Être l’auteur.e de la vie…

Par Mélanie Carrel

Une critique sur le texte de la pièce :
L’Imposteuse, Marie Beer

© Sandra Guaresi

C’est avec sa pièce L’Imposteuse que Marie Beer remporte en 2021 le Prix de la Société genevoise des écrivains. Elle y poursuit sa réflexion autour de la folie, en explorant cette fois la place de l’imagination dans notre quotidien. Une écriture à la fois drôle et poétique, une dramaturgie savamment ficelée dont le dénouement inattendu bouleverse tous les repères. A découvrir dans une mise en scène de l’auteure au Théâtricul (Chêne-Bourg) la saison prochaine du 17 novembre au 3 décembre 2023.

Imaginez. Un après-midi, alors que vous êtes au travail, on vous appelle pour vous avertir que votre compagne a eu un grave accident. Sur le chemin de l’hôpital, vous vous empressez d’appeler son employeur pour l’avertir. Perplexe, votre interlocuteur vous assure ne connaître aucune personne qui réponde à ce nom. Vous insistez. Finalement, vous êtes contraint de vous rendre à l’évidence : elle n’a jamais mis les pieds dans cet établissement. Tout s’effondre. La personne qui partageait votre vie vous devient soudain complètement étrangère. Cette histoire, c’est celle du personnage inventé par Marie Beer : Yann, producteur et père de famille, projeté malgré lui dans les fictions de sa femme, Aline. Alors qu’a priori nous aurions pensé nous identifier avec le personnage de la personne trompée, Marie Beer nous invite à un voyage complice dans la psyché de l’imposteuse.

L’action, en 7 scènes, se déroule exclusivement dans et devant le box d’hôpital d’Aline. Lecteur.ice.s et spectateur.ice.s assistent aux visites que Yann rend à sa femme pendant deux jours, pour lui demander des comptes. L’incompréhension de Yann se heurte à la lucidité d’Aline. On comprend que cette dernière est consciente du débordement de son imaginaire, qu’elle le vit comme une libération et un enrichissement. Autour du couple gravitent deux autres personnages : « l’infirmière » et « le patient ». La première, extérieure à la situation et rationnelle, donne raison à Yann, dans un premier temps du moins. Le second, témoin des conversations du couple dont seul un fin rideau le sépare, interrompt régulièrement le dialogue par ses interventions intempestives, jusqu’à une délicieuse tirade aussi sage que grossière, dans laquelle il se range du côté de « l’imagineuse ».

Deux pour, deux contre. Marie Beer se fait médiatrice invisible dans ce débat autour des injonctions sociales. Elle questionne notre société dans laquelle la légitimité et l’identité d’une personne dépendent (presque) uniquement de son activité professionnelle. Elle s’attaque au fonctionnement de notre monde matérialiste, qui dévalorise et réprime l’imaginaire, au point de transformer cette faculté en défaut. Elle discute également la position difficile des mères, tiraillées entre deux injonctions difficilement compatibles que sont l’accomplissement professionnel et le dévouement total à leur famille.

Mais il ne s’agit pas seulement de mettre en cause. La pièce ouvre un espace poétique de réflexion sur la fiction, où chaque lecteur.ice peut, à travers le témoignage d’Aline, réfléchir à son propre rapport à l’imagination. Face à une personne qui enjolive son récit, gonfle les détails, s’invente des aventures, faut-il vraiment crier à l’imposture ? Qui, de celui qui n’existe que dans le regard des autres ou de celui qui fait exister des choses imaginaires, cause le plus de tort ? Et si nous nous autorisions, de temps en temps, à répondre aux questions qui nous sont posées par une histoire sortie tout droit de notre imaginaire ? Marie Beer nous y invite ici : faisons comme les auteurs, inventons le monde. Nous n’en sortirons que plus enrichis.