PERSPECTIVE NARRATIVE

  • De quoi s’agit-il ? — La perspective narrative concerne l’orientation des informations données par un récit. Quel est (ou quels sont) le (ou les) personnage(s) au centre du récit ? Pénétrons-nous dans leur intériorité ou restons-nous à l’extérieur ? Les évènements racontés passent-ils exclusivement par le filtre de leur subjectivité ? Les personnages détiennent-ils des informations qui nous font défaut ? Savons-nous des choses qu’ils ignorent ? Quelles possibilités d’interprétation, d’approfondissement du sens du récit sont dès lors ouvertes ? Ces choix constituent des aspects importants conditionnant la représentation que l’on se fait de l’histoire.
  • Intérêt pour l’élève ? — Comme dans n’importe quel échange d’informations, les récits ne se contentent pas de raconter une histoire: ils approchent leur objet selon une certaine perspective, et le choix de cet angle permet de modeler le jugement du destinataire. Repérer ces enjeux permet de comprendre que toute communication (inscrite dans un texte littéraire (mais aussi dans une discussion, un discours argumentatif ou théorique mobilisant une narration, etc.) présente une certaine profondeur, est orientée d’une certaine manière, de sorte que la simple compréhension des faits racontés ou du contenu de la parole ne suffit pas à saisir la manière dont les discours façonnent nos opinions.
  • Intérêt pour l’enseignant·e ? — La perspective narrative est certainement un aspect incontournable de l’enseignement de la littérature, mais les outils hérités de la narratologie structurale, notamment le concept de focalisation introduit par Genette, sont d’un maniement difficile et ne permettent pas de distinguer clairement les différents paramètres qui entrent en jeu dans la construction de la perspective narrative. Le caractère inadéquat de ces outils se reflète dans les difficultés rencontrées pour enseigner ou pour apprendre les notions qui gravitent autour de la focalisation (notamment la différenciation des modalités « externe » et « zéro »). Renouveler l’analyse de la perspective narrative permet d’une part de disposer d’outils beaucoup plus précis pour repérer les indices signalant la présence d’un point de vue interne, tout en distinguant ce phénomène des questions relatives à l’orientation et à l’extension du savoir narratif, qui conditionnent l’intérêt de l’intrigue et les effets d’identification ou d’empathie. On comprend dès lors qu’on peut se mettre à la place d’un personnage et en savoir autant que lui sans entrer dans sa tête, ou qu’on peut partager son point de vue et ses pensées tout en sachant qu’il ignore quelque chose ou en devinant qu’il garde un secret. Avoir une compréhension fine de ces phénomènes permet de redécouvrir la richesse des dispositifs narratifs.

La perspective porte sur la manière dont l’information narrative est transmise par le récit. Quel que soit le narrateur, l’information peut être plus ou moins subjective ou objective, elle peut s’ancrer dans les consciences ou rester à l’extérieur des personnages, elle peut être orientée sur telle ou telle partie prenante de l’intrigue et faire l’objet de telle ou telle restriction stratégique concernant certains aspects de l’histoire.

Ainsi que l’illustre le schéma proposé par Manfred Jahn (1996), la perspective narrative concerne donc à la fois l’orientation des informations qui se focalisent sur tel ou tel personnage (P2), le point d’origine de ces informations (P1) – qui inclut la manière dont elles peuvent être filtrées (L) par une conscience – et l’extension de cette information (V) par rapport au monde de l’histoire (M). C’est sous l’égide de ce paradigme complexe que seront comprises les notions de point de vue (P1, L), de focalisation (P2) et de savoir (V, M).

Pour analyser la perspective narrative on fera donc bien attention de ne pas confondre la problématique de l’ancrage du point de vue dans telle ou telle instance du récit (narrateur, personnage, voire objets, etc.), des choix qui consistent à focaliser le récit sur telle ou telle partie prenante de l’intrigue et de jouer avec l’extension du savoir sur le monde, qui peut être plus ou moins restreint ou étendu.

