Entretien avec Marie Beer

Par Mélanie Carrel

Entretien réalisé en décembre 2022 à Genève, autour du texte de la pièce L’Imposteuse / écriture Marie Beer

© Sandra Guaresi

Mélanie Carrel, pour l’Atelier critique : Marie Beer, cela fait maintenant une dizaine d’années que vous vous êtes tournée vers la création théâtrale. Comment en êtes-vous venue au théâtre et qu’est-ce qui vous plaît particulièrement dans cette forme ?

Marie Beer : Dans mon adolescence, j’ai découvert par hasard un exemplaire de La Cantatrice chauve de Ionesco qui traînait sous un banc public. J’ai trouvé une forme de liberté dans cette permission d’aller dans l’absurde. Par la suite, j’ai écrit pour la rubrique « Théâtre » du Courrier : c’était l’occasion de voir énormément de pièces. Mais dès l’enfance, j’ai eu un attrait pour le dialogue. C’est aussi ce qui m’a conduite dans un cursus universitaire de linguistique, où l’on étudie beaucoup la parole vivante, les énoncés, des matériaux textuels bruts et vrais, des petites choses dans le langage qui font sens, et qu’on ne peut pas transcrire sur le papier littéralement. Cela signifie que tout ce qui est écrit est seulement une trame. Les possibilités d’interprétation sont multiples. Quand vous lisez un roman, vous ne pouvez pas savoir comment moi je le lis, ce que j’imagine, comment je visualise les personnages. C’est ce qui fait la magie du roman. Mais moi j’ai eu envie de donner une forme plus définitive, plus concrète à certains textes. C’est comme cela que j’ai commencé la mise en scène.

M.C. : Est-ce que vous abordez l’écriture narrative et dramatique de la même manière ou est-ce fondamentalement différent ?

M.B. : Je n’écris pas de la même façon pour le théâtre et pour le roman. D’ailleurs je me rends souvent compte en répétition qu’il faut simplifier certaines choses que j’ai écrites, qu’il faut élaguer, qu’il faut que cela vive. J’ai besoin de sentir la respiration du texte même quand c’est de la narration, mais quand c’est du dialogue, ce qui est très différent, c’est que j’ai besoin de l’entendre.

M.C. : Parlons à présent de votre toute dernière œuvre, L’Imposteuse, pièce inédite qui a gagné le Prix de la Société Genevoise des écrivains en 2021. Comment s’est déroulé le processus d’écriture ?

M.B: Pour dire la vérité, L’Imposteuse a été écrite en un jour avec l’injonction qu’il y avait le prix. J’ai été très étonnée par les réactions, parce que je n’avais pas l’impression d’avoir fait du « bon travail ». C’est-à-dire que j’ai l’habitude de rebrasser énormément les textes, de les relire, de les sentir, etc. Et là c’est sorti d’un jet. Mais je pense que du coup l’énergie va d’un bout à l’autre de manière plus efficace que quand on pose, on reprend et on retricote.

M.C. Y a-t-il quand même eu un élément déclencheur qui vous a servi de source d’inspiration pour l’histoire ?

J’ai entendu parler d’une personne qui a mené une sorte de double vie. Elle avait trompé son entourage en inventant une activité professionnelle de toutes pièces. Ça m’a beaucoup tracassée. Je me suis demandé quelle était l’injonction sociale qui nous force à avoir une carte de visite professionnelle. Moi aussi, quand je croise d’anciens camarades d’école, je demande : « Qu’est-ce que tu fais maintenant ? » Et la plupart des gens se sentent obligés de répondre quelque chose de socialement acceptable. Personne ne dit : « Je marche dans la neige ». Cela ne répond pas à la question. Parce que la question sous-jacente, c’est : « Comment tu gagnes ta vie ? Comment tu occupes ton temps ? »

Je me demandais aussi ce que partageait ce couple autour de ce mensonge. L’homme pensait que sa femme travaillait à temps partiel. Est-ce qu’il avait besoin de croire ça ? Est-ce qu’il avait besoin que son entourage croie ça ? Est-ce que dans ses « temps morts », elle avait accès à une autre forme de réalité qu’elle ne pouvait pas vraiment partager avec lui ? Qu’est-ce qu’elle faisait, en fait ? Et quelle est la part de sa vérité dans les mensonges qu’elle racontait ? Parce qu’elle parlait de son activité comme si cela avait existé.

