- De quoi s’agit-il ? — L’étude du point de vue porte sur la possibilité d’un ancrage de la narration dans l’intériorité d’un personnage, dont les pensées ou des perceptions agissent comme un filtrage des informations.
- Intérêt pour l’élève ? — le recours à une entité inscrite dans l’œuvre pour traiter l’information implique d’interroger comment, par quelle coloration de sentiment par exemple, cette information nous parvient et comment on peut se positionner. La reconnaissance et la valorisation des effets de subjectivité d’une œuvre ont comme enjeu direct la valorisation et le développement du·de la lecteur·trice (plaisir de lecture, compétences d’interprétation, compétences de création).
- Intérêt pour l’enseignant·e ? — Il s’agit de montrer que l’œuvre au programme ne se délivre pas d’elle-même, et ainsi fournir à l’élève les moyens d’entrer dans le jeu des représentations inscrites, de s’y inscrire à son tour. Rendre à la fiction sa complexité et celle des agentivités qui peuvent s’y développer la rapproche du monde.
Contrairement à la focalisation, qui dépend de la quantité d’informations fournies sur tel ou tel personnage, le point de vue se rapporte à des phénomènes qualitatifs, parce qu’il dépend de l’ancrage de l’information déterminée par un personnage, par un narrateur ou par une absence d’ancrage. Le point de vue qualifie donc une information dont la principale modalité est la subjectivité. Ce qui permet, au passage, de noter que l’étude du point de vue devrait toujours considérer comme relative la fiabilité des discours qui s’y inscrivent.
- Le point de vue sera considéré comme interne quand il renvoie à un point de vue ancré dans la subjectivité d’un personnage (voir ci-dessous la rubrique « repérage »).
- Le point de vue sera défini comme externe quand l’ancrage dans la subjectivité d’un personnage fait défaut. Le point de vue externe n’est donc pas (nécessairement) un récit objectif, mais un récit qui n’est pas filtré par le point de vue incarné d’un personnage.
S’agissant du degré de subjectivité du récit que l’on peut associer aux interventions du narrateur ou de l’auteur, cette subjectivité est variable mais toujours présente, l’usage généralisé de la notion de point de vue lorsqu’il s’agit d’envisager l’information fournie sous l’angle de sa qualité permet de penser à nouveaux frais de telles interventions, encore trop fréquemment assimilées à une objectivité dans le cas d’un défaut d’ancrage. Le cas le plus courant d’une telle confusion concerne la notion genettienne de « focalisation externe », dont Rabatel (1997) a démontré le caractère « introuvable ». Même dans le cas du récit dit « béhavioriste », le choix de délivrer l’information selon de strictes données de surface ne peut être assimilé à une simple objectivité. Il s’agit en effet d’un choix narratif, fondé à la fois sur la manifestation indubitable d’un savoir de surface (par exemple visuel) et sur la rétention d’informations concernant une profondeur (par exemple psychologique) qui, pour être cachée, n’en est pourtant jamais contestée pour autant.
REPÉRAGE
Le repérage du point de vue interne du personnage dépend d’indices formels renvoyant à la subjectivité des personnages, qui varient fortement suivant le média envisagé. Il est possible de distinguer différentes traces de subjectivité qui relèvent de différents domaines d’expérience (perceptions, émotions, pensées) susceptibles d’être codés spécifiquement dans certains médias. Au cinéma par exemple, contrairement à la littérature, le codage du point de vue audiovisuel est clairement séparé de la représentation des pensées ou des émotions.
En ce qui concerne les récits verbaux, l’approche stylistique d’Alain Rabatel constitue l’entreprise la plus ambitieuse visant à fournir une théorie complète de la construction textuelle du point de vue. Ce dernier, dans ses travaux les plus récents, distingue les points de vue asserté, représenté et embryonnaire (Rabatel 2008). Nous ne développerons pas la question du point de vue embryonnaire, dans la mesure où ce dernier renvoie, selon Rabatel, à la manière dont le récit, en se focalisant sur un personnage – c’est-à-dire en le mettant « en focus » (Rabatel 2008 : 47) – le constitue en protagoniste du récit, favorisant ainsi l’identification ou la construction d’un lien empathique. Dans la réarticulation de la perspective narrative que nous proposons, cette question renvoie davantage à la focalisation telle que la concevait Genette plutôt qu’à la question du point de vue comme représentation de la subjectivité.
