- De quoi s’agit-il ? — Le terme d’extension du savoir désigne les phénomènes liés à la différence entre ce que savent les personnages d’un récit et ce que sait le·la lecteur·trice.
- Intérêt pour l’élève ? — La mesure des différences de distribution de l’information dans un récit donne à l’élève un rôle symbolique fort, lui permettant un décentrement ou une distanciation. Elle permet de saisir les rapports entre les jeux sur la perspective narrative et les intérêts narratifs liés à la curiosité, au suspense ou à la surprise.
- Intérêt pour l’enseignant·e ? — Il s’agit de provoquer le rôle actif des élèves dans les opérations de mesure de l’information. En tant qu’activité, la reconnaissance de l’extension du savoir s’avère par exemple très utile pour comprendre comment ce paramètre influence la tension de l’intrigue, et lors de la production de récits, cela permet de s’approprier des moyens discursifs permettant de renforcer l’intérêt de l’histoire.
Cette typologie reste liée à la quantité de l’information présentée. Elle est fondée sur la comparaison entre les informations mises à disposition du public et celles auxquelles ont accès tel ou tel personnage, ce qui débouche sur trois possibilités : supériorité, infériorité ou équivalence des savoirs. Lorsqu’un personnage est érigé en foyer du récit, cela produit généralement, au bout d’un certain temps, un équilibrage relatif des savoirs. Un tel effet d’équivalence (qui n’est jamais une égalité) ne peut porter que sur certains éléments de l’histoire jugés pertinents à un stade donné du développement de l’intrigue. Les savoirs restreint et élargi marquent alors des variations locales dans cette extension du champ de connaissances disponibles.
- Savoir restreint : un personnage possède des informations sur des éléments pertinents de l’intrigue qui font défaut au public.
- Savoir équivalent : le public et le personnage ont une connaissance équivalente des éléments pertinents de l’intrigue.
- Savoir élargi : le public possède des informations sur des éléments pertinents de l’intrigue qui font défaut à un personnage.
REPÉRAGE
Le repérage des différents régimes de savoir repose sur une comparaison entre deux quantités de savoir situés dans deux mondes différents: d’un côté, le savoir détenu par le public (lecteur, spectateur, etc.), et de l’autre, le savoir que possède un personnage dans le monde de l’histoire, cet étalonnage étant généralement associé au protagoniste, mais il peut aussi, correspondre, occasionnellement, à un personnage secondaire.
En dépit du caractère apparemment objectif de la mesure qui se trouve à la base de l’identification de ces trois régimes, l’évaluation du rapport dépend de trois paramètres qui peuvent être soumis à des divergences interprétatives. Du côté du public, la compréhension des événements peut varier en fonction de l’attention portée aux indices intégrés dans la narration. Du côté du personnage qui sert de point de comparaison, l’évaluation de ce que sait ou ignore ce dernier dépend également d’inférences et d’indices plus ou moins indirects.
Enfin, il faut noter que les savoirs détenus par un personnage et par le public ne peuvent jamais être exactement identiques, car quel que soit le degré d’identification, ces deux entités demeurent clairement séparées ontologiquement et cognitivement. Néanmoins, si l’on considère uniquement les éléments du monde raconté que l’on peut juger pertinents pour le développement de l’intrigue, on peut souvent observer l’établissement progressif d’une certaine équivalence, notamment vis-à-vis du personnage central focalisé par le récit.
Le temps nécessaire à l’établissement de cette équivalence explique aussi le fait que le récit débute généralement par un régime de savoir restreint, favorable à la création d’effets de curiosité, avant de basculer dans un régime de savoir équivalent ou élargi, plus favorable à la dynamique du suspense. Pour donner un exemple simple, dans un récit criminel, le récit débute généralement par une situation énigmatique, marqué par une restriction générale du savoir. Quand un enquêteur cherche à découvrir l’identité du criminel, le récit tend à produire une équivalence relative entre les savoirs qu’il accumule et ce qu’apprend le public qui suit le fil du récit. Dans ce cas, les indices et les conjectures qui se succèdent dans la quête de vérité du protagoniste sont révélés simultanément au public.. En revanche, si cet enquêteur affirme à un acolyte qu’il a résolu l’énigme et qu’il a élaboré un plan secret pour révéler l’identité du criminel, plan qui ne sera dévoilé qu’au moment de sa réalisation, alors on passe d’un régime d’équivalence à un régime de restriction du savoir, qui engendre une forme de curiosité.
Par ailleurs, si le régime d’équivalence prévaut durant une partie de l’enquête quand on compare le savoir du lecteur avec celui de l’enquêteur, en revanche, c’est un régime de restriction qui s’applique aux différents suspects, qui demeurent impénétrables aussi bien pour le lecteur que pour l’enquêteur. L’identification du régime dépend du personnage choisi comme étalon du savoir, et il n’est pas impossible d’être en même temps dans un régime de savoir équivalent et restreint suivant le point de comparaison. Un cas typique de savoir élargi survient en revanche quand le public est informé d’un danger qui menace le personnage, alors que ce dernier l’ignore, ou quand on est mis au courant d’un complot ou d’un secret ignoré par le protagoniste.
Exemple:
Quand mes filles eurent atteint l’âge de douze ans, je les initiai aux mystérieux pouvoirs. Non pas tant, mystérieux, parce qu’elles en ignoraient l’existence, que je les leur avais dissimulés (avec elles, je ne me cachais de rien puisque nous étions de même sexe), mais plutôt que, ayant grandi dans la connaissance vague et indifférente de cette réalité, elles ne comprenaient pas plus la nécessité de s’en soucier ni d’avoir, tout d’un coup, à la maîtriser d’une quelconque façon, qu’elles ne voyaient l’intérêt pour elles d’apprendre à confectionner les plats que je leur servais et qui relevaient d’un domaine tout aussi lointain et peu palpitant.
