Le récit de John Boyne, Le garçon en pyjama rayé, est focalisé sur le personnage principal, Bruno, 9 ans, fils d’un SS nommé à la tête d’Auschwitz. Ce texte nécessite un travail spécifique sur la perspective narrative de façon à comprendre le récit. En effet, le point de vue interne utilisé dans ce récit implique que le·la lecteur·rice se distancie de ce que le garçon dit et pense naïvement, et comprenne qu’il s’agit d’un point de vue enfantin qui n’est pas assumé par le narrateur du récit en « il ». Cette distanciation est également nécessaire afin de reconsidérer la manière dont Bruno perçoit certaines situations, notamment en ne comprenant pas certains termes par manque de connaissances.
Si le choix de l’auteur de proposer un tel point de vue est historiquement peu crédible, il permet de présenter une figure littéraire intéressante, à même d’interroger le fonctionnement du monde adulte, notamment de l’antisémitisme auquel le jeune garçon restera étranger jusqu’à la fin du récit. Il s’agit ainsi de poser un autre éclairage sur des événements historiques que le·la lecteur·rice doit connaître pour pallier l’absence de connaissances de Bruno et de sa sœur Gretel.
Trois termes, exemplaires de l’utilisation du point de vue ignorant de Bruno, sont au centre de l’activité de compréhension proposée ci-dessous. Il s’agit du terme « juif » que Bruno ne connait pas et qui est remplacé par des points de suspension jusqu’à ce que Bruno apprenne ce mot. Il s’agit également des termes « Führer » et « Auschwitz » que Bruno comprend comme « Fourreur » et « Hoche-Vite » tout du long du récit. L’utilisation de ces termes est problématique pour Bruno au niveau de sa capacité à les dire, mais surtout quant à leur sens, qui échappe complètement aux enfants, conduisant ces deniers à élaborer diverses hypothèses erronées sur la signification de ces termes.
Proposition d’activités
1. Le terme « juif » (chapitres 7, 15, 16, 19)
Extraits 1 – chap. 7, p. 75-76
[Le lieutenant Kotler à Pavel]
– Hé ! Toi ! cria-t-il, en ajoutant un mot dont le sens échappa à Bruno. Viens par ici, espèce de « … », dit-il, en répétant le mot. […]
– Ensuite, quand tu retourneras à la cuisine, tâche de te laver les mains avant de toucher la nourriture, sale « … ». Le lieutenant répéta le mot qu’il avait déjà utilisé deux fois en postillonnant.
Chap. 15, p. 165
[A propos de Shmuel]
– Allons, petit homme, dit le lieutenant Kotler qui revenait vers lui [Bruno] et entourait ses épaules d’un bras inamical. Va dans le salon lire ton livre et laisse ce petit « … » terminer son travail, conclut-il en employant le même mot qu’il avait employé́ à l’égard de Pavel la fois où il l’avait envoyé́ chercher le pneu.
Q. 1 : Dans ces trois extraits, quel mot est remplacé dans le texte par « … » ? Comment expliquer ce choix de l’auteur ?
Le mot « juif » ; il s’agit de montrer que Bruno ne connait pas ce mot prononcé par Kotler.
Extrait 2 – chap. 16, p. 172-175
– Je veux que tu me parles de la barrière, répondit résolument Bruno, qui l’avait élue sujet le plus important. Pourquoi est-elle là ?
Gretel se retourna sur son siège et le regarda avec curiosité.
– Tu ne le sais pas ?
– Non, répondit Bruno. Je ne comprends pas pourquoi nous n’avons pas le droit d’aller de l’autre côté. Qu’avons-nous fait de mal pour ne pas avoir la permission de jouer là-bas ?
Gretel le regarda et éclata de rire, ne s’arrêtant qu’en constatant que Bruno ne plaisantait pas.
– Bruno, chantonna-t-elle d’une voix sotte, comme s’il s’agissait de la chose la plus évidente du monde, la barrière n’est pas là pour nous empêcher d’aller de l’autre côté, mais pour les empêcher de venir de notre côté.
Bruno réfléchit à ce qu’elle venait de dire, mais n’y vit pas plus clair.
– Mais pourquoi ? demanda-t-il.
– Parce qu’il faut qu’ils restent entre eux, expliqua Gretel.
– Avec leurs familles, tu veux dire ?
– Enfin, oui, avec leurs familles. Mais surtout avec ceux de leur espèce.
– Comment cela, ceux de leur espèce ? Gretel soupira et secoua la tête.
