va se poser, c’est de savoir si, durant le fil du récit, on change souvent de point de vue, ce qui nous donne l’impression d’une narration omnisciente. Une autre possibilité, c’est d’avoir au contraire un récit qui adopte intégralement le point de vie d’un seul personnage. Dans ce cas, on peut parler d’un style de récit subjectif ou « en flux de conscience ». Il y a enfin le cas d’un récit qui resterait toujours à l’extérieur des personnages, qui ne nous permettrait jamais de savoir ce qu’ils ou elles pensent.

Typologie, importance et repérage

On va maintenant reprendre chacun de ces aspects de la perspective narrative en se posant trois questions importantes :

Typologie : quels sont les différents types de perspective que l’on peut rencontrer dans un récit ?

Repérage : comment savoir à quel type de perspective on a affaire ?

Importance : pourquoi est-ce important de s’intéresser à ces différents aspects de la perspective narrative ?

On verra que le repérage des différents types de savoir et de focalisation ne présente pas de difficultés. En revanche, la question du point de vue est plus complexe, car non seulement chaque média (audiovisuel, BD etc.) peut construire des effets de subjectivité avec des techniques très différentes, mais les récits littéraires présentent des difficultés interprétatives assez importantes quand il s’agit de savoir si tel passage reflète le point de vue interne d’un personnage. Cependant, travailler sur le repérage des effets de point de vue vous permettra d’apprendre des techniques narratives très importantes pour construire des effets de subjectivité en s’appuyant sur les caractéristiques des langages verbaux ou médiatiques.

Focalisation 

Typologie

La focalisation repose sur le fait que certains personnages se distinguent par la quantité des informations les concernant, qui s’accumulent au fil du récit, ce qui fait que la représentation narrative semble orientée sur eux. Le personnage devient le protagoniste de l’histoire, ce qu’on appelle aussi son héros ou héroïne. Un tel régime favorise naturellement l’identification ou l’empathie.

On peut donc distinguer sur cette base deux types de personnages :

  1. Personnage focalisé (protagoniste, héros/héroïne, foyer du récit)
  2. Personnage non focalisé (personnage secondaire, figurant×e)

Dans certains récits (les contes, les nouvelles, les romans d’aventure ou de formation), il y a un×e seul×e protagoniste, de sorte qu’il est facile d’identifier le foyer narratif. Dans d’autres récits, on peut avoir plusieurs foyers, le passage d’un foyer à un autre se faisant souvent à la charnière des chapitres ou lors de changements de séquences. Dans les récits possédant plusieurs foyers, on peut distinguer entre la focalisation variable, qui consiste simplement à changer de foyer au fil du récit, et la focalisation multiple, où le même événement est saisi sous les perspectives de différents personnages. Dans le cas de la focalisation multiple, c’est l’événement qui devient le foyer principal. On a donc trois situations :

  1. Focalisation simple : le récit est focalisé sur un seul personnage.
  2. Focalisation variable : le récit est focalisé alternativement sur différents personnages.
  3. Focalisation multiple : un même événement est raconté dans la perspective de différents personnages.

Repérage

Pour savoir qui est le personnage focalisé par le récit, ou par un passage du récit, il suffit de se demander : qui est le personnage le plus important de l’histoire (ou dans cette partie de l’histoire), qui est celui ou celle dont on suit les aventures ? Dans un roman à focalisation variable, le protagoniste principalest celui auquel la majeure partie du texte est consacré. On peut définir des foyers alternatifs quand, dans certains passages, ce protagoniste est absent et un ou plusieurs autres personnages deviennent le centre de l’attention. Un foyer peut également être constitué par plusieurs personnages qui peuvent aussi former des groupes ou des communautés, qui peuvent se former ou se scinder. Dans le troisième tome du Seigneur des anneaux, par exemple, les chapitres consacrés à Frodon et Sam constituent un foyer alternatif aux chapitres consacrés respectivement à Aragorn ou à Gandalf, et dans le cas où ces différents foyers sont assez équilibrés, on constate la difficulté qu’on peut avoir à identifier le ou la protagoniste principal·e, si ce n’est à partir de critères subjectifs.