Et peut-être la question qui me tracasse toujours un peu, c’est de savoir qui, autour des gens fous, est vraiment fou. Qui génère cette folie ? Est-ce que la folie n’apparaît pas toujours dans une forme de synergie avec l’entourage ? Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de brisé chez l’entourage qui empêche d’entendre la réalité de l’autre, ce qui fait que la réalité devient non appréhendable et donc folle ?

Et peut-être que cela m’a questionnée aussi en tant que maman, parce que la société nous donne l’injonction de nous accomplir parfaitement dans notre maternité, mais aussi de nous accomplir dans une activité professionnelle. Les mamans sont constamment confrontées à une sorte de culpabilité, soit de ne pas vivre assez pour l’autre, soit de ne pas vivre assez pour soi. Quelque part ça peut rendre fou d’exister comme ça.

M.C. : D’ailleurs, la folie et les institutions psychiatriques ou de soins sont des thèmes récurrents dans vos différentes publications. D’ailleurs, vous m’avez donné rendez-vous aujourd’hui dans la cafétéria d’un hôpital. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le fait de situer vos actions dans ces institutions ?

M.B. : Je me pose beaucoup de questions sur la légitimité de l’institution, sa rigidité, ses règlements et comment ils sont questionnés ou pas. Il y a de nombreuses situations, même hors de l’hôpital, où un professionnel se trouve face à quelqu’un qui est en détresse. Quel pouvoir cela lui donne -t-il ? Qu’est-ce qu’il en fait ensuite ? Comment ce professionnel gère-t-il ses propres affects et ses propres manques ? C’est l’interaction entre une personne qui exprime un besoin et la personne qui devrait pouvoir l’aider qui m’intéresse. J’essaie de transcrire les aberrations de l’institution avec une distance suffisamment absurde pour qu’on puisse en rire.

M.C.: Dans L’Imposteuse, la représentante de l’institution hospitalière est l’infirmière, une figure à la fois épuisée et bienveillante. Cependant, je vois en elle moins l’institution hospitalière qu’une des victimes de sa rigidité.

MB: L’infirmière est partie intégrante du dispositif hospitalier. Il y a, dans le milieu médical, une sorte d’habituation à la misère. Cela crée une écoute à la fois empathique et impersonnelle. Et d’un autre côté, le personnage de l’infirmière est là parce que Yann a besoin d’un interlocuteur qui puisse réhabiliter son image mise en danger par les accusations de son épouse. Il a besoin d’être entendu, réconforté, validé par une figure qui « voit bien qui est fou ». Pour cette infirmière, il est évident que Yann a raison. Et c’est ce rapport à la vérité qui m’intéresse.

M.C. : Yann voit toute sa vie sous le prisme du mensonge. Tout est devenu horrible pour lui. Alors qu’Aline dit plutôt que tout est beau parce qu’elle a enrichi leur quotidien avec son imaginaire.

MB: Ce qui est important, c’est de questionner ce qui est fou dans le fait d’avoir un imaginaire très fort. Est-ce que c’est une fragilité ? Ou est-ce qu’au contraire, c’est une force ? Et puis la question du mensonge aussi. C’est crucial. Et du partage. Qu’est-ce qu’on partage vraiment – pas seulement dans le couple, mais de manière générale ? On partage tellement de conventions. Finalement, est-ce qu’on ne se retrouverait pas plus dans l’imaginaire que dans des discussions qui ont déjà été menées, qui se répètent ? Est-ce que ça ne serait pas plus intéressant de se parler de choses qui pourraient exister mais qui n’existent pas ? L’imagination est une capacité tellement forte, et on la relègue à un univers de convention. C’est pour le samedi quand on va au cinéma, ou pour des livres. Mais pas pour l’échange relationnel. L’imaginaire y a assez peu de place. Et moi, cela m’ennuie.