– Avec les autres Juifs, Bruno. Tu ne le savais pas ? C’est pour cela qu’ils doivent rester entre eux. Et ne pas se mélanger avec nous.
– Juifs, dit Bruno qui prononçait le mot pour la première fois. (Il aimait bien sa sonorité.) Juifs, répéta-t-il. Tous les gens de l’autre côté de la barrière sont juifs.
– Exactement, confirma Gretel.
– Et nous sommes juifs ?
Gretel ouvrit grand la bouche, comme si elle venait de recevoir une gifle.
– Non, Bruno. Bien sûr que non, nous ne le sommes pas. Et tu ne devrais même pas dire une chose pareille.
– Mais pourquoi ? Nous sommes quoi, alors ?
– Nous sommes…, commença Gretel, mais elle fut contrainte de s’arrêter pour réfléchir à la question. Nous sommes…, répéta- t-elle, sans savoir vraiment quelle était la réponse. Nous ne sommes pas juifs, conclut-elle.
– Je le sais, dit Bruno, excédé. Ce que je te demande c’est ce que nous sommes, si nous ne sommes pas juifs.
– Nous sommes le contraire, répondit Gretel, se dépêchant de lui donner une réponse dont elle fut bien plus satisfaite. Oui, c’est cela. Nous sommes le contraire.
– Entendu, approuva Bruno, ravi que l’affaire fût enfin résolue. Et les Contraires vivent de ce côté de la barrière et les Juifs de l’autre.
– C’est cela, Bruno.
– Les Juifs n’aiment pas les Contraires, alors ?
– Non, c’est nous qui ne les aimons pas, espèce d’idiot.
Bruno se renfrogna. Gretel s’était maintes fois fait répéter de ne pas le traiter d’idiot, mais elle persistait.
– Pourquoi ne les aimons-nous pas ? demanda-t-il.
– Parce qu’ils sont juifs, répondit Gretel.
– Je vois. Les Contraires et les Juifs ne s’entendent pas.
– Non, Bruno, répondit Gretel, en traînant sur les mots, car elle venait de découvrir quelque chose d’inattendu dans ses cheveux et l’examinait attentivement.
– Quelqu’un ne pourrait pas les réunir et…
Q. 2 : Qui apprend le mot « juif » à Bruno ? Que montrent les questions que Bruno pose à sa sœur ? Que montrent les réponses de Gretel ?
Gretel ; les questions de Bruno montrent qu’il ne connait pas du tout la théorie antisémite véhiculée par la propagande nazie, et aussi que, via la compréhension enfantine et néanmoins valable du monde par Bruno, cette théorie n’a aucun fondement logique ; les réponses de Gretel montrent qu’elle comprend qu’il faut haïr les juifs, mais pas quelles en sont les raisons selon les nazis. En tant que sœur aînée, elle est une intermédiaire entre le monde des adultes et celui de l’enfance, mais sa compréhension du monde des adultes est limitée.
Extrait 3 : chap. 19, p. 193
– Cela me rappelle les pièces qu’elle [ma grand-mère] montait avec Gretel et moi, dit-il [Bruno], en se détournant au souvenir de ces jours révolus, qui faisait partie des rares images de Berlin à ne pas s’être estompées. Cela me rappelle qu’elle trouvait toujours le bon costume pour moi. « Avec un bon costume, tu entres dans ton rôle », me disait-elle toujours. C’est sans doute ce que je suis en train de faire, non ? Je joue à être quelqu’un de ton côté de la barrière.
– Un Juif, dit Shmuel.
– Oui, acquiesça Bruno, en se balançant d’un pied sur l’autre, mal à l’aise. C’est cela.
Q. 3 : Pourquoi Bruno est-il mal à l’aise ?
Il a compris que ce n’est pas un rôle positif à jouer, selon ce que Kotler et Gretel en ont dit, et il est gêné par rapport à Shmuel. Il utilise le jeu comme méthode de compréhension, mais peut-être se rend-il compte que Shmuel, lui, ne joue pas.
Q. 4 : Qu’a appris Bruno au fil de ces trois extraits ?
Il comprend finalement le mot « juif » et sait désormais que c’est un terme discriminatoire, mais il ne comprend pas en quoi (la théorie raciste, antisémite des nazis lui est inconnue).
Q. 5 : Qu’avons-nous appris au fil de ces trois extraits ?
Nous avons appris que la logique discriminatoire des nazis, aussi catastrophique qu’elle s’est avérée historiquement, ne tient pas, si on l’oppose à la réflexion d’un enfant. Nous avons appris à valoriser la réflexion face à l’ordinaire du monde.