Dans les récits graphiques ou audiovisuels, les foyers narratifs apparaissent là où certains personnages se trouvent le plus fréquemment cadrés par la représentation, la caméra ou le·la dessinateur·trice suivant leurs parcours. Dans une bande dessinée, on peut simplement procéder au comptage du nombre de cases dans lesquelles le même personnage apparaît, et au cinéma, on dénombrera les plans. La place au sein du cadre ou de la case peut aussi être un critère, le fait d’occuper le centre ou le premier plan pouvant constituer un indice.

Importance

Savoir déterminer le foyer du récit est important, car c’est à partir de cette orientation du récit que le·la lecteur·trice va s’immerger dans l’histoire et accéder aux informations qui constituent l’intrigue. Les personnages focalisés sont généralement ceux qui vont susciter le plus de sympathie ou ceux auxquels on va s’identifier. Les valeurs portées par le récit dépendent directement de ce choix fondamental, puisqu’orienter le récit, par exemple, sur un agresseur ou, au contraire, sur la personne agressée, va complètement changer notre interprétation de l’agression. Les récits à focalisation multiple montrent à quel point orienter le récit sur tel ou tel personnage orientent notre compréhension des événements (cf. Le dernier duel de Ridley Scott, 2021).

Savoir 

Typologie

Cette typologie est fondée sur la comparaison entre les informations mises à disposition du public et celles auxquelles ont accès tel ou tel personnage, ce qui débouche sur trois possibilités : supériorité, infériorité ou équivalence des savoirs. Lorsqu’un personnage est érigé en foyer du récit, cela produit généralement, au bout d’un certain temps, un équilibrage entre ce que le public sait de l’intrigue et ce que le·la protagoniste apprend au sujet des événements dans lesquels il·elle est impliqué·e.

  1. Savoir restreint : un personnage possède des informations sur des éléments pertinents de l’intrigue qui font défaut au public.
  2. Savoir équivalent : le public et le personnage ont une connaissance équivalente des éléments pertinents de l’intrigue.
  3. Savoir élargi : le public possède des informations sur des éléments pertinents de l’intrigue qui font défaut à un personnage.

Repérage

Le repérage des différents régimes de savoir repose sur une comparaison entre deux quantités de savoir : d’un côté, il faut mesurer les savoirs mis à disposition du public par le récit, et de l’autre côté, il faut mesurer le savoir que l’on peut supposer que possède un personnage de l’histoire sur la base de ce que nous en dit le récit. Dans certains cas, il est très clair que nous sommes informés d’une chose qu’ignore le personnage. Par exemple, à la fin de la pièce de Shakespeare, nous savons que Juliette est seulement endormie alors que Roméo la croit morte, et donc il va commettre une grave erreur se suicidant, son ignorance rendant son geste encore plus tragique. Dans d’autres cas, comme dans Crime et châtiment, on peut clairement avoir l’impression qu’un personnage détient une information que l’on voudrait connaitre, ce qui suscite notre curiosité, par exemple quand le protagoniste élabore un plan secret que l’on comprend seulement quand l’action arrive à son terme.

Importance

Les variations dans les régimes de savoir remplissent des fonctions essentielles pour la mise en intrigue et pour l’intérêt du récit qui en découle. En effet, une restriction ou un élargissement stratégique des informations narratives peuvent augmenter le désir de progresser vers un dénouement.