Le point de vue asserté constitue quant à lui le cas le plus simple, puisque le débrayage du point de vue du narrateur est rendu explicite par des marqueurs linguistiques. Dans ce cas, les pensées sont restituées comme un monologue intérieur (ou un fragment de ce monologue), sous une forme similaire à un discours rapporté sous forme directe ou indirecte introduit, comme dans l’exemple suivant :
Comme Tobie enfourchait son vélo, il lui lança un regard noir, brillant d’une sauvagerie gaie et franche qu’elle jugea « tout à fait yankee ».
(Rivaz 2020 : 114)
Dans cet extrait, l’énoncé « tout à fait yankee » apparait sans ambiguïté comme renvoyant au point de vue asserté de la protagoniste, mais on constate en même temps que cette indication produit un effet rétrospectif, puisqu’il nous invite à réinterpréter le « regard noir, brillant d’une sauvagerie gaie et franche » comme renvoyant à la manière dont la jeune femme a perçu et interprété le regard qui lui a été lancé. Ce détail est loin d’être anodin, puisque la suite de cette nouvelle d’Alice Rivaz montrera à quel point l’apparente franchise et la gaieté de cet homme sur le point de rompre avec sa maîtresse sont trompeurs. Parmi les indices d’un point de vue représenté, on peut donc mentionner la présence de « verbes de perception et/ou de procès mental » (Rabatel 1998 : 61) – à l’instar de l’expression « elle jugea » – qui invitent à interpréter, prospectivement ou rétrospectivement, des énoncés tels que « un regard noir, brillant d’une sauvagerie gaie et franche », comme renvoyant au point de vue interne d’un personnage.
Pour Rabatel, le point de vue représenté correspond ainsi à « l’expression d’une perception, dont le procès, ainsi que les qualifications et modalisations, coréfèrent au sujet percevant et expriment d’une certaine manière la subjectivité de cette perception » (1998 : 13). Parmi les indices les plus courants de ce débrayage, outre les verbes de perception ou de pensée associés à des passages situés à l’arrière-plan du récit qui sont interprétables comme renvoyant au contenu de ces perceptions ou pensées, on mentionnera également l’expressivité du discours indirect libre, dont le contexte invite à identifier un point d’origine situé à l’intérieur d’un personnage. Dans l’extrait ci-dessous, tiré de la même nouvelle, on voit ainsi comment le contexte narratif invite à associer la phrase exclamative « Bizarre ! » au point de vue interne de la protagoniste, de sorte que la phrase suivante semble également développer le fil de ses pensées :
— Damn !
Bizarre ! C’était la deuxième fois aujourd’hui que des mots anglais lui sortaient de la bouche.
(Rivaz 2020 : 117)
Le repérage du point de vue du personnage sera par ailleurs facilité par l’apparition de son nom propre, de verbes de perception ou de pensée et de divers éléments du texte, souvent exprimés à l’imparfait, pouvant être inférés comme relatifs au procès de sa perception ou de sa pensée. Dans le cadre d’une description, le verbe de perception sera souvent associé à la présence d’un hyperonyme, terme général désignant un objet complexe perçu par le personnage: par exemple « il regarda le tableau », « la scène qui s’offrit à ses yeux était stupéfiante », etc. La description des éléments constitutifs du « tableau » ou de la « scène » seront alors interprétée comme renvoyant au contenu des perceptions du personnage.
Le repérage du point de vue interne n’est jamais automatisé dans le récit verbal, parce qu’il n’y a pas de fait de langue dont la fonction indubitable et unique soit l’attribution du point de vue. Comme son repérage demande toujours une interprétation, son existence est sujette à discussion, et ses frontières peuvent être floues. Néanmoins, il est possible de s’entrainer à repérer les indices les plus évidents qui contribuent à construire un effet de point de vue interne, car les différents marqueurs de subjectivité « fonctionnent le plus souvent en faisceau » (Rabatel, 1998 : 99), et leur pertinence est fournie par leur convergence.
Au cinéma, en bande dessinée ou dans les jeux vidéo, le point de vue interne est représenté en utilisant des procédés distincts suivant qu’il s’agit de représenter les pensées, les émotions, le sens de la vue, de l’ouïe ou d’autres perceptions. L’usage de la caméra subjective – ou « ocularisation interne » selon Jost (1987) – ne reproduit que la subjectivité visuelle. Le sens de l’ouïe peut aussi être modulé par la piste sonore, débouchant sur ce que Jost appelle une « auricularisation interne ». La pensée peut quant à elle être représentée par le procédé de la voix over, par des scènes intérieures (représentant par exemple un rêve, un désir ou un souvenir) et les émotions peuvent être rendues, entre autres, par la piste sonore ou l’usage de gros-plans. La bande dessinée utilise quant à elle les mêmes procédés pour la vision subjective, mais elle dispose d’un codage des émotions et des pensées qui lui est spécifique: bulle de pensée, personnages soliloquant, emanatas, idéogrammes, jeux sur les couleurs de la case, scène représentant l’intériorité sous la forme d’une métaphore graphique, etc. Le théâtre peut aussi user de procédés comme le discours en aparté, la scène imaginaire et différents dispositifs scéniques (lumière, environnement sonore) pour exprimer les pensées ou le ressenti des personnages.
