- De quoi s’agit-il ? — l’étude de la focalisation porte sur l’orientation des informations, c’est-à-dire sur la manière dont tel ou tel personnage est placé au centre de la représentation ou, au contraire, à sa périphérie, ce qui influence les possibilités d’identification et la posture immersive dans le récit.
- Intérêt pour l’élève ? — La focalisation de l’information sur tel ou tel partie prenante de l’intrigue permet de questionner ce qui, dans une œuvre, se donne ou ne se donne pas ; ce qui prend l’importance d’une mise en évidence, ou ce qui manque et peut, ou doit, être inféré de ce manque. Pour le·la lecteur·trice, la posture immersive dans le monde raconté et une éventuelle identification envers telle ou telle partie prenante de l’intrigue sont largement tributaires de cette orientation fondamentale du récit, qui érige certains personnages en protagonistes, en ancrages centraux autour desquels gravitent d’autres personnages, secondaires ou antagonistes.
- Intérêt pour l’enseignant·e ? — C’est par une accumulation quantitative d’informations sur un personnage que celui-ci prend une importance forte dans le récit. Comme cette importance détermine le rapport que le·la lecteur·trice aura avec ce personnage et ce récit, c’est toute une chaîne de questions (immersion, valeurs présentées, plaisir de lecture, succès de l’œuvre etc.) qui se trouve en jeu. Mettre en évidence les mécanismes qui produisent cette orientation du récit permet de gagner en autonomie par rapport à un dispositif qui fonctionne souvent de manière inconsciente en modelant la perception du monde raconté en adoptant une perspective axiologique.
La focalisation, comprise comme l’orientation de la perspective sur tel ou tel foyer, repose sur le fait que certains personnages se distinguent des autres par la quantité des informations les concernant, qui s’accumulent linéairement, de sorte que la représentation narrative semble orientée sur eux (et non par eux, auquel cas il serait question de point de vue). La progression narrative paraît alors se confondre avec le parcours du personnage, érigé en protagoniste, et un tel régime favorise naturellement l’identification ou l’empathie. On parlera alors de récit focalisé sur X, ou de X constituant le foyer ou le pivot du récit.
Dans certains récits (notamment dans les contes, les nouvelles, les récits brefs, ou de plus longs récits qui suivent un seul personnage, les romans de formation par exemple), le·la protagoniste principal·e est évident·e, de sorte qu’il est facile d’identifier le foyer unique du récit. Dans d’autres, on peut avoir plusieurs foyers, le changement se faisant souvent à la charnière des chapitres, ou, dans les récits audiovisuels, graphiques ou dramatiques, lors de changements de scènes, de séquences ou d’épisodes.
Dans les récits possédant plusieurs foyers, Genette (2007: 194) distingue la focalisation variable, qui consiste simplement à changer de foyer au fil du récit, de la focalisation multiple, où le même événement est saisi sous différents angles liés aux perspectives de différents personnages. Dans le cas de la focalisation multiple, c’est l’événement multi-focalisé qui devient le foyer narratif, et non les personnages, qui gravitent autour de ce noyau événementiel. Si la pertinence informative relève toujours de la quantité de l’information présente, c’est bien ici l’addition des différentes sources d’information sur un même événement qui prévaut.
- Focalisation simple : le récit est focalisé sur un seul personnage.
- Focalisation variable : le récit est focalisé alternativement sur différents personnages.
- Focalisation multiple : un même événement est raconté dans la perspective de différents personnages.
REPÉRAGE
Comme le repérage du foyer dépend de critères essentiellement quantitatifs, donc il est assez peu dépendant des formes médiatiques. Dans le domaine des récits verbaux, c’est la quantité des informations qui détermine le foyer du récit ou d’une portion de celui-ci.
Dans un roman à focalisation variable, on peut définir la présence d’un·e protagoniste principal·e en estimant que la majeure partie du texte lui est consacré·e et constitue ainsi le principal foyer narratif. On peut définir des foyers alternatifs quand, dans certains passages, le·la protagoniste est absent·e et un·e ou plusieurs autres personnages deviennent le centre de l’attention. Un foyer peut également être constitué par plusieurs personnages formant un groupe. Dans le troisième tome du Seigneur des anneaux, par exemple, les chapitres consacrés à Frodon et Sam constituent un foyer alternatif aux chapitres consacrés respectivement à Aragorn ou à Gandalf, et dans ce cas, où les différents foyers sont assez équilibrés, on constate la difficulté d’identifier le protagoniste principal, si ce n’est à partir de critères subjectifs.
Dans les récits graphiques ou audiovisuels, les foyers narratifs apparaissent là où certains personnages se trouvent le plus fréquemment cadrés par la représentation, la caméra ou le·la dessinateur·trice suivant leurs parcours. Dans une bande dessinée, on peut simplement procéder au comptage du nombre de cases dans lesquelles le même personnage apparaît, et au cinéma, on dénombrera les plans. La place au sein du cadre ou de la case peut aussi être un critère, le fait d’occuper le centre ou le premier plan pouvant constituer un indice. Dans les textes dramatiques et dans les représentations théâtrales, le repérage est facilité par le fait que la segmentation en « scènes » dépend des personnages présents, les entrées et sorties de ces derniers modifiant le foyer et marquant les débuts et fins de scènes.