  • Le savoir restreint engendre de la curiosité : les secrets détenus par un personnage (par exemple concernant l’identité, les intentions ou les plans de ce personnage) poussent le lecteur à avancer dans le récit dans l’espoir de dénouer ces mystères.
  • Le savoir élargi conduit au suspense : la divulgation d’informations importantes ignorées par un personnage permet d’anticiper des développements de l’intrigue qui vont avoir un effet dramatique sur son destin. Le fait que le personnage ignore quelque chose d’important sur ce qui lui arrive fait qu’il risque de vivre un drame alors qu’il pourrait l’éviter s’il savait ce que sait le public. Pour le public, cela renforce aussi la crainte ou la pitié qu’on ressent pour ce personnage qui avance sans le savoir vers une catastrophe prévisible.

Point de vue 

Typologie

En ce qui concerne le point de vue, quand on l’analyse localement, il n’y a que deux possibilités :

  1. Point de vue interne : la perspective narrative est filtrée par la subjectivité d’un personnage.
  2. Point de vue externe : la perspective narrative n’est pas ancrée à l’intérieur d’un personnage.

Si on peut déterminer localement le point de vue avec ces deux types, interne et externe, il y a parfois des cas indécis. Dans un roman, un énoncé est soit interne, soit externe, mais dans certaines situations on peut hésiter entre les deux (notamment dans le cas du discours indirect libre). Dans un film ou dans une bande dessinée, on peut aussi avoir des cas intermédiaires quand certains éléments renvoient à l’intériorité du personnage (par exemple une bulle de pensée) et d’autres indiquent un point de vue externe (par exemple on voit le personnage de l’extérieur). Il faut donc savoir construire une interprétation sur la base d’indices et faire preuve, dans certains cas, de nuance dans votre interprétation.

Repérage

Pour savoir si la représentation adopte le point de vue interne d’un personnage, il faut chercher dans le récit des indices de subjectivité indiquant au public où se situe l’origine de la représentation. Suivant les médias, et suivant les situations narratives, il est plus ou moins facile de repérer ces indices.

Jeux vidéo : dans un FPS (First Person Shooter) le·la joueur·euse Jeux vidéo est placé dans le point de vue interne du personnage qu’il incarne, dont on voit les bras et les armes au premier plan, alors que dans un RPG (Role Playing Game), la caméra est généralement orientée sur l’avatar du joueur, dont on voit le corps interagir avec son environnement. Il y a bien d’autres manières de représenter l’état l’intériorité du personnage dans les jeux vidéo (notamment pour la douleur ou les altérations de conscience en cas de blessure), mais cette différence du point de vue visuel est vraiment celle qui saute aux yeux et qui définit les régimes narratifs de différents genres de jeux. Par ailleurs, on voit que dans le FPS, on est presque tout le temps en point de vue interne, sauf dans les séquences situées entres les phases de jeu, alors que dans un RPG, on peut parfois alterner entre des séquences en point de vue interne (par exemple quand on conduit une voiture) et des séquences en point de vue externe (par exemple quand on marche dans un environnement.

FPS: Halo Infinite Sniper

FPS : Halo Infinite sniper

RPG: GTA 5

Cinéma et télévision : Dans les films et les séries, le point de vue visuel est évidemment très important. Un effet de « caméra subjective » (appelé aussi « ocularisation interne ») peut être obtenu de deux façons différentes : soit des indices sont directement intégrés dans l’image (comme pour le FPS : ombre ou mains à l’avant-plan, effets de caméra portée, etc.), soit c’est le montage qui permet de comprendre le statut de l’image (on montre un personnage regarder quelque chose, puis on montre ce qu’il ou elle regarde selon un angle qui correspond à sa position dans la scène, on parle alors « d’ocularisation interne secondaire »). Un autre élément important pour représenter le point de vue mental est l’usage de la « voix over », qui nous permet d’entendre les pensées du personnage. À côté de ces deux procédés, il existe évidemment bien d’autres techniques pour représenter la subjectivité : un gros plan sur un visage peut indiquer une émotion, une musique peut indiquer un ressenti, une modulation de la piste sonore peut renvoyer à une perception auditive, on peut aussi mettre en scène un rêve, un souvenir, un désir ou un projet, etc. Contrairement aux jeux vidéo en FPS, les films intégralement tournés en caméra subjective sont très rares, car le public a besoin de voir le corps du personnage pour comprendre ses actions et pour s’identifier à lui ou à elle.