Un point essentiel à retenir dans une approche intermédiale, c’est que dans un récit verbal, les procédés stylistiques visant à restituer le spectre entier des perceptions, ainsi que le ressenti ou les pensées des personnages restent les mêmes quel que soit le type de subjectivité représenté. Un second point important, c’est que dans un récit verbal, chaque élément du monde raconté est découpé en éléments signifiants pour être restitué sous la forme d’une chaîne d’informations, de sorte que l’on peut se demander à chaque instant si tel mot ou tel énoncé renvoie à l’intériorité du personnage ou non. On peut hésiter dans certaines attributions, mais il est difficile de dire que la même unité de discours peut renvoyer en même temps à plusieurs points de vue (sauf évidemment dans le cas de récits dont l’instance narrative est collective : récits au nous, au vous, au ils/elles, etc.).
Le cas de la bande dessinée, par exemple, est différent, dans la mesure où l’unité signifiante est constituée par la case, et que cette dernière est constituée par une combinaison de signes graphiques et textuels qui peuvent être saisis dans n’importe quel ordre tout en renvoyant à différents aspects de l’intériorité des personnages. Il découle de cette propriété qu’il est rare de trouver des représentations qui ne soient pas, peu ou prou, des combinaisons entre un point de vue externe et un éventail d’indices renvoyant en même temps à tel ou tel élément de subjectivité. Ainsi, il semble plus facile de dresser un inventaire raisonné des signes permettant de représenter les pensées, les émotions ou les perceptions de tel ou tel personnage (parfois plusieurs en même temps) que de classer telle ou telle case dans les catégories discrètes d’un point de vue interne ou externe.
D’une manière générale, la question du « repérage » fait moins sens s’agissant du point de vue externe, puisqu’il s’agit plutôt de considérer comme marqueur de ce point de vue l’absence de signes de subjectivité renvoyant à l’intériorité d’un personnage. C’est surtout le désancrage qui permet l’identification de ce type de point de vue.
FINALITÉS DE L’ANALYSE
Le travail sur la subjectivité au niveau micro-textuel vise notamment à développer une connaissance des procédés stylistiques par lesquels il est possible d’orienter le récit en l’ancrant dans telle ou telle partie prenante de l’histoire. Cette orientation n’est évidemment pas sans rapports avec la construction idéologique sous-jacente du récit et avec la manière dont l’acte de raconter peut orienter nos jugement moraux sur les personnages. Comme certains de ces procédés peuvent être relativement discrets, prendre conscience des mécanismes qui président à cet ancrage joue un rôle essentiel dans l’autonomie critique des lecteurs.
La question du point de vue dans les récits de fiction paraît indissociable du degré de subjectivité en jeu dans la transmission de l’information. Même dans le cas d’un désancrage du point de vue au profit de la narration, il est toujours possible, voire souhaitable, d’envisager la relativité ou la graduation de l’objectivité présumée des contenus transmis. Partant, il n’est pas non plus interdit de postuler l’existence d’un·e narrateur·trice non fiable.
QUESTIONS DE TERMINOLOGIE
Il y a un risque de confusion terminologique entre le récit à points de vue variables, qui indique l’usage d’une pluralité de points de vue locaux et ponctuels, et le récit à focalisation variable, qui indique que le récit est organisé autour de différents foyers narratifs, liés à des personnages différents qui ne possèdent pas tous la même quantité d’information. Le cas du récit à points de vue variables est en réalité une situation par défaut pour le récit de fiction mené à la troisième personne, qui n’a pas nécessairement besoin d’être qualifié, si ce n’est par l’étiquette « omniscient » qui indique une absence de contraintes. Pour en savoir plus, consulter la page « régimes de subjectivité ».
Références
Rabatel, Alain (2008), Homo Narrans, Limoges, Editions Lambert-Lucas.
Rabatel, Alain (1998), La construction textuelle du point de vue, Lausanne & Paris, Delachaux & Niestlé, en ligne,
Rabatel, Alain (1997), « L’introuvable focalisation externe », Littérature, n°107, p. 88-113, en ligne.
Rivaz, Alice (2020 [1961]), Sans alcool, Genève, Editions Zoé.