Un autre indice éventuel permettant de repérer le foyer narratif doit être pris avec beaucoup de précautions: dans certains cas, le personnage focal est aussi celui dans lequel s’ancre le plus souvent le point de vue interne. Mais ce critère n’est pas suffisant et risque de créer la confusion entre focalisation et point de vue. D’abord, même si un personnage est érigé en foyer narratif, le récit peut occasionellement adopter les points de vue d’autres personnages, par exemple pour créer un effet de savoir élargi en informant le public d’un danger (ou d’un complot) ignoré par le personnage qui occupe pourtant le centre de la scène. C’est le cas des effets de caméra subjective (ou « ocularisation interne ») dans les films d’horreur, qui montrent le personnage focal depuis le point de vue de son agresseur potentiel. Le texte littéraire peut aussi, occasionnellement, entrer dans les pensées ou les perceptions de personnages secondaires pour engendrer des effets similaires. Le théâtre en revanche montre bien que ces questions de point de vue et de focalisation sont complètement découplées, le cas particulier du « discours en aparté » n’étant pas plus décisif pour identifier le personnage focal que ne le sont les autres procédés visant à représenter la subjectivité.
FINALITÉS DE L’ANALYSE
La détermination du foyer narratif remplit plusieurs fonctions narratives essentielles, sur lesquelles il est intéressant de mettre l’accent. La plus évidente de ces fonctions consiste à définir un ancrage pour l’immersion du sujet lecteur, pour l’investissement émotionnel et pour la construction de liens empathiques. Il est clair que les valeurs axiologiques véhiculées par le récit dépendent également de manière fondamentale de cette orientation.
Autrement dit, le personnage généralement placé au cœur de la scène est celui qui sera le plus apte à susciter l’empathie et à incarner les valeurs de l’auteur implicite, et c’est la raison pour laquelle les récits focalisés sur des personnages antipathiques ou moralement répréhensibles produisent un tel malaise, du Lolita de Nabokov, aux Bienveillantes de Littell, en passant par American Psycho d’Ellis.
Contrairement à une idée reçue, les médias audio-visuels, scéniques ou graphiques montrent clairement que le lien empathique ne repose pas sur des effets de subjectivité, c’est-à-dire sur un point de vue interne, local ou global, mais bien sur le fait de suivre l’action du personnage, qui est montré agissant et parlant dans son environnement.
L’intérêt pour l’analyse en classe porte ne porte pas seulement sur l’identification du protagoniste principal mais aussi sur l’analyse des liens entre cette orientation de l’information, facile à déterminer, et ses rapports avec son extension et sa qualité. Par exemple, une représentation audiovisuelle focalisée sur un personnage peut être filtrée par la vision subjective de son éventuel agresseur (procédé typique du slasher movie), et il est fréquent qu’un déficit d’information produise localement de la curiosité concernant le but ou les intentions d’un personnage focalisé. La combinaison d’un savoir élargi sur un personnage focalisé produit également une sorte de suspense tragique, quand ce dernier ignore une catastrophe annoncée.
QUESTIONS DE TERMINOLOGIE
L’usage du terme « focalisation » que l’on trouve dans cette section correspond à l’un des usages de la terminologie introduite par Genette dans Discours du récit (2007). En revanche, contrairement à Genette, nous proposons de recourir à une distinction claire entre ce paramètre concernant le foyer narratif et les questions relatives à la subjectivité du récit (qui renvoie dans notre terminologie au point de vue) ou à l’extension des informations à disposition du public comparativement à ce que savent les personnages (qui renvoie dans notre terminologie aux trois modalités définissant l’extension du savoir). Il faut signaler cependant qu’Alain Rabatel (2008) appelle « point de vue embryonnaire » les effets empathiques qui découlent d’une focalisation sur un personnage, même en l’absence de points de vue « représentés » ou « assertés », c’est-à-dire sans débrayage de la perspective du narrateur pour un réancrage dans la subjectivité d’un personnage. Dans sa typologie ternaire, icette distinction entre PDV embryonnaire et PDV représenté ou asserté permet certes de souligner la distinction que nous reprenons à notre compte, mais d’un point de vue pédagogique, il nous semble que cette terminologie risque de créer de la confusion en effaçant la distinction entre la focalisation (approche quantitative de la perspective) et les questions relatives à la subjectivité (approche qualitative de la perspective), c’est-à-dire au point de vue. Il faut enfin signaler que beaucoup de narratologues anglophones continuent d’utiliser la notion de focalisation pour définir les effets de subjectivité dans le récit en se servant de la notion de « personnage-focalisateur », introduit par Mieke Bal (1977), ou de « personnage-réflecteur », lié à la typologie de Franz K. Stanzel (1981). Ici encore, en français, nous conseillons de conserver une distinction claire entre focalisation et point de vue, même si cette dernière se trouve également exprimée par la paire de concepts focalisé et focalisateur.
Références
Bal, Mieke (1977), Narratologie: Essais sur la signification narrative dans quatre romans modernes, Paris, Klincksieck.
Genette, Gérard (2007), Discours du récit, Paris, Seuil.
Rabatel, Alain (2008), Homo Narrans, Limoges, Editions Lambert-Lucas.
Stanzel, Franz Karl (1981), «Teller-Characters and Reflector-Characters in Narrative Theory», Poetics Today, n° 2 (2), p. 5-15.