Le spectacle qui écoute enfin la parole des enfants
Mise en scène par Lola Giouse / Du 6 au 15 décembre 2024 / Théâtre de Vidy (Lausanne) / Critique par Lucie Ortet .
6 décembre 2024
Par Lucie Ortet
Immersion dans le silence d’une enfant
Lola Giouse met en scène une jeune fille qui renonce à la parole comme acte de rébellion contre ses parents. Quand la voix n’est pas assez forte, le silence peut prendre encore plus de place : une leçon d’humilité dans un dispositif immersif où les comédiens et comédiennes interagissent directement avec les spectateurs.
Le spectacle commence dès que les spectateurs passent la porte de la salle. Pendant que chacun s’assoit, les trois personnages, Eva, Xavier et Alex, s’assurent que le décor est bien placé et que les gens s’installent sans souci. Alex, dans sa robe noire, chic et pailletée, monte sur une grande échelle et revisse une ampoule. Des lumières sont glissées à l’avant-scène par Xavier dans son costume avec cravate. Eva, dans un joli tutu rose, essaie en vain d’aider Xavier et Alex à réajuster le cadre portant le titre du spectacle, qui restera bancal. La salle entière reste illuminée pendant tout le spectacle.
Les deux adultes, bien que cela ne soit jamais explicité, se comportent comme les parents d’Eva. Ils l’encouragent, la grondent, veulent lui apprendre et lui transmettre ce qu’ils savent et ce qu’ils ont eux-mêmes appris de la vie. Le schéma d’un homme et d’une femme véhicule une idée traditionnelle du modèle de la famille. Le spectacle prend son élan alors que ces parents, très fiers, présentent la jeune fille aux spectateurs. Il s’agit de lui donner la parole pour qu’elle s’exprime aux oreilles de tous. Mais comme un avion qui n’arrive pas à s’envoler de la piste de décollage, à force de la présenter et de contextualiser son discours, ils ne l’écoutent pas et ne font que lui couper la parole. Les spectateurs participent activement à cet affront en se prêtant à la demande de taper sur leurs genoux pour figurer les roulements de tambours censés précéder cette prise de parole. Dès cet instant, Eva annonce clairement à tout le monde qu’elle ne veut plus parler.
Le décor du spectacle est épuré et minimaliste. Outre le cadre portant le titre du spectacle, de petites lumières entourent la salle entièrement et un petit escabeau est disposé dernière un micro à l’attention d’Eva. Cette scénographie simple ouvre l’imagination du public. Par leurs seuls discours, Alex et Xavier plongent les spectateurs dans un monde sous-marin. Les adultes et les enfants de la salle participent à cet acte imaginatif et se transforment en animaux marins. Certains font des imitations de poisson avec leurs bouches.
Le spectacle peut être caractérisé comme immersif car l’espace de la salle n’est pas dissocié de l’espace de la fiction. Les spectateurs se retrouvent au centre de l’action et le dispositif du théâtre devient transparent, comme si ce qui se déroule sur scène était de l’ordre du réel. Parce que le quatrième mur est complètement dissout, la frontière entre personnage et comédien devient fine. Alex et Xavier utilisent les réactions du public pour enrichir leur jeu. L’effort d’intégrer les spectateurs dans la diégèse est constant. Par des contacts physiques, des questions, des regards directs, des invitations à chanter, ceux-ci deviennent des personnages à part entière. La situation initiale de l’histoire, qui relève du quotidien, suscite en outre l’empathie.
La fin du spectacle, particulièrement amusante, produit le summum de l’expérience immersive, après qu’Eva a chassé tous les adultes de la salle. Il est très étonnant pour les spectateurs de se voir mettre à la porte. Les enfants restent seuls et les adultes se retrouvent enfermés dehors avec les comédiens. Le jeu continue dans le foyer et alors que l’espace diégétique s’ancre encore davantage dans un espace réel, l’effet de questionnement sur l’expérience des enfants est plus vive que jamais.
Il demeure cependant un espace d’incertitude sur cette expérience. Il est évident que les enfants veulent s’exprimer et que les parents doivent apprendre à les écouter pour entendre leur voix. Cependant, au lieu de proposer une véritable solution, le spectacle substitue une dynamique de pouvoir à une autre, sans que l’une ne soit plus justifiée que l’autre. L’enfant se responsabilise toute seule. Toujours dans le sérieux, elle indique aux spectateurs adultes où s’asseoir quand ils reviennent. Elle fait un sermon à toute la salle, inversant les rapports de pouvoir et devenant elle-même le parent. A l’inverse, ses parents endossent le rôle d’enfants, écoutant sans oser dire un mot. Face à une enfant responsable qui possède un comportement d’adulte, on se retrouve donc devant des parents essayant de renouer avec leur propre enfance dans un comportement usuellement associé aux enfants.
Le message sur l’importance de l’écoute reste toutefois amené avec humour et étonnement, questionnant avec finesse la relation entre les adultes et les enfants : certains silences en disent plus que tous les mots du monde.
6 décembre 2024
Par Lucie Ortet