Selon les premiers résultats de notre enquête de terrain, en dépit de sa complexité, la perspective narrative reste couramment enseignée à l’école obligatoire et post-obligatoire, mais elle pose fréquemment des problèmes aux enseignant·e·s et aux élèves quand il s’agit d’expliquer et de manipuler cette notion. Dans ses usages scolaires, l’accent est généralement mis sur l’analyse des effets de subjectivité dans le récit et sur les jeux entre omniscience et restriction des savoirs. Le succès de cette notion peut s’expliquer en raison du fait que les choix narratifs qui la sous-tendent produisent une grande variété d’effets, qui déterminent notamment la posture immersive du lecteur ou de la lectrice, ainsi que l’orientation idéologique du récit, tout en induisant une grande variété de possibles interprétatifs. On peut donc en déduire que l’étude de la perspective narrative contribue autant à la compréhension du récit, qu’à son interprétation et à l’appréciation des textes abordés en classe.

Pour mieux saisir les paramètres de la perspectives narrative, il est important de comprendre que la perspective narrative peut se définir sur un plan quantitatif ou qualitatif. Lorsqu’elle se définit par sa quantité, l’information s’accumule en un savoir, accumulation qui permet la focalisation lorsque ce savoir se rapporte à un personnage. La quantité de l’information narrative explique ainsi comment certains personnages peuvent être érigés en foyers narratifs mais aussi comment on peut passer d’un foyer à un autre (focalisation variable ou multiple). Cet aspect quantitatif concerne aussi l’extension du savoir (restriction, équivalence ou élargissement) et ses effets sur la tension de l’intrigue.

Lorsqu’elle se définit par sa qualité, la perspective concerne la manière dont sont produits des effets de subjectivité, la narration étant occasionnellement filtrée par les pensées ou les perception d’un personnage. On parlera alors de point de vue lorsque l’information est ancrée dans la subjectivité du narrateur ou lorsque l’on assiste à un débrayage et un réancrage dans la perspective d’un ou de plusieurs personnages. Il faut encore ajouter que les effets de subjectivité se présentent sous des formes très différentes s’ils se manifestent localement, au sein de récits que l’on pourrait qualifier d’omniscients, ou globalement, quand un récit refuse systématiquement de donner accès à l’intériorité des personnages ou, au contraire, est entièrement filtré par une expérience subjective.

Quantité de l’information

Qualité de l’information

  • Effets de lecture induits par les choix narratifs liés à la perspective. travailler la perspective narrative rend l’élève attentif à la manière dont l’information est distribuée dans le récit, ce qui implique de quitter un mode de lecture uniquement intéressé par le contenu de l’histoire. La perspective définit rend compte des enjeux de la subjectivité, de la manière dont un ancrage sur un personnage construit une scène immersive et un centre d’identification, et elle module également la quantité des informations dont dépendent directement les effets de suspense, de curiosité et de surprise, c’est-à-dire la dynamique de l’intrigue.
  • Finalités d’utilisation didactique de ces contenus. Dumortier (2005: 72) estime que ces finalités s’inscrivent dans un plaisir de lecture et dans la compréhension de la valeur d’un récit. Par ailleurs, être capable de comprendre la manière dont un récit oriente la représentation d’une histoire contribue à aiguiser le sens critique des élèves face aux usages instrumentaux du storytelling.

POUR ENTRER DANS LES DÉBATS

La notion de focalisation, baptisée par Genette (2007 [1972, 1983]) mais dérivée de typologies antérieures (par exemple Todorov 1966), reste largement utilisée dans l’enseignement du français, avec une terminologie légèrement modifiée, la focalisation «zéro» étant souvent décrite comme «omnisciente». La perspective narrative telle que présentée ici se distingue de ce modèle en différenciant plusieurs paramètres qui sont confondus dans la théorie genettienne. Cela complexifie un peu le travail, mais cela clarifie beaucoup les définitions, ce qui facilite à la fois la transmission de ces outils d’analyse, leur manipulation et l’étayage des interprétations qui en découlent. Le point central consiste à tenir compte de la différence entre la question de la construction d’effets de subjectivité et la question de l’extension et de l’orientation du savoir véhiculé par la narration. Il s’agit aussi de montrer que la perspective apparait très différente suivant les échelles de l’analyse.