Image du film La Dame du lac, 1947.
Un des seuls films tourné intégralement en caméra subjective.

Bande dessinée : la bande dessinée reprend certains éléments du cinéma, notamment l’usage de la « caméra subjective » et de la « voix over » sous forme de bulles de pensée ou de récitatifs placés dans des cadres. On retrouve aussi les effets de gros plan ou la mise en scène de souvenirs ou de rêves. La bande dessinée permet cependant de coder avec beaucoup plus de détail les émotions des personnages. Les personnages et les décors peuvent être modifiés pour exprimer des émotions ou des pensées. Par exemple, dans un manga, un personnage embarrassé peut être représenté dans un style graphique beaucoup plus caricatural et enfantin que dans d’autres moments plus sérieux de l’histoire. Le dessinateur peut aussi décider de supprimer le décor et de le remplacer par une couleur exprimant la colère ou le mépris. On peut aussi utiliser des points d’exclamation ou d’interrogation ou des petites gouttes placées autour de la tête (on appelle cela des emanata) pour exprimer la surprise ou la colère. En bande dessinée comme au cinéma et dans les jeux vidéo, une même case peut inclure des éléments à la fois objectifs et subjectifs, par exemple une bulle de pensée et un point visuel externe. Tout est donc question de degré : on n’est pas soit dans une représentation interne, soit dans une représentation externe, mais plutôt dans une représentation qui intègre plus ou moins de subjectivité.

Ocularisation interne secondaire © Frederik Peeters, Aâma, Paris, Gallimard, 2011.

Bulles de pensée et récitatifs © Daniel Clowes, Mister Wonderful, Paris, Cornelius, 2011.

Théâtre : le théâtre possède plusieurs techniques pour informer le public de ce que pense un personnage. Comme au cinéma et en bande dessinée, une scène peut représenter un souvenir ou un rêve. Il est facile également de savoir ce que pense une personne quand elle se confie à un proche, ou quand elle se parle à elle-même dans des passages où elle est seule en scène (on appelle cela un soliloque). En plus de l’expression faciale du comédien, qui peut transmettre son ressenti, il y a aussi parfois des paroles qui expriment une réaction que seul le public est censé entendre (on appelle cela un discours en aparté), comme dans l’exemple suivant :

Arnolphe, à part.

Cet aveu qu’elle me fait avec sincérité,           
Me marque pour le moins son ingénuité.       
Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,           
Que j’avais défendu que vous vissiez personne.

Molière, L’École des femmes, acte II, scène 5

Littérature : la littérature, qui n’utilise que le mode verbal (contrairement au jeu vidéo, au cinéma ou à la bande dessinée, qui utilisent l’image combinée au texte ou à la piste sonore) peut indiquer une pensée, une émotion ou n’importe quelle perception, visuelle, auditive ou autre en utilisant les mêmes procédés. Il n’y a pas de différence entre « Elle entendit un bruit », « Elle vit de la lumière » ou « Elle pensa qu’il était rentré ». En revanche, certains indices sont plus directs que d’autres : par exemple on peut indiquer une pensée comme un discours rapporté sous forme directe ou indirecte et dans ce cas, il n’y a pas d’ambiguïté. On parle alors de point de vue « asserté » :

  • Elle pensa : « il est stupide ! »
  • Elle le regarda et le trouva stupide.

Il y a des situations plus compliquées, dans lesquelles il faut interpréter le texte pour comprendre que tel ou tel passage se rapporte au point de vue interne d’un personnage. Dans le passage suivant, certains indices sont évidents et d’autres moins :

Comme Tobie enfourchait son vélo, il lui lança un regard noir, brillant d’une sauvagerie gaie et franche qu’elle jugea « tout à fait yankee ».