M.C. : Est-ce qu’il y a un personnage auquel vous êtes particulièrement attachée ?

M.B.: Le patient. Son histoire s’ancre dans une anecdote vécue. Une fois, j’ai passé la nuit en observation. Et il y avait dans un box pas loin, un type qui régulièrement, pendant la nuit, se réveillait en disant : « Mais chuis où ? Mais putain ! Mais qu’est-ce que j’fous là ? Mais c’est quoi c’bordel ? » Au début de la nuit, les infirmières lui répondaient très calmement. Et puis, au fil de la nuit, on sentait un agacement chez ces infirmières qui finissaient par ne presque plus lui répondre. Alors il s’est mis à déambuler. On a commencé à jouer aux cartes. Tout à coup, il ne se demandait plus vraiment qui il était. Et il était capable de mémoriser ses cartes. J’aime beaucoup ce personnage qui n’a pas d’ancrage dans la réalité, qui n’a pas de devoir de mémoire, ni de politesse, ni de convention.

M.C.: Il a aussi un peu une fonction d’allègement. C’est lui qui apporte la touche de comique dans cette situation.

MB: C’est-à-dire que c’est le seul à être en interaction directe avec le couple. L’infirmière, elle, est complètement extérieure. Le patient réagit avec une vérité crue à l’image sociale de ce couple. Il est témoin d’une discussion qu’il n’est pas censé entendre et nous, nous l’entendons avec lui. Sa réaction fait écho à ce qu’on pourrait penser si on était à sa place. Alors qu’il essaie de dormir, il entend un mec qui pleurniche et qui n’arrête pas d’embêter sa nana. Il réagit à chaud à une situation à laquelle il appartient malgré lui. Et par moments, il prend parti pour Aline. Clairement.

MC: Vous allez mettre en scène L’Imposteuse la saison prochaine au Théâtricul à Chêne-Bourg. Est-ce que vous pouvez déjà nous dire quelque chose sur la scénographie que vous envisagez d’adopter ?

M.B.: Il y a un élément scénographie qui me semble incontournable. Ce sera le rideau, figuratif du rideau de théâtre sans être rouge et aussi figuratif du rideau d’hôpital. Aline est très statique, parce qu’elle est dans son lit. On a besoin de comprendre que son mental, lui, n’est pas statique. Qu’elle se projette constamment dans des mondes imaginaires. J’ai en tête une forme de jeux d’ombres, de projections ou de marionnettes autour d’elle. J’ai envie de citer une réplique d’Aline, où elle dit que les marionnettes sont plus présentes, plus incarnées que son mari au sein de la famille. J’aimerais un personnage de Yann qui n’existe que socialement et qui n’est pas vraiment présent à cette vie qui palpite dans son épouse.

MC: Est-ce qu’à travers L’Imposteuse, vous parlez aussi de théâtre ?

MB: Oui, je pense que je questionne le théâtre en tant que vérité, en tant que divertissement. Quand le théâtre me manque, parce qu’il y a covid, parce qu’on ne peut pas rentrer dans les salles ou parce que simplement les projets sont reportés et que l’attente paraît interminable, je me rassure, je me console, en me disant qu’il y a toujours du théâtre partout dans la vie. J’ai moins l’impression de questionner le théâtre dans L’Imposteuse que de questionner L’Imposteuse hors du théâtre. J’aimerais bien que L’Imposteuse déborde un petit peu dans la réalité des gens qui le verront. Qu’ils puissent s’autoriser à voir le monde comme un potentiel d’imagination.