Genette a entretenu la confusion entre ces différents phénomènes en utilisant l’expression «focalisation interne» aussi bien pour décrire l’orientation du récit sur un personnage, l’équivalence des savoirs entre ce que sait ce personnage et ce que nous en dit le narrateur, le fait d’adopter le point de vue interne de ce personnage en filtrant la représentation par sa subjectivité ou encore pour décrire un type de narration en flux de conscience. Ces confusions notionnelles ont engendré de vifs débats dans la communauté des narratologues, qui ont permis de faire d’importantes avancées au cours des cinquante dernières années.

Très tôt Mieke Bal (1978) et Shlommith Rimmon-Kenan (1983) ont introduit la distinction entre sujet focalisateur et objet focalisé pour mieux définir les effets de subjectivité qui découlent de l’adoption de tel ou tel point de vue. Une évolution est aussi venue du champ des études cinématographiques, François Jost (1987) introduisant les notions d’ocularisation et d’auricularisation pour décrire les effets de subjectivité dans les représentations audio-visuelles. Jost conclut son étude comparée du cinéma et du roman en affirmant que la question de la perception (point de vue) doit être clairement distinguée de la question du savoir (focalisation), ce que finit par reconnaître Genette dans une note de bas de page de Nouveau discours du récit (2007 [1983]: 348).

L’étude des effets de subjectivité dans le récit littéraire a par la suite été affinée grâce aux travaux d’Alain Rabatel (1998; 2008), ce dernier offrant une description stylistique précise de la construction textuelle du point de vue. Chaque support médiatique offrant des ressources différentes pour représenter la subjectivité des personnages, l’analyse de la construction du point de vue en dehors de la littérature est aussi devenue un enjeu central pour la narratologie transmédiale (Reinerth & Thon 2017; Alber 2017).

On observe dans les tentatives de synthèse récentes, une tendance à mieux différencier le problème de la représentation de la subjectivité des personnages, des questions concernant la gestion du savoir et son orientation (Jahn 1996; Jesh & Stein 2009; Niederhoff 2011; Baroni 2021). Ainsi que le résument Tatjana Jesck et Malte Stein:

Le concept de focalisation de Genette est en fait un amalgame de deux éléments totalement indépendants pour lesquels – comme l’auteur lui-même aurait pu le prévoir – on a besoin de deux termes. Le premier élément est la perception du monde inventé par l’auteur à travers des narrateurs et d’autres agents également inventés par l’auteur ; le second élément est la régulation de l’information narrative dans la communication entre l’auteur et le lecteur.

(Jesch & Stein 2009 : 59)

Comme l’expliquent Jesh et Stein, « le potentiel novateur du discours sur la focalisation » tient précisément au fait qu’il ne porte par sur les questions relatives à la perception du monde narratif mais à la quantité d’information le concernant, malheureusement, ce potentiel est souvent « négligé par les narratologues, qui ont adopté sans hésiter le nouveau terme comme une simple substitution » de la notion de point de vue (Jesch & Stein 2009 : 59). On constate néanmoins qu’il n’y a pas consensus sur la terminologie à employer et beaucoup de chercheurs anglo-saxons continuent à utiliser les termes focalization et focalizator pour traiter la subjectivité dans le récit. Burkhart Niderhoff suggère cependant que:

Le point de vue semble être la métaphore la plus efficace pour les récits qui tentent de rendre l’expérience subjective d’un personnage. Affirmer qu’une histoire est racontée du point de vue d’un personnage a plus de sens que d’affirmer qu’il y a une focalisation interne sur ce personnage. La focalisation est un terme plus approprié lorsqu’on analyse la sélection des informations narratives qui ne servent pas à restituer l’expérience subjective d’un personnage mais à créer d’autres effets, tels que le suspense, le mystère, la perplexité, etc. Pour que la théorie de la focalisation puisse progresser, la conscience des différences entre les deux termes, mais aussi la conscience de leurs forces et de leurs faiblesses respectives, est indispensable.