Alice Rivaz, « Apprendre l’anglais », Sans alcool et autres nouvelles, Genève, Éditions Zoé, 2000, p. 114.

Il est clair que « tout à fait yankee » renvoie sans ambiguïté à ce que pense la protagoniste, puisqu’on trouve des éléments de discours rapporté direct (le verbe introducteur « jugea » et les guillemets). En revanche, il est moins évident de comprendre que la manière dont le regard de Tobie est décrit peut aussi être interprété comme renvoyant au point de vue de la jeune femme. C’est le contexte qui nous permet de comprendre que cette façon d’interpréter le regard renvoie à la subjectivité de cette femme qui ignore que cet homme, dont elle est amoureuse, est sur le point de la quitter. Dans l’exemple suivant, tiré de la même nouvelle, on voit que dans le contexte de cette nouvelle, on peut interpréter la phrase qui le dialogue comme renvoyant aux pensées inquiètes de cette femme, restituées sous la forme d’un discours indirect libre :

Damn!
Bizarre ! C’était la deuxième fois aujourd’hui que des mots anglais lui sortaient de la bouche.

Alice Rivaz, « Apprendre l’anglais », Sans alcool et autres nouvelles, Genève, Éditions Zoé, 2000, p. 117.

Parfois, après un énoncé qui indique une perception, on peut interpréter tout un passage descriptif (souvent énoncé à l’imparfait) comme renvoyant à la manière dont le personnage perçoit le monde qui l’entoure :

D’abord je vis deux femmes qui s’arrêtèrent devant la porte du pavillon, du côté de la rue. L’une était brune avec des cheveux courts et un châle de laine noire ; l’autre, une blonde, très maquillée, arborait un chapeau gris dont la forme était celle des chapeaux de mousquetaires. Je les entendais parler en français.

Patrick Modiano, Rue des boutiques obscures, Paris, Folio, 1978, p. 18.

En conclusion, il n’est pas toujours très facile de savoir dans quel point de vue on se trouve , mais avec un peu d’entrainement, on finit par repérer des indices plus ou moins clairs qui nous permettent de comprendre dans quel point de vue l’écrivain·e souhaite placer le public.

Importance

La question de la subjectivité est vraiment très importante pour saisir le sens d’un récit et pour pouvoir l’interpréter, car on entre toujours dans le monde de l’histoire selon une certaine perspective. Souvent, le but d’un récit est de nous faire partager les expériences vécues par tel ou tel personnage dont on adopte le point de vue, mais aussi de nous faire réfléchir sur cette expérience en prenant un peu de recul, par exemple en croisant cette expérience avec d’autres points de vue. Dans la nouvelle de Rivaz, on adopte clairement le point de vue de la femme et pas celui de l’homme, mais en entrant dans ses pensées et ses perceptions, on peut aussi s’interroger sur ses aveuglements, sur son incapacité à anticiper le drame qui va se jouer.

Narration omnisciente, subjective ou objective 

Typologie

En changeant d’échelle, on peut aussi constater que certains récits adoptent alternativement différents points de vue, internes et externes, alors que d’autres sont plus restrictifs et restent toujours ancrés dans une seule perspective, soit en restant toujours à l’intérieur d’un seul personnage, soit en se situant toujours à l’extérieur des personnages. Cela nous donne donc trois possibilités :

  1. Narration omnisciente : quand une œuvre change souvent de point de vue, on peut avoir l’impression que la narration est omnisciente, c’est-à-dire qu’elle ne raconte pas forcément tout, mais qu’elle ne rencontre aucun obstacle pour entrer dans le point de vue de n’importe quel personnage. C’est le cas le plus fréquent.
  2. Narration subjective : quand une œuvre est intégralement ancrée dans un seul point de vue interne, on peut parler de narration subjective ou, en littérature, de narration en flux de conscience (stream of consciousness).
  3. Narration objective : dans certains cas, assez rares, le récit n’entre jamais à l’intérieur des personnages. On parle alors de narration objective ou « behavioriste ».

