(Faire) corps du texte

Par Mélanie Carrel

Une critique sur le spectacle :

Désordre du discours / D’après Michel Foucault / Conception Fanny de Chaillé / Avec Guillaume Bailliart / Théâtre Saint-Gervais (hors les murs UNIGE) et Théâtre de Vidy (hors les murs UNIL) / du 22 au 27 mars 2022 / Plus d’infos.

© Marc Domage

« Toute société cherche à contrôler la production du discours ». Ainsi est formulée l’hypothèse qui sous-tend L’Ordre du discours, leçon inaugurale que Michel Foucault a prononcée au Collège de France en 1970. Dans Désordre du discours, la metteuse en scène Fanny de Chaillé s’empare de ce texte brûlant d’actualité pour lui redonner corps dans une performance vocale et chorégraphique interprétée par Guillaume Bailliart. Un texte à (re)découvrir exclusivement en amphithéâtre.

20:00 – 21:00 Désordre du discours. Intervenant : Guillaume Baillart/Michel Foucault.  Internef/363.

Horaire singulier pour un cours universitaire. Malgré cela, une foule de curieux est au rendez-vous. Ils se faufilent dans l’amphithéâtre et prennent place aux pupitres. Certains (comme moi) sortent même leur calepin ou leur ordinateur pour prendre des notes. Après tout, ce n’est pas tous les jours qu’on ressuscite Michel Foucault. 50 ans après son discours, 38 ans après sa mort, voici venu le jour où son verbe se (re)fait chair.

Un verbe grouillant de mystères pour celles et ceux qui ne s’intéressent que ponctuellement à la philosophie. La leçon de Foucault nous parle du danger du discours et des différentes manières de le réguler. Pour accéder à ce texte, on nous propose un discours théâtral traitant d’un discours universitaire sur le discours. Une structure où s’enchâssent trois niveaux dans lesquels le discours est toujours à la fois fond et forme de lui-même.

9 coups rapides, 3 coups lents sur le pupitre. Guillaume Bailliart commence sa performance dans l’assemblée. La parole de Foucault se déploie dans l’amphithéâtre et englobe tous les auditeurs. A peine une minute après le début de la leçon, une citation de Beckett se glisse subrepticement dans le texte : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, il faut dire des mots jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent […] ». Plus tard, jaillissent ça et là des mots renvoyant au théâtre. Réplique. Jeu. Masque. Comme si Foucault, avait pressenti avant Fanny de Chaillé que la forme théâtrale pouvait être un acte de libération du discours lui-même et de celui qui le prononce.

La voix de Bailliart insuffle une nouvelle vie au discours de Foucault. Le comédien joue de la texture de sa voix et de la structure de la langue, variant les timbres et les rythmes, n’hésitant pas à faire intervenir micro, body percussion et bruitages. Il travaille le signifiant, la matière du discours tout en restant au service de son signifié sans lui être assujetti. Le sens du texte est souligné par des séquences de mouvements répétitifs. Ces gestes illustratifs, traduction corporelle de la leçon de Foucault, entrent en résonance avec le texte et en accroissent la lisibilité. Les divers gestes, les accessoires et les espaces investis sont associés à des unités de sens ce qui permet de créer des liens entre les différentes parties du discours rien qu’en esquissant un geste ou en désignant un objet ou un espace. Ainsi s’établit un dialogue entre le langage verbal et le langage corporel. En établissant des codes de lecture, le discours théâtral revêt à son tour une fonction régulatrice. Quand Guillaume Bailliart se fait corps du texte, il se lit à livre ouvert. L’assemblée saisit sensiblement ce qui est dit même sans comprendre la réflexion dans son intégralité. Le discours de Foucault se révèle être d’une actualité sans cesse renouvelée. A l’heure de la domination du « je », de la sur- et de la désinformation, des passages comme celui sur la figure de l’auteur, sur la diffusion d’une doctrine ou sur la volonté de vérité résonnent fortement avec notre réalité politique et sociale. Désordre du discours est un hommage à son auteur comme à son objet, une relecture savoureuse pour les connaisseurs et une porte d’entrée dans la philosophie de Foucault pour les autres.