Avant la terreur

Avant la terreur

D’après Shakespeare et autres textes / Mise en scène de Vincent Macaigne /  Théâtre de Vidy (Lausanne) / Critiques par Clélie Vuillaume et Mathilde Feraud.


Après le déluge

23 avril 2024

© Simon Gosselin


Dans cette adaptation libre du Richard III de Shakespeare (après Hamlet en 2011, pour le festival d’Avignon), Vincent Macaigne plante le décor dans l’Angleterre de nos ancêtres, ce pays où il pleut toujours. Comme après un déluge, on ressort de l’expérience Avant la terreur rincé·e·s, abattu·e·s, encore inondé·e·s du flot de fureur déversé sur une scène aux allures de champ de bataille.  

Quand le public s’installe dans la salle Charles Apothéloz du Théâtre de Vidy, la représentation a déjà commencé. Un enregistrement est diffusé à hauts décibels, et une voix de femme pose un contexte historique quelque peu difficile à suivre, sur le mode vivant du détail et de l’anecdotique. À sa narration amplifiée par un effet d’écho se superpose de la musique. Diffusée dans tout l’espace et voilant la scène, de la fumée augmente encore le brouhaha et la stupéfaction ambiante. Le caractère accablant de l’entrée en matière se maintient – qu’on le supporte ou non  tout au long des deux heures trente de représentation. 

Après l’introduction récitée, c’est Richard III qui se matérialise progressivement sous nos yeux, à mesure que la nuée se dissipe. Mais avant lui, sa famille : sa mère, son frère Clarence, sa sœur Elisabeth. Richard est le petit dernier, l’artiste musicien, le « sans terre » comme on l’appelle, car il n’est pas prévu qu’il en hérite. Est alors retracée, très librement, l’histoire tragique de cette famille royale, où se succèdent les tueries pour la couronne, fruits de ressentiments mal digérés. Dans un entretien pour Tony Abdo-Hanna en 2022, Vincent Macaigne expliquait : « L’Histoire d’Angleterre m’intéresse entre autres pour son aspect aberrant : des catastrophes en boucle et des assassinats en série entre familles prétendantes au trône. »

Cette Histoire, ici restituée par le biais de personnages, qui incarnent – on nous le précise à deux reprises – plutôt que des personnes des pays et leur conflit, est entrecoupée d’un discours politiquement engagé sur notre société actuelle. On dénonce les contradictions des gouvernements, la bêtise des politiques et le climat de terreur que font régner autant les marques désormais tangibles du dérèglement climatique que les développements affolants et l’utilisation progressive de l’intelligence artificielle. La mise en scène repose sur un double jeu entre réactualisation de l’Histoire et performance au présent. Elle mêle effet comique – dans les passages au présent, on rit, bien que parfois jaune – et effet tragique, dans les passages hérités de Shakespeare. 

Avant que tout ne se salisse, l’espace est blanc, quelques écrans sont utilisés pour projeter des montages vidéo d’accidents ou de faits d’actualité. Le dispositif est obscène, en ce qu’il permet aussi d’annoncer et de filmer les morts des personnages. Vincent Macaigne souhaitait une mise en scène « hyper brut[e] », « sans recherche esthétique ». Au fil de la représentation, la boue, le sang et les paillettes, tous·te·s en même temps, viennent repeindre le décor. Les comédien·ne·s investissent de nouveaux espaces : la fosse devant la scène, les coulisses, les escaliers qui bordent le public. Ce dernier est constamment poussé au bout de ses limites : quand on ne le sollicite pas à participer activement (se lever, fermer les yeux, répondre aux comédien·ne·s), sa seule présence physique est éprouvée, que ce soit par la violence des actes, des mots, des images, des sons ou des lumières qui l’assaillent.