Q. 6 : Pourquoi le mot « juif » est-il remplacé par un vide tandis que les autres termes le sont par des mots phoniquement proches ?
il y aurait plusieurs explications possibles. L’une se présente comme une hypothèse de lecture, selon laquelle « juif », même inconnu de Bruno, est compris par lui comme étant un « gros mot », une insulte, interdite dès lors au même titre que d’autres gros mots du langage – hypothèse corroborée par la réaction de Gretel, « tu ne devrais pas dire une chose pareille ». Une telle hypothèse pourrait faire sens dans un prolongement historique du cours: il s’agirait de montrer comment le discours de l’enfance représenté par Bruno fait écho au discours des adultes. Le silence imposé au mot « juif » se traduit historiquement par une phase de déni du traitement des Juifs par les gouvernements européens.
Une autre explication se présente sous l’angle d’une hypothèse de production du texte: il est en effet problématique de déformer le mot « juif »…
2) Le terme « le Fourreur » (chapitres 1 et 11)
Extraits 1, chap. 1, p. 10
– Mère, insista-t-il [Bruno]. Que se passe-t-il ? Nous déménageons ?
– Descends avec moi, dit-elle en le précédant jusqu’à la grande salle où le Fourreur avait dîné la semaine d’avant. Nous en parlerons en bas.
Chap. 1, p. 12
Mais lorsqu’ils [ses amis] demandèrent à Bruno ce que faisait son père, il ouvrit la bouche pour leur répondre, puis s’aperçut qu’il n’en savait rien lui-même. Tout ce qu’il pouvait dire, c’était que son père était un homme à suivre et que le Fourreur avait de très grands projets pour lui. Et bien sûr qu’il avait un uniforme épatant.
Q. 1 : Dans ces deux extraits, que signifie le terme « Fourreur » ?
Le but de cette question est que les élèves fassent des hypothèses selon leurs connaissances. On y répondra en s’aidant de l’extrait suivant.
Extrait 2, chap. 11, p. 113
– Qui est le Fourreur ? demanda Bruno.
– Tu ne le prononces pas comme il faut, dit Père, en lui indiquant comment faire.
– Le Fourreur, répéta Bruno, qui, en dépit de ses efforts, ne parvenait pas à le dire correctement.
– Non, dit Père, le… Et, tant pis !
– Qui est-ce, alors ? redemanda Bruno. Père le regarda avec stupéfaction.
– Tu sais pertinemment qui est le Fourreur, dit-il.
– Non, confirma Bruno.
– Le Fourreur dirige notre pays, espèce d’idiot, intervint Gretel, en crânant, comme toutes les sœurs. (C’était ce genre de choses qui faisait d’elle un cas si désespéré.) Tu ne lis donc pas le journal ?
Q. 2 : Cet extrait confirme-t-il ton hypothèse précédente ? Explique.
Bruno prononce mal le terme allemand de Führer (guide), titre donné à Hitler.
Q. 3 : Que sait Bruno à propos de Hitler ?
Rien (ce qui n’est pas du tout réaliste pour un Allemand à cette époque, d’autant plus le fils d’un officier nazi).
Q. 4 : Qu’en pense-t-il lorsqu’il le rencontre (cf. chap. 11) ?
Il le trouve grossier (p. 117).
Q. 5 : Comment expliquer ce choix de l’auteur de maintenir l’histoire dans le point de vue de Bruno ?
Cela lui permet d’éviter de faire l’apologie d’Hitler, en adoptant le point de vue neutre d’un enfant qui ne connait rien sur le Führer (et, en même temps, de montrer Hitler comme un personnage grossier, désagréable). Ainsi, l’auteur facilite l’identification du lecteur en réduisant l’écart idéologique entre le protagoniste et le lecteur actuel.
Une analyse plus approfondie de l’intention auctoriale pourra signaler les interférences d’interprétation produites par le travail du traducteur.
3) Le terme « Hoche-Vite » (chapitres 3, 16, 17)
Extrait 1, chap. 3, p. 30-31
Gretel regarda son petit frère et s’aperçut que, pour une fois, elle partageait son opinion.
– Je vois ce que tu veux dire, dit-elle. Ce n’est pas très agréable, n’est-ce pas ?
– C’est horrible, dit Bruno.
– Effectivement, dit Gretel, qui le reconnaissait volontiers. C’est horrible aujourd’hui. Mais, une fois la maison arrangée, ce sera supportable. J’ai entendu Père dire que ceux qui vivaient là avant nous, à Hoche-Vite, avaient très vite perdu leur travail et qu’en conséquence ils n’avaient pas eu le temps d’aménager joliment les lieux.