(Niederhoff 2011 : §18)

RÉFÉRENCES

Alber, Jan (2017), «The Representation of Character Interiority in Film: Cinematic Versions of Psychonarration, Free Indirect Discourse and Direct Thought», in Emerging Vectors of Narratology, P. K. Hansen, J. Pier, P. Roussin & W. Schmid (dir.), Berlin & Boston, De Gruyter, p. 265-283.

Bal, Mieke (1977), Narratologie. Essais sur la signification narrative dans quatre romans modernes, Paris, Klincksieck.

Baroni, Raphaël (2023) «Une perspective transmédiale sur la focalisation», Recherches. Revue de didactique et de pédagogie du français, n° 78, p. 9-44. Article accessible en open-access.

Baroni, Raphaël (2021) «Perspective narrative, focalisation et point de vue : pour une synthèse», Fabula Lht, n° 25, en ligne.

Baroni, Raphaël (2020) « Pour des concepts narratologiques intelligibles et utiles pour l’enseignement : schéma quinaire et focalisation en débat », Transpositio, n° 2, en ligne.

Baroni, Raphaël (2017) Les rouages de l’intrigue. Les nouveaux outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine. Ouvrage accessible en open-access.

Baroni, Raphaël (2017) «Les fonctions de la focalisation et du point de vue dans la dynamique de l’intrigue», Cahiers de narratologie, n° 32, en ligne.

Dumortier, Jean-Louis (2005), Traité de narratologie buissonnière, Namur, Dyptique.

Genette, Gérard (2007 [1972 ; 1983]), Discours du récit, Paris, Seuil.

Gaudreault, André & François Jost (2017 [1990]), Le Récit cinématographique, Films et séries télévisées, Armand Colin Cinéma, Paris, Armand Colin, 3e édition.

Jahn, Manfred (1996), «Windows of Focalization: Deconstructing and Reconstructing a Narratological Concept», Style, n° 30, p. 241-267.

Jesch, Tatjana & Malte Stein (2009), «Perspectivization and Focalization: Two Concepts—One Meaning? An Attempt at Conceptual Differentiation», in Point of View, Perspective, and Focalization, P. Hühn, W. Schmid & J. Schönert (dir.), Berlin & New York, De Gruyter, p. 59-78.

Jost, François (1989 [1987]), L’Œil-caméra. Entre film et roman, Lyon, PUL.

Niederhoff, Burkhard (2011), «Focalization», The Living Handbook of Narratology, en ligne.

Rabatel, Alain (2008), Homo Narrans, Limoges, Editions Lambert-Lucas, deux volumes.

Rabatel, Alain (1998), La Construction textuelle du point de vue, Lausanne et Paris, Delachaux et Niestlé.

Rabatel, Alain (1997), «L’introuvable focalisation externe. De la subordination de la vision externe au point de vue du personnage ou au point de vue du narrateur», Littérature, n° 107 p. 88-113.

Reinerth, Maike Sarah & Jan-Noël Thon (2017), Subjectivity across Media: Interdisciplinary and Transmedial Perspectives, Londres, Routledge.

Rimmon-Kenan, Shlomith ([1983] 2002), Narrative Fiction, Londres & New York, Routledge.

Todorov, Tzvetan (1966), «Les catégories du récit littéraire», Communication, n° 8, p. 125-151.

FICHE POUR L’ÉLÈVE

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