Marie NDiaye, La sorcière (1996)
Dans l’incipit de ce roman de NDiaye, l’enjeu en termes de savoir apparaît d’emblée, en ceci que la question est à la fois présentée narrativement et thématiquement. La première phrase, qui semble introduire un conte, fait jouer un horizon d’attente déjà orienté par le titre. Le genre du conte s’accompagne d’une restriction du savoir d’autant plus volontiers acceptée que l’on semble se diriger vers le merveilleux, où la magie et l’absence de savoir qui l’accompagne sont admis. Puis la seconde phrase détruit ce premier horizon d’attente en évoquant la piètre qualité de cette magie et en la réduisant à un registre d’activité banal, celui de la cuisine. Le savoir restreint qui caractérisait la première phrase et instaurait une curiosité, se change en un savoir élargi (soudainement, on en sait plus que ce qu’on aurait voulu). Ce savoir nous conduit à réévaluer la situation en termes d’un suspense portant sur la situation familiale décrite.
FINALITÉS DE L’ANALYSE
Les variations dans les régimes de savoir remplissent des fonctions essentielles dans la mise en intrigue.
- Le savoir restreint conduit généralement à la curiosité : la restriction d’informations importantes détenues par un ou plusieurs personnages est perçu comme un mystère par le public.
- Le savoir élargi conduit généralement au suspense : la divulgation d’informations importantes qu’un ou plusieurs personnages ignorent permet d’anticiper des développements de l’histoire qui vont avoir un effet sur le destin du protagoniste et donc renforcent la formulation d’hypothèses teintées de crainte ou de pitié.
Alors que la détermination du foyer narratif présentait des avantages pour un ancrage du sujet lecteur dans la fiction par immersion, les phénomènes d’extension du savoir permettent de pluraliser et d’enrichir cette immersion, à la fois pour la confirmer et pour en permettre la conscientisation. Car s’il semble évident que l’immersion du sujet dans son activité (lecture, expérience audiovisuelle ou vidéoludique) implique la perte (momentanée) de perception de la réalité, lorsque son attention est portée sur les effets de curiosité ou de suspense prodigués par son expérience, celle-ci perd son caractère passif. L’ouverture prodiguée par la curiosité, l’anticipation instaurée par le suspense impliquent, de la part du sujet lecteur, la manifestation d’une activité, portant sur la compréhension et d’interprétation de la fiction, ainsi que sur l’état même d’immersion dans lequel il s’inscrit. État dont il n’a, en fait, pas besoin de se défaire pour se permettre de l’analyser, puisque sa réflexion portera non pas sur une opposition entre réalité et fiction, mais sur le fonctionnement – réel, matériel – de la fiction comme composante de sa réalité.
Dans cette perspective, on pourra considérer que le type d’immersion pratiqué par le sujet lecteur s’indexe à ce que D. Arsenaut et M. Picard, dans une réflexion portant initialement sur le jeu vidéo, appellent « immersion systémique » parce que, contrairement à la simple immersion fictionnelle, dont les effets se maintiennent à hauteur d’identification du sujet avec le personnage, le sujet est invité à saisir la fiction par son fonctionnement interne, par les règles qui la fondent.
QUESTIONS DE TERMINOLOGIE
Ces trois modalités du savoir narratif recoupent les notions de « focalisation » telles que décrites par Genette dans Discours du récit (2007) quand il oppose les focalisation « interne », « externe » et « zéro », et l’on pourrait aussi bien, pour cette raison, les renommer focalisation restreinte, focalisation équivalente et focalisation élargie. Cela permettrait de mettre en évidence la filiation de cette typologie envers le modèle genettien, lui-même largement inspiré, entre autres, des travaux de Jean Pouillon (1946) et de Tzvetan Todorov (1966) avec d’autres terminologies. Pouillon utilisait les termes « vision par derrière », « vision avec » et « vision du dehors », tout aussi ambigus par rapport aux effets de point de vue. Todorov est plus clair en mobilisant des symboles mathématique: « Narrateur > Personnage », « Narrateur = Personnage » et « Narrateur < Personnage » (1966: 141-142), mais pour « nommer » chaque régime de focalisation, il reprend les termes de Pouillon.
Par rapport au terme « focalisation », l’usage du terme « savoir » est plus transparent et facilite la compréhension du phénomène qu’il s’agit de cerner par les élèves. Elle insiste aussi sur la valeur « différentielle » de cette notion soulignée par Todorov quand il compare deux savoirs (celui du personnage et celui dévoilé par le narrateur au lecteur ou à la lectrice). En revanche, on évitera de mélanger, comme le faisait Genette, la question du savoir et celle du point de vue. On évitera par conséquent d’utiliser les termes focalisation interne ou focalisation externe, car ces adjectifs devraient logiquement être réservés pour traiter la question du point de vue (interne ou externe). Par ailleurs, la focalisation dite « zéro » ou « omnisciente » correspond bien à un élargissement du savoir, mais elle renvoie surtout à la liberté de l’auteur·e de passer d’un point de vue à un autre, d’un personnage à un autre. Nous réserverons ce terme pour traiter les questions de perspective prises à un niveau beaucoup plus large, à l’échelle du récit dans sa globalité.
Références
Genette, Gérard (2007), Discours du récit, Paris, Seuil.
Pouillon, Jean (1946), Temps et roman, Paris, Gallimard.
Todorov, Tzvetan (1966), «Les catégories du récit littéraire», Communications, n° 8, p. 125-151.