– Hoche-Vite ? demanda Bruno. C’est quoi, un Hoche-Vite ?
– Ce n’est pas un Hoche-Vite, Bruno, répondit Gretel, en soupirant. C’est juste Hoche-Vite.
– D’accord, mais alors c’est quoi, Hoche-Vite ? répéta-t-il. Hoche vite à qui ?
– C’est le nom de la maison, expliqua Gretel. Hoche-Vite.
Bruno réfléchit à la question. Il n’avait aperçu aucun panneau à l’extérieur indiquant que c’était son nom, ni aucune inscription sur la porte d’entrée. La maison de Berlin n’avait même pas de nom. On disait juste numéro 4.
– Mais qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il avec exaspération. Hoche vite à qui ?
– À l’homme qui vivait là avant nous, je suppose, dit Gretel. Cela a sûrement à voir avec le fait qu’il travaillait mal. Quelqu’un a dit « je hoche vite à celui-ci et j’en fais venir un autre qui travaille bien ».
– Tu veux dire Père.
– Bien sûr, dit Gretel, qui parlait toujours de Père comme d’une personne incapable de faire du mal ou de se mettre en colère et qui venait toujours l’embrasser pour lui dire bonne nuit. (Ce qu’il faisait aussi pour Bruno qui, s’il était vraiment juste et pas seulement triste d’avoir déménagé, l’aurait reconnu.)
– Si je comprends bien, nous sommes à Hoche-Vite parce que quelqu’un a dit « je hoche vite à celui qui habitait la maison avant nous » ?
– Exactement, Bruno, dit Gretel. Bon, maintenant, descends de mon lit. Tu froisses le couvre-lit.
Q. 6 : À quel terme correct correspond « Hoche-Vite » ?
Auschwitz.
Q. 7 : Pour Gretel, qu’est-ce qui s’appelle Hoche-Vite et pourquoi ?
C’est le nom de la maison ; l’homme qui vivait dans la maison travaillait mal et on lui a fait signe de s’en aller pour être remplacer avec un hochement de tête rapide (Hoche-Vite). Il a alors été remplacé par le père de Bruno.
Q. 8 : Comment expliquer que, dans le récit, le terme « Hoche-Vite », bien qu’incorrect, apparaisse fréquemment ?
C’est pour en rendre compte du point de vue de Bruno qui ne connait pas ce mot et reprend ce qu’il a compris.
Extrait 2, chap. 16, p. 172
– Tout ici à Hoche-Vite…, commença-t-il, mais Gretel l’interrompit aussitôt.
– Ce n’est pas Hoche-Vite, Bruno, dit-elle avec colère, comme s’il avait commis la pire erreur de l’histoire du monde. Pourquoi ne le prononces-tu pas comme il faut ?
– C’est Hoche-Vite, protesta-t-il.
– Non, insista-t-elle, en lui indiquant comment prononcer correctement le nom du camp.
Bruno se renfrogna et haussa les épaules.
– Mais c’est ce que je viens de dire.
– Non. Mais je ne vais pas discuter avec toi, s’agaça Gretel qui perdait déjà patience, n’en ayant que peu. Quelle est ta question ? Que veux-tu savoir ?
Q. 9 : Quel est le point commun entre cet extrait et l’extrait 2 de la page 1 (Fourreur) ?
Dans les deux cas, Bruno n’arrive pas à prononcer le terme correctement et celui est retranscrit dans le récit de cette manière (Fourreur, Hoche-Vite). Dans les deux cas également, le détenteur de la vérité refuse de la transmettre à Bruno. Même si ce double refus manque un peu de réalisme, il présente une fonction : celle de le maintenir dans son erreur, qui devient dès lors un point de vue, valorisé par l’instance énonciative première (auctoriale). Cette valorisation doit nous pousser à admettre que Bruno, maintenu dans son tort, est finalement celui qui a raison face aux adultes.
Q. 10 : Bruno comprend-il ce qu’est l’endroit où il vit ? Comment expliquer ce choix de l’auteur ?
Non, parce qu’il s’agit de montrer les événements d’un point de vue différent, celui d’un enfant naïf qui se lie d’amitié avec juif. Cela permet de dénoncer l’absurdité de l’antisémitisme nazi en le racontant d’un point de vue innocent (Hitler est un petit homme mal élevé, Bruno se sent proche de Shmuel…). Mais, alors même qu’il fait erreur, le point de vue de Bruno n’est-il finalement pas plus sensé que celui des adultes qui l’entourent d’un point de vue éthique ?