Dans ces mondes en délire (celui de Richard III tout autant que le nôtre), les rêves sont des cauchemars prémonitoires, des espoirs avortés, les frères et les sœurs des ennemi·e·s, les enfants des chiens ou des diables, l’amour jamais réciproque, et la haine nourricière. L’histoire familiale est un échantillon de l’Histoire où les enfants mal-aimés deviennent les pires criminels. On craint Richard, mais il nous fait aussi, et surtout, pitié. Comme tous ces hommes devenus méchants par désespoir. Difformité des personnages, caractère outrancier de la représentation, le spectacle surprend, choque, entraine et fait rire. Si le tragique y subit un traitement grotesque intéressant, le rendu est peut-être trop décontenançant pour véritablement convaincre.  

23 avril 2024


Patauger dans les cris, la boue et les confettis dorés 

24 avril 2023

© Simon Gosselin


À propos d’une libre adaptation de Richard III et Henri VI.  Théâtre de Vidy, 19 avril 2024. 19h00.

La fumée nous attire à l’intérieur du théâtre. Une fois dans le foyer, il est dur de trouver sa place. Le brouillard a envahi toute la scène et la salle, abolissant toute distinction entre elles. Plissant les yeux pour tenter de distinguer sur scène une quelconque présence de scénographie, on observe. Les seules choses offertes à notre vue sont deux écriteaux au scotch : sur le mur de gauche, « à l’aide », désespéré, et sur le mur de droite, « nous voulions la paix, pas la neutralité. » Peu à peu, on se rend compte que ce que l’on croyait n’être qu’un murmure, un bruit de fond, est une voix. Il est impossible de déterminer d’où elle vient. Enfin installés, notre attention lui est tout entière. Nous sommes littéralement assis dans le brouillard, mais nous y sommes aussi symboliquement : tout est incertitude quant à ce qui va se passer sur cette scène. Libre à nous d’interpréter ce prologue en prophétie ou en contexte historique, si on n’a pas lu ou vu Richard III et Henri VI de Shakespeare. Des phrases résonnent : « L’oreille, l’œil et la langue sont les sources du bien et du mal. Les hommes lèvent leur tête et comprennent leur existence ».  Henri IV aurait vendu l’Angleterre pour du sucre et des épices.

 On aimerait que la fumée se dissipe, mais la voix, que l’on devine à présent comme émanant d’une silhouette verte dans le brouillard, continue. Elle nous enjoint de fermer les yeux, et de faire trois grandes respirations. Il faut, à chaque expiration, oublier Richard III, oublier Shakespeare et oublier l’avenir. « Maintenant, c’est ici. Les personnages ne sont pas des personnages, mais des pays. Des entités géographiques, des idées, des tentatives de paix, des tentatives de guerre et des ratages ».  Dans Avant la terreur, « il n’y a ni frère, ni sœur ni mère », pas de personnages, mais « des pays, des orgueils, des égoïsmes ». La voix nous laisse finalement dans une salle du trône, en 1452, en Angleterre, avec une météo maussade, évoquée par les bruits des chaussures des acteurs, qui rencontrent l’eau du sol en un « sploch ». 

Mais à peine la voix s’est-elle tue que nous devons nous lever pour chanter un joyeux anniversaire de commémoration du massacre, fêtée chaque année par la famille Gloucester, composée de la reine Elisabeth, Elisabeth sa fille, Clarence, Georges Brackenbury, et Richard, l’« artiste de la famille », que l’on entend sans voir, au piano. La trame des deux pièces de Shakespeare a été simplifiée.  L’aspect historique ne fait qu’office d’arrière-plan : la guerre des deux roses est évoquée par des éléments du décor ou des costumes, et les liens entre les protagonistes sont réduits à ceux d’une famille, car « une famille heureuse est une famille qui n’a pas encore hérité » et cette famille vient d’hériter : la reine mère abandonne ses enfants, Elisabeth devient reine,  Richard se lie d’amitié avec le bâtard Georges, lui promettant un avenir meilleur, même si pour cela il faut verser du sang. Richard met à mort ses frères et sœurs, épouse Lady Anne. La tragédie familiale est entrecoupée par des intermèdes de Georges, convaincu du programme politique de Richard, qui tente de nous y faire adhérer. C’est peu à peu non pas l’utopie que laissait entrevoir Richard à son frère qui prend forme, mais un contrôle total, angoissant, sur le public et sur ses sujets. Chaque personnage n’est qu’un pion victime de Richard, tout en étant lui-même coupable, ne serait-ce que par ses rêves, qui sont, dans sa législation, condamnables. L’utopie ressemble de plus en plus aux images de catastrophes projetées sur les écrans par Richard, alors que c’est ce qu’il cherchait à éviter.