Repérage

Le repérage est le même que pour le point de vue, mais il faut changer l’échelle de l’analyse en se demandant si un effet de subjectivité est présent tout au long du récit et reste ancré dans un seul personnage (narration subjective), ou si l’on change parfois de point de vue (narration omnisciente). Cela permet le lier l’étude du point de vue à l’instance qui raconte, ce qui nous permet de parler de narrateur omniscient ou de narration en flux de conscience.

Importance

La narration subjective est une expérience esthétique très intéressante pour réaliser comment notre rapport à la réalité est fondamentalement enraciné dans un corps et une conscience, et pour mettre en doute notre capacité à être parfaitement objectif. Le degré de subjectivité du récit reflète ainsi l’évolution de la manière dont les des écrivain·e·s envisagent leur rapport au réel et sa transcription littéraire. Les écrivains réalistes du XIXe siècle pensaient pouvoir donner une représentation réaliste des événements en multipliant les points de vue et en commentant les événements. Au cours du XXe siècle, certains artistes ont estimé au contraire que cette omniscience était illusoire, car la réalité est liée à une expérience incarnée qui ne peut jamais être dépassée sans trahir le vécu authentique. On a alors cherché d’autres façons de raconter, qu’on a jugées plus honnêtes. Le cas de la narration objective est assez rare en littérature, mais on l’observe dans des narrations où un témoin ou un journaliste tentent de ne relater que des faits sans prétendre savoir ce qu’ont pu voir ou penser les personnes impliquées dans les événements.

Pour résumer

Quand vous commentez un récit, vous pouvez enrichir votre interprétation de la perspective narrative et de ses effets en vous posant les questions suivantes :

Focalisation 

Qui est le personnage qui occupe le centre du récit ? qui est le ou la protagoniste ? à qui sommes-nous invités à nous identifier ? est-ce que ce récit n’est focalisé que sur un seul personnage ou sur plusieurs alternativement ? est-ce que le récit raconte plusieurs fois le même événements en adoptant la perspective de différents personnages ? pourquoi le récit se focalise-t-il sur ce personnage ? qu’est-ce qui se passerait si le récit s’était focalisé sur un autre personnage ? Qu’est-ce qu’on apprend et qu’est-ce qu’on ignore dans ce récit focalisé sur cette partie prenante de l’intrigue (et pas sur telle autre) ?

Savoir 

Est-ce que j’en sais autant, plus ou moins que le personnage ? le personnage est-il mystérieux ? détient-il un secret ? est-ce que nous savons quelque chose d’important qu’il ignore et qu’il devrait savoir ? quel effet le fait d’en savoir plus ou moins que le personnage a-t-il sur l’intérêt de l’histoire ?

Point de vue 

Est-ce que, dans cet extrait, il y a des passages qui adoptent le point de vue interne d’un ou de plusieurs personnages ? si c’est le cas, dans le point de vue de quel personnage sommes-nous placés ? quels indices me permettent de savoir que je suis dans son point de vue ? pourquoi le récit adopte-t-il à cet endroit ce point de vue subjectif ? quel est l’effet visé ?

Point de vue global 

A-t-on l’impression d’être dans un récit omniscient, qui peut adopter les points de vue de différents personnages ? est-ce un récit entièrement subjectif ? peut-on parler de récit « en flux de conscience » ? le récit n’entre-t-il jamais dans le point de vue des personnages ? quel effet l’omniscience, la subjectivité ou l’objectivité du récit produit-il sur le public ? quel est l’effet visé ?


[1] Le schéma est adapté de Manfred Jahn (1996), « Windows of Focalization: Deconstructing and Reconstructing a Narratological Concept », Style, n° 30 (2), p. 242.