De Richard III, il ne reste que les noms des personnages évocateurs et quelques références à Londres. Plus que le monstre, c’est une volonté de mettre en scène, de montrer au public la « barbarie organisée et protocolaire » de notre époque, qui est similaire, peut-être pire que celle qui régnait à l’époque du dramaturge anglais et qu’il dépeint dans son Richard III. Le rythme sur lequel commence la pièce est trépidant. Nous sommes sans cesse confrontés à la violence : les personnages eux-mêmes sont violents entre eux, par leurs mots, par leurs gestes, mais la mise en scène l’est également. Des stroboscopes nous aveuglent, mais c’est aussi la crudité des néons blancs, le volume sonore extrêmement élevé, les détonations et les monstrations d’armes à feu, parfois pointées en notre direction, les effusions de sang, les sons tonitruants, les canons à confettis, les vidéos catastrophiques sur notre réalité, les incessantes mentions à tous les débats épineux de notre siècle et tous nos torts qui induisent également une confrontation directe avec la violence. 

L’espace scénique est utilisé dans toute sa potentialité : les comédiens montent et descendent sans relâche les escaliers du public, quitte à passer entre les rangs occupés. La technologie est de pointe, les costumes sont modernes et la scénographie qui se dévoile peu à peu est polymorphe, se réorganise constamment, dans une gamme chromatique très simple, de blanc et de noir, toujours humide. L’espace scénique est de plus en plus sale et de plus en plus austère, déclinant en même temps que le royaume de Richard. Le blanc virginal, pur, est maculé de plus en plus par la bêtise des hommes…

Si Vincent Macaigne a pour but de réancrer Richard III dans un contexte actuel, il le fait dans un immense vacarme. Malgré tous les moyens utilisés pour rendre le dispositif intéressant et au goût du jour, les deux heures quarante sont longues. Certaines scènes semblent uniquement avoir été mises là pour permettre les changements de décor, ou pour amuser la galerie, notamment les intermèdes de Georges. Même si ces longueurs reposent probablement sur un défaut d’écriture, ce qui rend la pièce insoutenable est la vocifération constante des comédiens. Il est dur d’apprécier leur jeu, bien que par moments, on entrevoie leur plein potentiel. Leurs cris oblitèrent le sens de la pièce. Leurs discours, lourds de sens et d’allusions, imagés, emprunts de références, ne nous parviennent pas, on y devient insensible, tellement nous sommes noyés dans les vociférations et dans les propos éparpillés. Certes, ce haut débit sonore participe à la caricature des personnages, qui ne sont qu’allégoriques pour Macaigne, et ces hurlements coïncident avec la tonitruance des personnages politiques réels ainsi que le mutisme du public dans la réalité. Mais un peu de silence aurait été bénéfique, et pour nos oreilles, et pour le texte. Pourquoi crier quand tout est déjà engagé dans un cri silencieux, qui retentit malgré son silence ? 

Si le but du spectacle est d’interroger le spectateur et son rapport à la violence au travers de diverses mises en scène de cette dernière, d’une manière qui rappelle celle de Romeo Castelluci, le spectateur finit plutôt par se demander quand est-ce que Richard III sera enfin tué… On sort en étant assommé, éprouvé non pas par la violence qui nous aurait touchés, mais par la tonne d’informations, suffocante, additionnée à la violence. D’ailleurs, a-t-elle vraiment besoin d’une si grande narrativité ? Peut-être la pièce a-t-elle été pensée pour nous faire ressentir la pitié et la terreur, eleos et phobos, le fameux couple gageur d’une bonne tragédie selon Aristote ? Le pari est en tout cas risqué, et la volonté totalisante de la pièce semble nuire à son propos…


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